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Full text of "Critique, portraits et caractères contemporains"

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in  2010  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/critiqueportraitOOjani 


CRITIQUE 


PORTRAITS  ET  CARACTÈRES 


CONTEMPORAINS 


DÉPOSÉ     vlX    H.!iMi>    ;iL    LA.    LOi 


Bit  IX  ELLES  IV 1'.  DE  V"  J.  Y  AN  BUGGEMIOUDÎ 

Rue  de  Scltacrbeek  / 

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JULES    J  A  N  I  N 


CRITIQUE 


PORTRAITS 


ET 


CARACTERES  CONTEMPORAINS 


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TARIS 

roLLiXTEo*  iietzsx 

UBRÀIRIË  DE  L.  HACHETTE  ET  G" 

RUE   PIERRE  -  SA  RRAZIN,    N°    li 


CRITIQUE 


HISTOIRE  DE  TA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 


SOIS    LA    RESTAIRATIOS 


PAR      M\      A  T.  F.       NETTE  M  E  N  T 


Lee  règnes  littéraires  proprement  dits.—  La  Restauration  n'a  point 
eu  de  littérature  à  elle.  —  Les  écrivains  de  cette  époque.  —  D'où  pro- 
cédaienl   les  vieux.  —  Où  tendaient  les  jeunes.  —  Ce  que  Charles  X  lit 
pour  le»  lettres.  —  L'enseignement  de  la  Sorbonne. 


Un  grand  reproche  que  Ton  doit  adresser  tout  d'abord  au  livre 
de  M.  Alfred  Nettement,  c'est  le  choix  même,  non  pas  du  sujet  de 
son  livre,  mais  des  limites  dans  lesquelles  il  a  la  prétention  de  se 
maintenir.  Que  Ton  dise  :  Histoire  de  la  Littérature  du  siècli 
d'Auguste  ,   Histoire  <le  lu  Littérature  au  XVIe  siècle,  Histoire 

< 


6  CRITIQUE        

littéraire  du  règne  de  Louis  le  Grand,  je  comprends  parfaitement 
l'ensemble  et  le  détail  d'une  pareille  entreprise,  et  qu'un  historien 
va  se  trouver  à  l'aise  dans  ce  vaste  espace  d'années  et  de  chefs- 
d'œuvre.  Un  écrivain,  quel  qu'il  soit,  serait  bien  ambitieux  s'il  ne 
se  contentait  pas  du  pontificat  de  Léon  X  ou  du  gouvernement  de 
Périclès,  époques  brillantes  du  génie  et  du  talent  en  toutes  choses. 
Ajoutez  l'éloigneinent  et  le  lointain  qui  commandent  à  la  chrono- 
logie elle-même,  et  qui  rendent  si  faciles  le  portrait,  le  parallèle, 
l'analogie,  et  les  divers  éléments  dont  se  compose  un  livre  d'his- 
toire, et  surtout  un  livre  d'histoire  littéraire.  Et,  si,  par  quelque 
honneur  inespéré  île  plus  grand  honneur  que  puisse  atteindre  un 
souverain),  cet  âge  d'or  des  poésies,  des  beaux-arts  et  des  grands 
artistes,  peintres,  architectes,  sculpteurs,  poètes,  musiciens,  phi- 
losophes, historiens,  se  développe  à  l'ombre  unique  d'un  trône 
éclatant  de  toutes  les  gloires  pacifiques,  il  arrive  alors  qu'en  effet 
l'historien  de  ces  époques  choisies  peut  écrire  un  très-beau  livre 
dans  lequel  le  commencement ,  le  milieu  et  la  fin  se  tiennent  de 
telle  façon,  qu'il  serait  impossible  de  les  séparer,  tout  comme  il 
serait  impossible  de  séparer  Louis  XIV  de  Molière  et  de  Racine, 
François  Ier  de  Clément  Marot,  Shakspeare  de  la  reine  Elisabeth. 
Horace  de  l'empereur  Auguste,  Suétone  et  Tacite  des  tyrans  dont 
ils  racontent  les  crimes  abominables  ! 

Ici,  tout  au  rebuurs,  l'Histoire  de  la  Littérature  française  sous 
la  Restauration,  rien  que  par  son  titre,  devait  tenir  nécessairement 
du  paradoxe  et  du  tour  de  force;  un  paradoxe  brillant,  où  tout 
l'esprit  d'un  homme  de  grand  mérite  et  de  grande  valeur  allait 
trouver  son  emploi,  mais  enfin  un  paradoxe  dangereux  même  pour 
cette  Restauration  que  M.  Alfred  Nettement  voulait  glorifier.  Où 
donc,  en  effet,  l'historien  le  plus  prévenu  en  faveur  de  ces  deux  rois 
Louis  XVIII  et  Charles  X  rencontrera-t-il  une  littérature  exclusive- 
ment royaliste  dans  la  France  de  1815  à  1830"?  —  quinze  années 
coupées  par  deux  règnes,  le  premier  règne  qui  se  termine  par  la 
mort  du  monarque,  emporté  à  Saint-Denis  (heureuse  exception 


LA   LITTERATURE   SOUS    LA   RESTAURATION  7 

dans  la  royauté  moderne!),  le  second  règne  qui  se  termine  à  la 
façon  du  drame  antique ,  par  un  coup  de  foudre  et  par  un  exil 
éternel... 

Et  le  songe  a  fini  par  un  coup  de  tonnerre! 

M.  Nettement,  lui-même,  avec  les  plus  grands  mérites  du  style, 
de  l'intelligence  et  de  l'émotion  intime  qui  fait  vivre  un  historien, 
M.  Nettement,  lui-même,  ne  peut  pas  appeler  la  littérature  fran- 
çaise sous  le  règne  de  Louis  XVIII  la  réunion  forcée  et  fortuite  des 
anciens  disciples  de  Voltaire  qui  suffisaient  à  la  littérature  de 
l'Empire,  et  des  jeunes  esprits,  en  petit  nombre,  dont  toute  l' am- 
bition s'était  bornée  à  continuer  la  Henriade,  Tancrède  et  le 
Triomphe  de  Trajan.  Est-ce  que,  par  hasard,  le  roi  Louis  XVIIÏ 
eût  reconnu  volontiers  pour  un  poëte  de  son  règne  Fauteur  de 
Germanicus,  le  traducteur  ôHOssian?  D'un  autre  côté,  l'auteur  de 
la  Charte  pouvait-il  se  parer  des  premiers  écrits  de  M.  Villemain, 
jeune  homme  élevé  à  l'élégante  école  de  M.  de  Fontanes?  pouvait- 
il  se  vanter  de  M.  JoufFroy,  et  même  de  M.  de  Bonald? 

Non,  non,  vous  ne  pouvez  pas  dire  :  Histoire  littéraire  de  cette 
première  moitié  de  la  Restauration.  Non ,  le  roi  Louis  XVIII  n'a 
pas  de  poètes  qui  lui  appartiennent  ;  il  n'a  pas  eu — la  chose  serait 
facile  à  démontrer — M.  de  Chateaubriand  lui-même.  Et,  véritable- 
ment, M.  de  Chateaubriand,  le  maître  absolu  de  ces  quinze  années 
de  la  Restauration,  vient-il,  en  effet,  de  la  Restauration?  est-il  un 
enfant  du  règne  ou  de  l'Empire  ?  est-il  un  ami?  est-il  un  ennemi? 
Il  est  le  fils  de  la  Révolution  ;  il  est  un  enfant  révolté  de  l'Empire  ! 
Il  faudrait  qu'un  roi  de  France  eût  régné  aussi  longtemps  que 
M.  de  Chateaubriand  lui-même,  pour  que  ce  roi-là  osât  dire  : 
«  M.  de  Chateaubriand  est  à  moi.  »  Hélas  !  le  roi  Louis XVIII  uni  au 
roi  Charles  X  ne  suffiraient  pas  à  contenir  le  Génie  du  Christianisme 
et  les  Martyrs.  Le  Génie  du  Christianisme  n'appartient  ni  au  roi, 
ni  au  pape,  ni  à  l'empereur  :  il  appartient  à  la  France,  à  l'Europe, 
au  monde  entier. 


8  CRITIQUE 

Des  deux  princes  qui  ont  régné  sur  nous  de  1815  à  1830,  Sa 
Majesté  le  roi  Charles  X  (1)  est  encore  celui  des  deux  qui  pourrait 
se  vanter,  avec  les  plus  justes  motifs,  d'avoir  régné  sur  une  littéra- 
ture.  A  son  avènement  au  trône,  il  a  congédié  la  censure!  Il  avait 
toutes  les  bontés  et  toutes  les  clémences  qui  calment,  qui  apaisent 
el  qui  reposent.  Il  n'était  pas,  certes,  un  grand  génie  ni  même  un 
bel  esprit;  mais  il  avait  l'accent  français  avec  un  profond  senti- 
ment de  la  toute-puissance  de  l'esprit  chez  le  peuple  de  Voltaire  et 
de  Diderot.  Il  était  chrétien ,  et  meilleur  chrétien  que  le  roi  son 
frère,  avec  une  foi  sincère,  une  conviction  profonde,  et,  partant, 
il  était  cher  aux  nouveaux  porteurs  de  la  parole  divine,  à  M.l'évêque 
d'Hermopolis,  à  M.  l'abbé  de  Lamennais,  au  digne  interprète  des 
Pères  de  l'Eglise  grecque  et  latine,  M.  l'abbé  Guillon.  Ainsi,  bientôt 
après  les  sept  années  pacifiques  du  roi  Louis  XVIII ,  quand  les 
vieux  poètes  avaient  eu  le  temps  de  disparaître  et  les  jeunes  poètes 
le  temps  de  grandir,  Sa  Majesté  le  roi  Charles  X,  sans  les  avoir  trop 
appelés ,  sans  les  avoir  trop  dédaignés,  vit  venir  à  lui  des  intel- 
ligences d'élite  et  des  esprits  charmants.  C'est  même  ici  que 
M.  Alfred  Nettement  entre  en  plein  dans  le  sujet  de  son  livre;  à 
peine  est-il  débarrassé  du  roi  Louis  XVIII ,  on  voit  qu'il  se  sent 
bien  plus  à  l'aise,  et  son  discours  prend  une  libre  allure;  on  respire, 
dans  ces  pages  consacrées  au  dernier  roi  de  cette  dernière  race,  je 
ne  sais  quel  intime  contentement.  Plus  de  gêne,  plus  de  con- 
trainte; on  voit  apparaître,  en  moins  grand  nombre,  ces  esprits  à 


(I)  A  la  pélilion  qui  lui  fut  adressée,  au  nom  de  Corneille  et  de  Racine, 
contre  les  novateurs,  le  roi  Charles  X  répondit  royalement  «  qu'il  n'avait 
que  sa  voix,  comme  le  premier  venu,  au  parterre.  »  Il  eut  avec  M.  Victor 
Hugo  une  entrevue  à  l'occasion  de  Marion  Ddornu ;  le  poëte  a  raconté, 
en  a  ers  magnifiques,  cette  audience  aux  Tuileries  quinze  jours  avant  1  s • 
révolution  de  1850!  Lorsque  mourut  Tr.lma,  emportant  la  tragédie  aver 
lui  dans  la  tombe  —  heureusement,  3IIle  Rachel  l'en  a  retirée  :  —  le  roi 
Charles  X  fui  lente  de  déposer  la  croix  d'honneur  sur  le  cercueil  du  tra- 
gédien. «  Mais,  dit-il,  M.  Talma  a  laissé  l'archevêque  se  morfondre  à  sa 
porte,  et  je  suis,  avant  tout,  le  roi  très-chrétien.  »  Je  crois  l'anecdote 
inédite  et  je  la  donne  bien  volontiers  à  M.  Alfred  Nettement.         J.  J. 


LA    LITTERATURE   SOLS   LA    RESTAURATION  9 

part  dont  le  monde  vulgaire  sait  à  peine  le  nom  et  dont  il  n'aime 
pas  à  entendre  parler!  Cabanis,  Volney,  Destutt  de  Tracy,  Garât, 
Maine  de  Biran  ,  des  noms  sonores ,  des  livres  vides  !  A  chaque 
époque,  on  en  rencontre,  de  ces  génies  dont  tout  le  monde  parle,  et 
qui  ne  sont  lus  de  personne!  Ils  tiennent  autour  des  trônes  et  des 
littératures  une  certaine  place  qui  remplit  le  vide  ;  autant  de  dé- 
corations d'apparat,  de  feux  d'artifice  et  de  trompe-1'œiJ.  Un  cri- 
tique jaloux  de  toute  vérité,  ennemi  de  l'artifice,  qui  ne  compte 
pas  les  renommées,  qui  les  pèse,  se  méfierait  plus  que  ne  Ta  fait 
M.  Nettement  de  ces  sceptres  en  carton-pierre  et  de  ces  couronnes 
en  papier  doré.  Heureusement  que  la  gloire  littéraire  de  la  Restau- 
ration ne  dépend  pas  de  ces  philosophes  illisibles.  En  revanche, 
après  Garât  et  Destutt  de  Tracy,  les  trois  Mentors  de  la  jeunesse 
nouvelle,  les  trois  voix  puissantes  de  la  Sorbonne  inspirée,  arrivent 
et  se  montrent,  dans  tout  l'éclat  de  la  parole  et  dans  toute  la  verve 
de  bmr  enseignement.  Au  fond  de  cet  enseignement  de  trois  libres 
penseurs,  il  y  avait  toutes  les  libertés  honorables,  et  c'est  pourquoi 
l'histoire  en  tiendra  compte  au  roi  Charles  X  ;  elles  peuvent  vous 
compter,  sire,  ces  trois  chaires  où  nous  avons  entendu  les  paroles 
les  plus  éloquentes  qui  aient  frappé,  éclairé  et  dominé  notre  heu- 
reuse et  libérale  jeunesse.  Quelle  merveille,  ces  trois  chaires  hautes 
comme  une  tribune  :  la  chaire  de  M.  Cousin,  de  M.  Guizot,  de 
M.  Villemain  ,  ces  généreux  instituteurs  d'une  génération  qui, 
bientôt,  les  voit  à  l'œuvre  politique  et  qui  peut  juger  si  le  libéral 
cachait  le  despote,  et  à  quel  point  leur  conduite  est  concordante  avec 
leur  domination  !  Pareil  éclat  n'avait  jamais  entouré  la  Sorbonne 
depuis  les  jours  de  Robert  Sorbon  et  de  Henri  le  Grand  !  Ainsi 
commença  véritablement  la  littérature  active  et  nouvelle  de  notre 
temps  ;  qu'elle  se  soit  fait  jour  au  théâtre,  à  la  tribune ,  dans  le 
livre  ou  dans  le  journal,  la  littérature  active  sort  tout  entière  de  ce 
triple  enseignement. 


i. 


1U  CRITIQUE 


II 


Le  seul  poète  royaliste  de  1j  Restauration.  —  Ou  il  aboutit.  —  Libé- 
ralité de  H.   Nettement  envers  ses   princes.  —  Les  gloire»  pour   faire 
nombre.  —  Revendication  des  vraies  gloires. 


Cependant,  à  la  porte  du  roi,  quand  le  roi  était  à  Saiut-Cloud. 
un  jeune  homme  veillait  et  montait  la  garde  ,  une  carabine  à  la 
main.  Il  allait  tout  pensif,  oubliant  le  mot  d'ordre  sur  ce  seuil  res- 
pecté et  se  récitant  à  lui-même  et  tout  bas  dans  son  cœur  mille 
harmonies  divines  !  Ce  jeuue  homme,  encore  sans  nom,  était  un  des 
gardes  du  roi  de  France  ;  il  avait  dans  sa  giberne  quelque  chose  de 
plus  merveilleux  que  le  bâton  des  maréchaux...  il  avait  les  Médi- 
tations poétiques  !  Dormez,  sire;  jamais,  depuis  Acjamenmon,  le 
roi  des  rois,  gardé  par  Homère,  un  roi,  quel  qu'il  soit,  ne  fut  gardé 
comme  vous  Têtes  en  ce  moment. 

Lamartine  !  Il  est  le  dieu  par  qui  tout  recommence  ;  il  est  l'hon- 
neur ,  il  sera  la  gloire  impérissable  de  cette  minute  heureuse  de 
18:20  dans  la  reconnaissance  et  dans  le  respect  des  nations!  Il  était 
toute  une  poésie,  il  était  /(/  poésie,  il  était  le  charme  de  l'enchan- 
tement. En  voilà  un,  enfin,  qui,  par  son  âge,  par  son  œuvre  et  par 
les  levons  de  sa  maison,  appartient  véritablement  à  la  Restaura- 
tion... Oui ,  mais  il  ne  lui  appartient  qu'une  heure,  et  Dieu  sait 
où  il  devait  aller ,  le  poëte  royaliste  !  Ah  !  Restauration  malheu- 
reuse, qui  ne  garderas  même  pas  cette  perle  de  ta  couronne  !  Ah  I 
paradoxe  de  M.  Nettement,  qui  s'obstine  —  en  présence  des 
Girondins  et  de  la  dictature  de  1848  —  à  faire  de  M.  de  Lamar- 
tine un  poëte  de  la  Restauration  !  i  Mon  ami ,  disait  Henri  IV  à 
M.  de  Sully,  ta  religion  est  bien  malade  :  voilà  les  médecins  qui 


LA   LITTERATURE   SOUS    LA    RESTAURATION  M 

l'abandonnent!  »  0  royauté  à  l'agonie!  et  voilà  son  poëte  qui 
l'abandonne  !  M.  de  Lamartine  appartient  à  la  Restauration  comme 
appartient  à  son  village  natal  un  enfant  qui  voyage  depuis 
cinquante  années  hors  de  son  pays,  citoyen  du  monde,  et  se  sou- 
venant à  peine  dans  quelle  bourgade  il  a  vu  le  jour.  M.  de  Lamar- 
tine a  grandi  de  compagnie  avec  lord  Byron,  et  tout  de  suite  il  a 
pris  sa  place  dans  la  grande  famille  indiquée  aux  poëtes  à  venir  par 
madame  de  Staël.  Quand  la  monarchie  est  tombée,  M.  de  Lamar- 
tine publiait  son  second  livre ,  et  ce  livre,  imprimé  à  l'heure 
dernière  de  la  Restauration  ,  paraissait  dans  les  premières  jour- 
nées de  la  révolution  de  Juillet.  Encore  une  fois,  la  tâche  et  la 
peine  étaient  justement  à  vouloir  remplir  et  bourrer,  pour  ainsi 
dire,  de  toutes  sortes  d'éléments  qui  ne  lui  appartiennent  que  pour 
une  heure,  un  instant...  le  temps  de  naître  ou  le  temps  de  mourir, 
cette  limite  étroite  de  la  Restauration. 

C'est  là  le  défaut  qui  se  trouve  à  chaque  page ,  à  chaque  ligne 
du  livre  de  M.  Alfred  Nettement.  Royaliste  quand  même,  il 
éprouve  un  si  grand  besoin  de  décorer  sa  monarchie  et  d'ajouter  un 
ornement  imprévu  à  la  royauté  de  ses  deux  princes  légitimes,  qu'il 
arracherait  volontiers  leur  couronne  aux  royautés  environnantes. 
Découvrir  saint  Pierre  pour  recouvrir  saint  Paul,  dit  le  proverbe. 
Volontiers  il  ôterait  à  l'Empire  et  volontiers  il  ôte  au  roi  de  Juillet 
les  gloires  qui  leur  reviennent.  Il  donne  au  roi  Louis  XVIII  le  bon 
Ducis;  il  lui  donne  aussi  madame  de  Staël  (et,  certes,  c'était  lui  faire 
un  magnifique  présent  !)  ;  il  lui  donne,  ou  peu  s'en  faut,  Gœthe  et 
Walter  Scott!  On  aime  sa  maîtresse,  on  la  pare  de  mille  élégances 
venues  de  toutes  les  parties  du  monde  !  11  n'y  a  rien  de  trop  beau 
pour  elle  !  Ainsi  pour  la  Restauration,  au  compte  de  M.  Alfred 
Nettement,  il  n'y  a  rien  de  trop  grand  ,  de  trop  glorieux  !  C'est 
pourquoi,  des  gens  d'un  certain  talent,  il  fait  si  facilement,  ça  lui 
coûte  si  peu  !  autant  de  grands  artistes  : 

Vous  prêtez  volontiers  vos  qualités  aux  autres! 


|0  CRITIQUE 

A  son  compte,  il  suffit  d'avoir  écrit  ou  composé  quelque  chose,  de 
Tan  1815  à  l'an  1830,  pour  avoir  fait,  nécessairement,  un  chef- 
d'œuvre  ;  et  justement  parce  qu'ils  tiennent  à  son  époque  favorite , 
M .  Alfred  Nettement ,  si  vigilant  en  toutes  les  choses  d'art  et  de  goût,  et 
qui  connaît  la  valeur  de  quiconque  aujourd'hui  s'est  manifesté  dans 
les  lettres ,  va  prodiguer  plus  de  louanges  qu'il  ne  leur  en  revient 
certainement  à  M.  de  Rességuier ,  à  M.  Guiraud,  à  M.  de  Beau- 
chesne,  à  M.  Soumet  !  Il  les  salue ,  il  les  invoque ,  il  les  appelle  à 
l'aide  de  son  paradoxe  ;  il  en  fait  des  gloires  destinées  à  rehausser 
la  majesté  royale...  Oui,  mais  demandez  à  M.  Nettement  lui-même, 
demandez-lui,  là,  tout  de  suite,  hic  etnimc,ce  qu'ils  ont  fait,  ces 
esprits  de  son  adoption,  pour  avoir  conquis  tant  de  renommée  et 
mérité  tant  de  gloire:  il  hésite,  il  l'a  oublié,  il  n'en  sait  plus  rien. 
11  salue  aussi  madame  Tastu  comme  une  muse  ,  et  madame  Des- 
hordes-Valmore,  et  madame  Dufresnoy  :  elles  font  nombre.  Il  s' ac- 
commode aussi  de  M.  Andrieux,  qui  florissait  sous  le  Consulat;  de 
M.  Picard,  qui  ricanait  sous  la  République.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à 
H.  Benjamin  Constant  dont  notre  historien  ne  s'amuse  à  parer  son 
livre  ! 

La  belle  affaire  aussi  et  la  bonne  conquête,  lorsque  M.  Alfred 
Nettement  aura  placé  Armand  Carrel  parmi  les  gloires  de  la  Restau- 
ration !  Comme  si  la  Restauration  n'avait  pas  voulu  faire  fusiller 
Armand  Carrel  ! 

Ici  encore  est  la  pierre  d'achoppement  de  cette  Histoire  de  la 
Littérature  sous  la  Restauration.  La  plupart  des  noms  que  va  citer 
l'historien,  les  noms  les  plus  glorieux,  les  plus  éclatants,  Béranger. 
par  exemple,  et  M.  de  Chateaubriand  lui-même...  autant  d'adver- 
saires de  cette  royauté,  qui  jette  en  prison  le  chansonnier,  qui 
chasse,  comme  on  ne  chasserait  pas  un  valet,  H.  de  Chateaubriand 
de  l'hôtel  des  affaires  étrangères  !  Quand  vous  dites  :  le  siècle  de 
Louis  XIV,  vous  dites  autant  de  poëtes  dévoués  à  Sa  Majesté,  vivant 
de  sa  vie,  amoureux  de  sa  gloire,  et  participant  même  à  ses  amours; 
quand  von?  difp«  :  un  écrivain  de  la  Restauration ,  prenez  gardf, 


LA    LITTERATURE    SOUS    LA    RESTAURATION 


vous  avez  dix  chances  contre  une  de  proclamer  un  ennemi.  Vous 
parliez  tantôt  d'Armand  Carrel,  et  maintenant  voici  qu'il  vous  faut 
parler  des  chefs  et  des  maîtres  de  l'histoire  :  M.  Guizo.t,  M.  Mignet, 
M.  Thiers,  M.  Augustin  Thierry,  M.  Monteil,  l'ingénieux  auteur 
de  Y  Histoire  des  Français  des  divers  états,  et  cet  infatigable,  cet 
élégant,  ce  maître  historien  du  xvme  siècle  et  de  la  Révolution 
française,  le  sage  et  vénérable  royaliste,  M.  de  Lacretelle!  Ils  appar- 
tiennent, dites-vous,  à  la  Restauration?  Convenez  cependant  que 
ces  grands  esprits  lui  pourraient  appartenir  de  plus  près  ;  enfin,  je 
vous  prie ,  qu'a-t-elle  gagné  à  contenir  ces  grands  sceptiques?  et 
n'est-ce  pas  une  espèce  d'ironie,  aussitôt  qu'un  écrivain  est  nommé, 
que  tout  de  suite  on  puisse  répondre  :  «  Oui,  il  vivait  sous  le  roi 
Charles  X,  et  il  a  écrit  Y  Histoire  de  la  Révolution  française; — il 
a  été  garde  du  corps  du  roi,  il  a  écrit  l'Histoire  des  Girondins , 
l'apothéose  des  Girondins;  — il  appartenait  à  la  Restauration,  il  a 
écrit  les  Paroles  d'un  Croyant;  —  il  vivait  sous  la  Restauration, 
il  a  chanté  le  Dieu  des  bonnes  gens ,  il  vivait  sous  la  Restauration,  il 
a  écrit  ses  Mémoires  d'outre-tombe,  où  il  a  montré  que  tout  était 
vanité  dans  ce  qu'il  entourait  de  ses  adorations;  —  il  vivait  sous  la 
Restauration,  il  a  été  poursuivi,  condamné,  emprisonné!  »  A  vrai 
dire,  ces  hommes  si  divers  et  ces  choses  si  opposées,  lorsque,  ré- 
duits à  leur  plus  simple  expression,  vous  les  faites  entrer  dans  le 
cadre  étroit  de  cette  monarchie,  indifférente  à  tout  ce  qtii  n'est  pas 
elle-même,  se  heurtent ,  se  confondent,  se  brisent,  se  réduisent  à 
néant! 


I  j  CRITIQUE 


III 


La  nouvelle  école  littéraire.  —  Elle  arriva  quand  la  Restauraiiou  s'en 
allait.  —  C'cil  ;Ous  le  règne  de  Louis-Philippe  qu'elle  grandit  et  fleurit. 
—  Une  fin  et  un  commencement  ne  font  pas  un  tout.  —  Rappel  à  la 
vérité  historique. 

Nous  attendions  M.  Alfred  Nettement  au  plus  intéressant  cha- 
pitre de  la  littérature  moderne,  à  l'histoire  même  de  toute  cette 
école  nouvelle  dont  M.  Victor  Hugo  est  le  chef  et  ie  représentant, 
au  mouvement  poétique  que  donnaient  à  l'esprit  français  les  jeunes 
gens  du  cénacle  :  Alfred  de  Vigny,  Sainte-Beuve  et  toute  l'école 
du  Globe,  ces  poètes,  ces  prosateurs,  ce  monde  unanime  à  la  révolte, 
ces  chercheurs  d'idées ,  de  langage  et  d'aventures  ;  ces  passions. 

-  batailles,  ces  extases,  ces  délires,  ces  élégies  •  ivres  ;iii 
ont  fait  vivre  et  espérer  le  monde  entier  :  les  Orientales,  les 
Feuilles  £  automne,  les  Consultations  du  docteur  noir,  les  Etats  de 
Blois,  le  Vase  étrusque,  Volupté,  les  Soirées  de  Seuilly,  les  Mé- 
moires du  Diable,  le  Mouchoir  bleu,  ïndiana,  Valent ine,  Xotre- 
Dame  de  Paris  resplendissante  du  sauvage  éclat  du  vieux  âge;  ce 
théâtre  où  l'esprit  de  H.  Scribe,  sa  grâce  et  son  bon  mot,  Sun 
aimable  fantaisie  et  sa  piquante  observation  se  montrent  en  mille 
gaietés  douces  et  charmantes .  et  ce  théâtre  nouveau  qui  s'élève 
sur  les  ruines  de  l'ancienne  tragédie ,  à  savoir  Hemani,  Motion 
Delorme,  Marie  Tudor,  Roméo  et  Juliette,  Othello,  Chatterton,  et 
Balzac  tout  entier,  ce  grand  Balzac  qui  les  a  fait  revivre  et  parler, 
ces  belles  dames  de  la  Restauration ,  et  qui  les  a  mieux  vues  et 
mieux  comprises  que  Louis  XVIII  lui-même  ne  les  a  vues.  Ici,  en 
effet,  M.  Alfred  Nettement  allait  nous  dire  à  quel  règne  apparte- 
naient ces  ouvres  vaillantes,  et  quelle  part  en  revenait  à  la  Res- 
tauration. Allons,  de  bonne  foi,  M.  Victor  Hugo  o' appartient-il  pas 


LA    LITTERATURE    SOUS   LA    RESTAURATION  la 

plus  au  roi  Louis-Philippe  qu'au  roi  Charles  X?  Balzac  et  George 
Sand  se  sont-ils  manifestés  en  1820  ou  en  1830  seulement?  Enfin, 
pensez-vous  que  ces  poëmes,  ces  drames ,  ces  romans,  l'amour  de 
l'Europe  et  son  vrai  charme,  ces  caprices,  ces  fantaisies,  ces  élé- 
gances appartiennent  à  la  Restauration  aussi  bien  que  Luxe  et 
Indigence,  M.  Botte,  la  Vieille  de  Suresnes,  les  Barons  de  Fels- 
heim,  la  Première  Affaire  et  la  Famille  Glinet? 

Voilà  l'objection!  lime  semble  que  c'est  une  objection  sans  réplique, 
et  qu'il  n'y  a  rien  à  répondre  en  effet  !  C'est  que  (faut-il  le  dire?  ) 
il  y  a  une  grande  injustice  à  composer  une  Histoire  de  la  Littérature 
française  sous  la  Restauration  avec  des  hommes  et  des  œuvres  qui 
ont  appartenu  à  l'Empire  et  à  la  première  révolution;  il  y  a  une 
injustice  non  moins  grande  à  écrire  une  Histoire  de  la  Littérature 
française  sous  la  Restauration  avec  des  œuvres,  avec  des  hommes, 
avec  des  passions  ,  des  instincts  et  des  volontés  qui  ont  appartenu 
à  la  révolution  de  Juillet.  Comment  donc  M.  Alfred  Nettement  n'a- 
t-ilpasvu  tout  d'abord  que,  nécessairement,  il  laisserait  en  chemin 
tous  les  héros  de  son  livre?  Les  uns  sont  trop  vieux  au  premier 
chapitre;  au  dernier  chapitre,  les  autres  seront  trop  jeunes; 
celui-ci  avait  dit  son  dernier  mot  au  commencement  de  cette  his- 
toire; celui-là,  à  la  fin  de  cette  histoire,  sera  encore  plein  de  force, 
de  vie  et  d'avenir.  Et  puis  quelle  tâche  impossible  (à  moins  d'être 
l'abbé  Goujet)  de  raconter  en  deux  parties  séparées  comment  celui-ci 
commence  et  comment  celui-là  finit!  Quelle  tâche  de  rechercher 
(eux  vivant)  le  vrai  mérite  et  la  juste  valeur  de  tous  les  hommes 
qui  ont  encore  aujourd'hui  l'énergie  et  le  talent  de  l'écrivain!  Enfin, 
quel  catalogue  à  écrire,  la  liste  officielle  de  tous  ceux  qui,  pendant 
dix-huit  ans  (le  règne  du  roi  Louis-Philippe),  ont  dominé,  parleur 
volonté  ou  par  les  grâces  éloquentes  de  leur  esprit ,  cette  nation 
vouée  à  toutes  les  puissances  de  la  parole  écrite  et  parlée  !  Un  plus 
linbile  même  que  M.  Nettement  succomberait  à  cette  tâche,  et  véri- 
tablement tous  les  hommes  dont  il  est  parlé  dans  cette  histoire,  ils 
ne  peuvent  pas  se  reconnaître  les  sujets  du  roi  Louis  XVIII  et  du 


16  CRITIQUE 

roi  Charles  X,  à  moins  qu'on  ne  leur  compte  à  la  fois  les  premières 
années  de  leur  printemps  et  les  derniers  jours  de  leur  âge  mûr,  à 
moins  d'une  extrême  violence  faite  à  leurs  travaux,  à  leur  ambi- 
tion, à  leurs  rêves,  à  leurs  regrets,  à  leur  espoir!  Vous  nous  pro- 
mettez une  histoire  des  hommes  qui  vivaient  et  des  hommes  qui 
écrivaient  sous  la  Restauration;  or,  ceux  qui  régnaient  en  ce  temps- 
là  sont  morts,  et  ceux  qui  commençaient  à  écrire,  ils  vivent,  ils 
sont  debout,  ils  sont  à  l'œuvre  encore  et  nul  ne  les  a  remplacés  ! 

Morlua  quin  etiam  jungebcit  corpora  vivis! 

Au  contraire,  si  M.  Alfred  Nettement,  oubliant  un  instant  ses 
rancunes  contre  une  époque  admirable  que  nul  ne  peut  ni  changer 
ni  effacer,  n'avait  pas  résolu  de  parquer  la  Restauration  dans  ces 
étroites  limites;  s'il  n'avait  pas  laissé  de  l'autre  côté  de  la  gloire 
et  de  ses  respects  le  roi  de  la  révolution  de  Juillet  ;  s'il  eût  consenti 
à  reconnaître  en  cette  exubérance  de  toutes  les  forces  de  la  pensée 
et  de  toutes  les  œuvres  de  l'imagination,  non  pas  l'influence  per- 
sonnelle du  roi  Louis-Philippe  (il  n'aimait  guère  les  écrivains), 
mais  la  fortune,  la  liberté,  le  génie  et  le  bonheur  de  son  règne,  il 
eût  écrit  tout  simplement  Y  Histoire  de  la  Littérature  française  sous 
la  dernière  monarchie,  et  il  arrivait  ainsi,  dans  une  période  admi- 
rable de  trente  années  pacifiques,  à  une  grande  histoire  animée  el 
complète.  Ainsi  comprise,  l'histoire  de  la  littérature  moderne  offre 
au  lecteur  une  œuvre  qui  commence ,  une  œuvre  qui  finit.  Elle 
commence  à  la  première  heure  des  libertés  nouvelles,  elle  s'arrête 
aux  premiers  bruits  de  la  république  envahissante.  Alors,  dans  un 
magnifique  tableau  ,  comme  en  peut  tracer  l'éloquent  historien  de 
la  Restauration  lettrée,  on  eût  vu  se  développer  chacun  à  sa  place, 
à  son  heure,  en  bon  ordre  (îucidus  ordo)  :  les  poètes  ,  les  philo- 
sophes, les  historiens,  les  auteurs  dramatiques,  les  romanciers  qui 
ont  été  la  constante  préoccupation  de  ce  siècle  des  tempêtes  et  des 
orages  !  Quel  homme,  en  effet,  plus  que  M.  Alfred  Nettement  était 
destiné  à  composer  un  si  grand  livre  !  11  a  la  patience ,  il  a  la 


DE   LA    LITTERATURE    FACILE  17 

sagesse;  il  a  la  prudence,  il  a  le  courage;  il  a  toutes  les  grandes 
qualités  de  L'écrivain.  Sa  plume  habile ,  un  peu  froide ,  mais  cor- 
recte, active  et  claire,  était  digne  de  raconter  tant  et  tant  de  travaux 
de  l'esprit  français ,  dont  nous  avons  joui  quelque  peu  à  la  façon 
de  l'animal  glouton  qui  dévore  le  gland  tombé  du  chêne,  sans 
regarder  l'arbre  glorieux  qui  portait  cette  glandée! 


I>  E    LA    LITTÉRATURE    FACILE 


REPONSE    A    M.    NISARI) 


Le  paladin  Nisard.  —  Les  Chérubins  du  style.  —  Faire  et  pouvoir.  — 
Qu'est-ce  que  la  littérature  facile?  —  Les  maîtres  du  genre.  —  Le  colosse 
de  Rhodes  littéraire.  —  Parenthèse  à  propos  de  Gil  Blas.  —  M.  N  isard  à 
la  recherche  de  la  littérature  difficile.    -  Vadc  rrtro  ! 


Permettez-moi,  mon  cher  monsieur  Nisard,  de  répondre  comme 
il  convient  à  votre  éloquente  et  chaleureuse  philippique  contre  la 
littérature  facile.  Vous  m'en  avez  fait  le  représentant,  à  mes  risques 
et  périls;  c'est  un  honneur  que  j'accepte  avec  toutes  ses  consé- 
quences. Me  voilà  donc  tout  prêt  ajouter  avec  vous,  le  rude  jouteur  ; 
me  voici,  moi,  vêtu  à  la  légère,  contre  vous,  armé  de  pied  en 
cap;  me  voici,  pauvre  vélite  de  l'armée  littéraire,  contre  vous,  qui 
êtes  placé  dans  la  réserve;  moi,  déjà  tout  hâlé  par  le  soleil  de  la 
presse,  tout  froissé  dans  la  mêlée,  haletant  et  blessé,  et  tout  sai- 

2 


18  CRITIQUE 

gnant,  contre  vous,  homme  fort,  homme  de  sang-froid,  qui  vous 
hasardez  rarement  à  combattre ,  qui  vous  contentez  de  faire  une 
brutale  sortie  de  temps  à  autre,  et  qui  rentrez  ensuite  prudem- 
ment dans  vos  murs.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  le  gant  est  jeté  de 
part  et  d'autre  ;  je  ramasse  votre  gantelet  de  fer  ;  venez  ramasser  le 
frêle  gant  jaune-serin  que  j'emprunte,  tout  exprès  pour  vous  le 
jeter,  à  la  plus  jolie  femme  de  France;  me  voici  tout  prêt  à  frapper 
votre  rondache  de  cette  lance  courtoise  dont  vous  vous  êtes  moqué 
avec  tant  de  grâce  et  d'esprit. 

Mon  Dieu!  quand  j'y  pense,  vous  avez  eu  grande  raison  de 
venir  réveiller  en  sursaut  la  littérature  endormie.  Comme  vous,  je 
sentais  depuis  longtemps  que  l'engourdissement  était  général.  Vous 
avez  bien  choisi  votre  moment,  monsieur  Nisard,  pour  faire  votre 
sortie  dans  le  camp  ennemi.  Tout  dormait;  les  conteurs  dor- 
maient à  côté  de  leurs  feux  éteints  et  sous  leurs  romans;  les  auteurs 
dramatiques  se  reposaient  de  leurs  crimes  de  tous  genres,  et  leur 
bonne  dague  dormait  à  leur  côté.  La  sentinelle  dormait;  moi  aussi, 
je  dormais,  moi,  la  sentinelle  avancée  de  toute  cette  armée  légère  : 
nous  dormions  tous,  non  pas  dans  les  délices  de  Capoue,  mais 
dans  l'oisiveté  du  camp.  Et,  en  effet,  que  peut-elle  faire  encore, 
l'armée  littéraire?  Elle  a  tout  dévasté  sur  son  passage;  elle  a 
recueilli  dans  son  chemin  tout  ce  qu'elle  a  rencontré;  le  conte.  Le 
drame,  l'histoire,  le  roman,  le  moyen  âge,  le  xvue  siècle,  la 
Régence,  la  Terreur,  l'Empire,  la  Restauration,  les  grands  hommes, 
les  grands  crimes,  les  petits  vices,  tout  y  a  passé!  L'armée  litté- 
raire a  suivi  l'exemple  de  toute  grande  armée  ;  après  avoir  pillé  le 
palais,  elle  a  pillé  la  chaumière,  elle  a  mangé  jusqu'au  chaume 
du  toit,  elle  a  fait  place  nette;  elle  dormait,  n'ayant  plus  rien  à 
conquérir,  plus  rien  à  dévorer  sur  son  chemin. 

Tout  à  coup,  vous  êtes  venu  dans  le  camp,  vous  avez  sonné  de 
la  trompette,  vous  avez  tiré  votre  longue  épée,  vous  avez  frappé  à 
droite  et  h  gauche,  vous  nous  avez  dit  à  tous  :  «  Ah  !  lâches  que 
vons  êtes,  vous  vous  êtes  amusés  à  faire  des  rumans.  vos  femmes 


DE   LA   LITTERATURE   FACILE  19 

ont  perdu  leur  temps  à  faire  des  contes,  vous  vous  êtes  faits  les 
grands  juges  des  vaudevilles  de  votre  temps  !  Ali  !  lâches  que  vous 
êtes,  à  présent  que  vous  avez  dit  tout  ce  que  vous  aviez  à  dire, 
vous  dormez  !  N'aviez-vous  donc  rien  de  mieux  à  faire  que  des 
histoires  à  dormir  debout?  »  El  puis  vous  voilà  reprenant  votre 
épée  à  deux  mains  et  frappant  comme  don  Quichotte  sans  crier 
gare!  Par  pitié  cependant,  écoutez-nous! 

Nous  l'avouons.  Oui ,  nous  avons  fait  de  la  littérature  facile  ; 
oui,  nous  avons  jeté  au  vent  les  précieux  trésors  de  l'âme,  la 
pensée  qui  est  l'âme  du  style,  le  style  qui  est  le  coloris  de  la  pensée; 
oui ,  nous  avons  raconté  à  qui  voulait  l'entendre  le  premier  bat- 
tement de  notre  cœur;  oui,  nous  avons  gaspillé  toute  notre  jeu- 
nesse poétique  au  hasard  :  en  voici!  en  voilà!  qui  en  veut  encore? 
Oui,  comme  Chérubin,  nous  avons  embrassé  au  hasard  toutes  les 
femmes,  Suzette,  Fanchon,  madame  la  comtesse,  la  vieille  Mar- 
celine elle-même,  à  défaut  de  Suzon.  Or,  nous  savons  très-bien 
qu'en  littérature  comme  dans  la  vie  réelle,  le  rôle  de  Chérubin  est 
le  plus  difficile  de  tous  à  soutenir  longtemps;  Figaro,  dans  l'œuvre 
de  Beaumarchais,  respire,  agit  et  parle  pendant  trois  longs  drames  ; 
le  joli  page  ne  paraît  que  dans  quelques  scènes,  et  puis  Beaumar- 
chais le  tue  comme  on  tue  un  enfant  précoce  qui  s'est  fait  homme 
dix  années  avant  les  autres.  Ainsi  avons-nous  fait,  nous,  l' avant- 
garde  de  la  littérature  facile.  Nous  avons  été  précoce,  il  faut 
l'avouer.  Nous  avons  senti,  pensé  et  surtout  écrit  de  bonne  heure. 
J.-J.  Rousseau  avait  deux  fois  notre  âge  avant  d'écrire  sa  première 
page  de  prose.  Oui,  nous  avons  mené  la  vie  des  Chérubins  du  style  ; 
mais,  à  présent,  est-ce  à  dire  qu'on  se  doive  débarrasser  de  nous, 
comme  Beaumarchais  s'est  débarrassé  de  son  page,  en  le  faisant 
tuer  derrière  une  haie?  Est-ce  à  dire  que  nous  devions  céder  la 
place  et  nous  retirer,  vieillard  de  vingt -huit  à  trente  ans,  sous 
les  arcades  discrètes  et  silencieuses  de  quelque  académie  nouvelle 
qu'on  fondera  tout  exprès  pour  nous  servir  d'Invalides  et  d'hôpital? 

Voilà,  monsieur  N isard,  où  est  toute  la  question. 


20  CRITIQUE 

Car  nous,  la  littérature  facile,  nous  n'avons  pas  à  répondre  à 
celte  autre  question  :  i  Pourquoi  faites-vous  de  la  littérature  facile?») 
Vous  savez  très-bien  qu'en  littérature,  comme  eu  bien  d'autres 
eboses,  on  ne  fait  que  ce  qu'on  peut  !  Heureux  encore  ceux  qui  ne 
font  que  ce  qu'ils  peuvent  faire  !  Heureux  Voltaire  quand  il  fait  un 
conte  et  non  pas  une  comédie!  C'était  là,  j'espère,  un  homme  de 
littérature  facile!  Comme  il  va,  comme  il  va  toujours!  comme  il 
jette  sur  son  chemin  tout  ce  qui  l'embarrasse  :  vers,  prose,  lettres, 
épigrammes,  tragédies,  histoires,  poème  épique,  poëme  burlesque, 
contes;  oui,  des  contes!  romans;  oui,  des  romans!  prospectus; 
oui,  des  prospectus!  il  en  a  fait,  et  J.-.T.  Rousseau  aussi  en  a  fait, 
et  d'Alembert  aussi  en  a  fait  un,  le  prospectus  tant  admiré  de 
l'Encyclopédie;  ce  même  d'Alembert  qui  avait  tiré,  un  jour,  cent 
écus  de  son  libraire .  et  à  qui  sa  femme  disait  en  soupirant  : 
■  'Juoi!  monsieur  d'Alembert,  vous  avez  eu  le  courage  de  prendre 
les  cent  écus  de  ce  pauvre  homme  !  i  Vous  avez  donc  tort  de  dire  du 
mal  des  prospectus. 

Bien  certainement,  monsieur  Xisard,  vous  n'avez  pas  entendu 
nous  demander,  à  nous,  littérature  facile,  pourquoi  nous  faisions  de  la 
littérature  facile.  La  question  eût  été  indiscrète.  C'était  demander 
au  xvne  siècle  pourquoi  il  plaçait  le  sonnet  au  niveau  du  poëme 
épique;  c'était  demander  à  Montesquieu  pourquoi  il  a  fait  se> 
Lettres  persanes,  et  le  Temple  de  Gnide;  à  J.-J.  Rousseau  pour- 
quoi il  a  rimé  des  épitres:  c'était  rejeter  tout  d'un  coup  dans  le 
même  néant  tant  de  charmants  écrivains,  les  chefs  de  la  littéra- 
ture facile,  dont  la  France  s'honore  à  bon  titre,  Gresset,  Bachau- 
mont,  Chapelle,  Marmontel,  Marivaux  surtout,  ce  chef  d'école,  et 
tant  d'autres.  Madame  de  Sévigné  n'a-t-elle  pas  écrit  de  la  litté- 
rature facile9  Et  Molière  lui-même  ne  disait-il  pas  qu'il  n'avait 
pas  le  temps  d'écrire  en  vers  aussi  bien  que  Racine?  Molière  ne 
faisait-il  pas  de  la  littérature  facile?  Croyez-vous  ensuite  que  le 
temps  fasse  quelque  chose  à  l'affaire?  Et  puis  quel  sens  donnez - 
vous  à  ce  mot,  tout  nouveau  pour  nous  et  pour  vous  aussi  peut- 


DE   LA   L1TTERATLKE    FACILE  21 

être,  la  littérature  facile?  Entendez-vous,  par  ce  mot  littérature 
facile,  cette  littérature  d'un  seul  jet  où  vous  ne  sentez  nul  effort, 
où  tout  se  tient,  tout  se  lie,  tout  s'enchaîne;  où  la  transition 
arrive  facile  et  souple  comme  la  pensée  ;  où  l'expression  est  natu- 
relle, simple,  abondante?  En  ce  cas,  quoi  de  plus  facile  qu'une 
fable  de  la  Fontaine?  Il  mettait  trois  mois  à  l'écrire.  Ou  bien,  si 
vous  entendez  par  littérature  facile  l'improvisation  ardente,  pas- 
sionnée, échevelée,  des  époques  où  la  liberté  de  la  presse  règne  en 
souveraine,  comment  avez-vous  pu  faire  un  crime  aux  victimes 
littéraires  de  ces  époques  sans  modèles  dans  les  annales  litté- 
raires du  passé,  de  leur  dévouement  sans  bornes  et  de  leur  abné- 
gation complète  à  ce  que  vous  appelez  la  littérature  facile,  à  ce  qui 
est,  en  effet,  le  besoin  le  plus  réel,  la  nécessité  la  plus  absolue  de 
notre  temps? 

Non,  non,  je  le  sais,  telle  n'a  pas  été  votre  pensée.  Non,  jamais 
vous  n'avez  voulu  faire  un  crime  à  Voltaire  de  sa  verve  inépui- 
sable, à  Diderot  de  sa  prodigieuse  fécondité.  Pauvre  Diderot  !  il 
improvisait  jusqu'à  des  sermons  pour  l'Église  catholique  !  Encore 
moins  ferez-vous  un  crime  à  notre  époque  de  cette  activilé  dévorante 
qui  fait  que,  tous  les  jours,  il  faut  que  la  France  trouve  à  son  lever 
autant  d'idées  toutes  broyées  que  de  pain  tout  cuit  à  digérer;  non, 
vous  n'avez  pas  voulu  mettre  en  cause  le  passé  littéraire,  que  vous 
respectez,  que  vous  aimez,  que  vous  savez  par  cœur,  que  vous 
défendez  avec  tant  d'intelligence  et  de  respect  ;  encore  moins 
avez-vous  eu  dessein  de  crier  haro  sur  la  presse  périodique,  dont 
vous  êtes  l'enfant,  dont  vous  êtes  la  création  et  la  créature,  par 
qui  vous  êtes  tout  ce  que  vous  êtes,  par  qui  vous  serez  tout  ce  que 
vous  serez  un  jour.  La  presse  périodique,  notre  gloire,  notre  for- 
tune, notre  force,  notre  bien-aimée  nourrice,  almanutrix,  comme 
vous  diriez  ;  il  faut  donc,  avant  d'entrer  dans  notre  défense,  que 
nous  définissions  bien  avec  vous  ce  que  vous  entendez  par  ce  mot 
littérature  facile,  et  à  quels  hommes  s'adresse  votre  colère.  Je  vais 

entrer  franchement  dans  la  question. 

t. 


■2-2  CRITIQUE 

Avouez-le,  homme  difficile,  dans  cette  double  excommunication 
que  vous  avez  fulminée,  un  pied  sur  la  Revue  fie  Paris,  l'autre 
pied  sur  le  National,  vous,  le  colosse  de  Rhodes  littéraire,  qui  avez 
fait  passer  entre  fos  jambes  la  littérature  facile,  vous  avez  voulu 
dire  tout  simplement  ceci:  Il  nous  est  importun,  c'est-à-dire  il  est 
importun  à  la  France,  à  tout  le  monde,  de  voir  la  littérature 
actuelle  aux  mains  d'une  douzaine  d'hommes  plus  ou  moins;  ce> 
hommes  sont  toujours  les  mêmes;  ces  hommes  se  suivent  les  uns 
les  autres,  sans  être  les  mêmes  ni  les  uns  ni  les  autres  ;  ces  hommes 
font  toute  la  littérature  de  leur  époque,  ce  sont  eux  seuls  qui  pro- 
duisent ;  il  n'y  a  d'imprimeurs  en  France  que  pour  eux,  il  n'y  a  de 
libraires  que  pour  eux.  il  n'y  a  d'acheteurs  que  pour  eux;  ils  ont 
une  facilité  désolante;  ils  produisent,  ils  produisent,  ils  produisent 
toujours.  Et,  là-dessus,  tous  les  avez  signalés,  ces  hommes,  sans  dire 
leurs  noms  :  Charles  Nodier,  Victor  Hugo,  Alexandre  Dumas, 
Sainte-Beuve,  Frédéric  Soulié.  Eugène  Sue,  Balzac .  Alfred  de 
Vigny,  le  bibliophile  Jacob;  tous  enfin,  tous  ceux  qui  ont  été 
applaudis  au  théâtre,  à  la  lecture  ;  tous  ceux  qui  ont  amusé  quelque 
peu  leur  époque;  tous  les  hommes  qui,  depuis  dix  ans,  portent  les 
ardeurs  du  jour;  des  hommes  tous  jeunes  encore,  des  hommes 
dont  chacun  a  son  public,  qui,  avant-hier  encore,  se  croyaient  un 
avenir,  et  à  qui  vous  venez  de  fermer  tout  avenir,  vous,  l'ennemi 
de  la  littérature  facile.  Si  bien  que  le  deuil  est  grand  dans  notre 
armée  ;  et,  depuis  ce  jour,  chacun  s'examine  et  s'interroge,  chacun 
se  demande  :  ■  Est-ce  bien  moi  ?  est-ce  bien  vous?  est-ce  bien  lui"?  ■ 
Ou  repasse  lentement  les  idées  qu'on  croyait  encore  avoir;  on  se 
demande  avec  inquiétude  •  <'Où  sommes-nous?  où  allons-nous?  En 
vérité,  seigneur  Nisard,  l'archevêque  de  Grenade  lui-même,  après 
avoirrenvoyéGilBlas,enluisouhaitantun  peu  plus  dégoûtai' avenir, 
n'a  pas  été  plus  embarrassé,  rentré  dans  son  cabinet,  que  nous  ne 
le  sommes  tous  après  avoir  lu  votre  manifeste  contre  la  littérature 
facile.  ■  Peut-être  que  Gil  Blas  a  raison  !  ■  se  sera  dit  l'archevêque 
de  Gieoade. 


DE    LA   LITTÉRATURE   FACILE  2g 


Et  que  deviendrions-nous,  nous  autres,  si  vous  alliez  avoir 
raison,  mon  cher  monsieur  Nisard? 

A  ce  propos,  —  car  ceci  n'est  pas  un  plaidoyer  pour  répondre 
à  un  autre  plaidoyer,  c'est  encore  moins  une  attaque  pour  ré- 
pondre à  une  autre  attaque,  —  ne  pensez-vous  pas  comme  moi 
que  cette  réponse  de  Gil  Blas,  tant  admirée,  n'est,  en  effet,  qu'une 
brutalité  inutile?  Que  monseigneur  l'archevêque  de  Grenade  fasse 
ou  non  de  bonnes  homélies,  qu'importe  à  M.  Gil  Blas?  Pourquoi 
donc  venir  troubler  méchamment  la  quiétude  du  digne  archevêque? 
pourquoi  chagriner  si  mal  à  propos  ce  bon  maître  qui  lui  veut  tant 
de  bien?  Voyez  le  malheur!  Cet  effronté  Gil  Blas,  ce  picaros,  qui 
n'a  pas  dit  un  mot  de  vérité  dans  sa  vie,  n'a-t-il  pas  bien  choisi  son 
moment  pour  être  vrai?  Pour  avoir  été  vrai  mal  à  propos,  il  a  jeté 
la  désolation  dans  l'àme  de  son  bienfaiteur,  qui  ne  se  confiait  à 
lui  avec  tant  d'abandon  que  pour  en  être  flatté.  Mais  laissons  là 
Gil  Blas,  laissons  là  monseigneur  et  ses  homélies;  revenons  à  nous 
autres,  faiseurs  d'homélies  d'un  autre  genre,  que  tu  n'as  pas 
ménagés,  Nisard,  que  tu  n'avais  aucune  raison  de  ménager. 

Ainsi  donc,  et  de  gaieté  de  cœur,  tu  viens  de  te  séparer  d'un 
seul  coup  de  la  littérature  facile,  c'est-à-dire  de  la  littérature 
vivante  ;  ainsi  tu  viens  de  dire  étourdiment  adieu  au  petit  nombre 
d'intelligences  actives  qui  soient  encore  en  travail  !  Ainsi  tuvas  être 
forcé  de  chercher  une  chose  qui  doit  être  bien  fatigante  à  trouver 
et  bien  ennuyeuse  quand  on  l'a  trouvée,  la  littérature  difficile  !  Mais 
où  est-elle,  cette  littérature  à  part,  qui  a  pour  toi  tant  de  charmes? 
où  la  fait-on?  qui  la  fabrique?  et,  quand  elle  est  fabriquée,  qu'en 
fait-on?  Ah!  tu  veux  de  la  littérature  difficile!  ah  !  tu  veux  pas- 
ser sur  le  ventre  à  tous  ceux  qui  écrivent,  pour  trouver  quelque 
chose  qui  ne  soit  pas  Nodier,  Victor  Hugo,  Dumas,  de  Vigny  et 
les  autres  !  Ah  !  tu  veux,  ingrat  que  nous  regardions  comme  notre 
confrère,  faire  scission  avec  nous,  et  nous  renier  comme  l'apôtre, 
en  disant  :  «  Je  ne  connais  pas  ces  hommes!  »  Eh  bien,  va-t'en  !  fuis 
nos  rangs!  quitte-nous,  nous,  la  littérature  facile  !  va-t'en  faire  du 


24  CRITIQUE 

sanscrit  au  Cullége  de  France  ;  va-t'en  étudier  les  hiéroglyphes 
sous  le  dernier  des  Champollion;  cours  à  cette  exposition  de  pots 
cassés  que  M.  Raoul  Rochelle,  le  conservateur  des  médailles, 
appelle  ses  leçons  d'archéologie;  fais  de  l'hébreu,  fais  du  grec, 
fais  de  la  science  ;  travaille  aux  choses  difficiles  et  inutiles,  tra- 
vaille, misérable,  pour  que  personne  ne  t'en  sache  gré,  pour  que 
ta  vie  se  consume  dans  d'arides  travaux  qui,  peut-être,  feront  de 
loi  un  grand  homme, -mais  qui,  certes,  ne  t'apprendront  rien  ou 
peu  de  chose,  pour  que  tu  sentes  toi-même,  au  plus  fort  de  ton 
travail,  que  toutes  ces  sciences  inutiles  ne  profitent  à  rien,  ni  à 
ton  esprit  ni  à  ton  co:ur  !  N'importe,  malheureux,  travaille,  pour 
que  ton  nom  soit  renfermé  dans  les  sombres  murs  du  Collège  de 
France,  ou  brille  d'un  éclat  nuageux  dans  les  ténèbres  de  l'Ecole 
normale;  travaille  pour  que  la  femme  qui  passe,  la  jeune  fille 
qui  le  voit  passer,  l'ardent  jeune  homme  qui  sort  du  collège, 
n'aient  pour  toi  ni  sympathie,  ni  regard,  ni  sourire;  travaille  pour 
vivre  toute  ta  vie,  non  pas  du  pain  que  tu  gagneras,  mais  du  pain 
que  te  donnera  l'Institut  ou  le  ministre  de  l'intérieur!  Ah  !  tu  veux 
de  la  littérature  difficile  !  ah  !  ton  lot  ne  te  satisfait  pas  !  ah  !  tu 
trouves  que  c'est  être  trop  heureux  que  de  vivre  comme  tu  vis, 
comme  nous  vivons  tous;  être  libre,  indépendant,  joyeux;  faire 
toutes  ses  malices  sans  être  méchant,  s'abandonner  à  l'heure  pré- 
sente, à  la  joie  présente,  à  la  tristesse  présente  ;  obéir  à  tous  les 
mouvements  de  son  co)ur,  à  toutes  les  passions  de  son  cœur;  être 
vrai,  être  redouté,  être  aimé  à  outrance,  bien  plus,  être  détesté  à 
outrance  ;  avoir  sous  sa  main  son  journal  qui  vous  prend  votre 
pensée  toute  chaude,  votre  gaieté  toute  vierge  et  votre  douleur 
humide  encore.  Avoir  sous  sa  main  son  livre  qui  grandit,  qui 
grandit  à  vue  d'œil  ;  dire  à  la  foule  tout  ce  qu'on  veut,  tout  ce  qu'on 
sent,  tout  ce  qu'on  sait,  le  dire  à  tout  le  monde  ;  voir  le  monde  qui 
fait  des  avances,  et  retirer  la  main  ;  savoir  qu'il  s'occupe  de  vous 
et  ne  pas  s'occuper  de  lui  ;  être  au-dessus  de  la  foule,  plus  libre 
et  plus  heureux  que  le  roi  notre  sire  ,  faire,  en  un  met,  de  la  litte- 


DE   LA   LITTERATURE    FACILE 

rature  facile!  Voilà  ce  que  tu  refuses!  Eli  bien,  va-t'en!  va-t'en 
faire  des  notes  pour  les  Variorum  de  feu  M.  Lemaire;  va-t'en  écrire 
des  traductions  à  vingt-cinq  francs  la  feuille  pour  M.  Panckoucke, 
va-t'en,  va-t'en,  paria!  tu  n'es  plus  des  nôtres,  tu  n'es  plus  notre 
frère,  tu  n'es  plus  le  facile  bohémien  qui  improvisait,  mollement 
couché  au  soleil,  sous  l'ombre  du  hêtre;  tu  es  un  savant,  un 
annotateur,  un  homme  à  palmes  vertes,  en  un  mot  tout  ce  qu'on 
n'est  plus;  malheureux  et  infortuné!  tu  commenceras  comme  finit 
Charles  Nodier;  tu  seras  de  l'Institut,  et  encore  de  l'Académie  des 
inscriptions,  à  côté  de  M.  Raoul  ! 


II 


Bilan  de   la  littérature  facile.  —  Le  roman  :  Notre-Dame  de  Paris, 

Stella,  la  Peau  de  chagrin,  la  Vigie  de  Kuat-Ven,  les  deux  Cadavres,  elc. 

—  Les  contes  et  les  conteurs  :  I  éon  Gozlan,  Michel  Raymond,  Mérimée. 

Balzac,  etc.  —  Anathème  de  M.  N isard  conlrc  les  femmes  de  lettres.  — 

George  Sand  oubliée.  —  Le  drame  moderne. 


J'ai  tort,  Nisard;  je  m'emporte  :  raisonnons.  Mon  premier  feu 
jeté,  —  car  c'est  là  une  des  habitudes  de  la  litérature  facile  de  dire 
tout  d'abord  ce  qu'elle  a  sur  le  cœur,  sauf  à  déduire  ses  raisonne- 
ments ensuite,  —  vous  verrez,  j'espère,  que,  si  la  littérature  facile 
manque  de  génie,  elle  ne  manque  pas  de  logique,  ce  grand  apanage 
delà  littérature  difficile,  qui  a  si  peu  besoin  d'esprit. 

Ainsi  votre  factumse  divise  en  deux  points  :  il  attaque  les  ou- 
vrages d'abord,  les  auteurs  ensuite.  La  première  chose  qui  vous 
tombe  sous  la  main,  c'est  le  roman.  Vous  trouvez  le  roman  une 
chose  insipide;  je  le  pense  comme  vous  :  on  en  fait,  dites-vous, 
de  misérables  depuis  tantôt  deux  ans,  j'en  conviens;  mais  est-ce 
une  raison  pour  ne  pas  reconnaître  que  nous  devons  de  beaux  livres 
aux  romanciers  modernes?  Quel  beau  livre,  Noire-Dame  de  Paris! 


26  CRITIQUE  

quel  grand  style  !  Notre-Dame  de  Paris  est  un  roman  de  l'an 
passé.  Quel  joli  petit  livre,  Stello,  coquet,  plaintif,  ardent,  moqueur, 
littéraire!  Stello  est  un  roman  de  Tan  passé.  Quel  roman  inté- 
ressant et  dramatique,  à  tout  prendre,  la  Peau  de  chagrin  !  C'est 
un  chef-d'œuvre  de  l'année  passée.  Quel  récit  complet,  intéressant, 
spirituel,  moqueur,  récit  de  longue  haleine  s'il  eu  fut,  la  Vigie 
de  Koat-Yen  d'Eugène  Sue!  Encore  un  livre  de  cette  année,  un 
livre  d'hier.  PFavez-vous  pas  trouvé  aussi  que  M.  Frédéric  Soulié 
avait  fait  un  beau  et  noble  roman  cette  année,  les  deux  Cadavres? 
Dame  !  ce  sont  là  de  bonnes  preuves,  ce  sont  là  des  livres.  Il  faut 
bien  les  payer  par  une  foule  d'imitations  graveleuses  ou  insipides; 
ce  n'est  même  pas  les  payer  trop  cher.  Je  vous  assure  qu'en  ceci 
vous  avez  fait  une  injuste  confusion.  Vous  confondez  les  livres 
originaux  avec  les  imitateurs.  Ce  sont  ceux  qui  imitent.,  ceux  qui 
copient,  qui  font  de  la  littérature  facile  comme  vous  l'entendez. 
Pourquoi  donc  voulez-vous  que  le  chef  de  file  soit  responsable  de 
ceux  qui  marchent  après  lui,  et  pourquoi  voulez-vous  punir  Notre- 
Dame  de  Paris,  par  exemple,  des  plates  et  sottes  imitations  qu'elle 
a  produites"?  Au  contraire,  il  me  semble  que  c'est  un  grand  éloge 
pour  un  livre,  de  voir  toute  cette  myriade  d'imitations  et  de  copies 
qui  se  dressent  tout  à  coup  pour  lui  faire  cortège,  et  qui  s'étei- 
gnent comme  s'éteint  l'enthousiasme  de  la  foule ,  après  avoir 
poussé  son  cri  ! 

Après  le  roman,  vous  attaquez  le  conte.  Vous  avez  eu  raison 
encore.  C'est  une  grande  misère,  le  conte.  Je  ne  trouve  pas  que 
vous  ayez  encore  assez  dit  combien  c'était  une  chose  d'un  immense 
ennui,  quand  il  ennuie!  Oui,  mais  il  en  est  du  conte  comme  du 
roman  :  parce  que  la  tourbe  des  conteurs  est  immense,  parce  qu'elle 
élève  des  montagnes  de  volumes,  et  nous  fatigue  de  ses  inventions 
mesquines,  est-ce  là  un  motif  juste  et  sage  de  les  proscrire  en 
masse  à  l'exemple  du  bon  lieutenant  Godard?  Vous  parlez  de 
M.  Bouilly,  mon  cher  Nisard;  mais  ne  trouvez- vous  pas  que  vous 
êtes  trop  cruel,  ou  bien  ne  trouvez-vous  pas  que  nous  êtes  mala- 


DE   LA   LITTERATURE    FACILE  27 

droit  de  rappeler  un  des  plus  grands  services  de  la  littérature  facile 
que  vous  at laquez,  en  prononçant  le  nom  des  hommes  dont  cette 
littérature  nous  a  débarrassés  à  jamais?  Non,  heureusement,  il  n'y 
a  rien  de  commun  entre  M.  Bouilly  et  les  conteurs  de  nos  jours. 
Que  pensez-vous  donc  des  contes  de  Léon  Gozlan,  ce  jeune  homme 
qui  ne  doit  pas  être  encore  usé,  même  pour  vous?  Et  des  contes 
de  Michel  Raymond,  cet  ouvrier  que  j'ai  connu  quand  il  était 
encore  à  son  atelier?  Et  que  vous  semble  des  contes  de  Mérimée, 
cette  charmante  et  élégante  manière  de  faire  de  la  comédie  et  du 
sarcasme?  Et  comment  trouvez-vous  surtout  les  bons  contes  de 
Balzac?  Ceux-là  sont  vifs,  animés,  bien  commencés,  bien  intri- 
gués. Trouvez-vous,  même  en  remontant  plus  haut  que  M.  Bouilly, 
un  conte  plus  intéressant  que  la  première  partie  de  Y  Histoire  des 
Treize?  Prenez  garde  à  ce  que  vous  faites,  mon  cher  Nisard  !  11 
faut  qu'il  y  ait  des  gens  malencontreux  qui  aient  déjà  donné  le 
même  conseil  que  vous  à  M.  de  Balzac.  Depuis  quelque  temps, 
M.  de  Balzac  a  renoncé  à  la  littérature  facile  :  il  ne  fait  plus  de 
contes,  il  ne  fait  plus  que  des  romans!  et  quels  romans!  des  ro- 
mans d'économie  politique  !  Il  met  en  romans  les  chapitres  de 
la  Bruyère  et  de  Mercier;  il  fait  de  la  littérature  difficile  en  un  mot . 
Le  public  ne  le  reconnaît  plus,  il  lui  crie  en  vain  d'un  ton  dolent  : 
«  Monsieur  de  Balzac,  faites-nous  donc  un  de  ces  beaux  coules  que 
vous  faisiez  si  bien,  s'il  vous  plaît  !  » 

Vous  êtes  donc  injuste  pour  le  conte  comme  vous  l'étiez  pour 
le  roman.  Le  conte  n'est  pas  tombé  si  bas,  qu'il  n'ait  produit  d'ex- 
cellentes pages.  Je  crois  même,  sauf  meilleur  avis,  que  roman  et 
conte  ont  gagné  quelque  chose  à  être  faits  de  nos  jours.  Cherchez 
au  loin!  Que  trouvez-vous  en  fait  de  romans,  en  fait  de  contes? 
I^es  romans  de  l'abbé  Prévost,  n'est-ce  pas?  et  les  contes  moraux 
de  Marmontel  ;  car  les  contes  de  Voltaire  sont  de  véritables  et  ad- 
mirables satires.  Mais  ne  pensez-vous  pas  que  c'est  être  aussi 
bien  dur  que  de  vouloir  prouver  à  ce  que  vous  appelez  la  litté- 
rature facile  qu'elle  ne  sait  même  pas  faim  les  choses  les  plus 


28  CIVITIQI'E 

faciles,   pas   même  écrire   un   roman,    pas  même  inventer  un 
coûte? 

Quant  à  ce  qui  regarde  les  femmes,  sur  lesquelles  votre  colère 
tombe  dru  comme  la  grêle,  il  me  semble  que  vous  les  maltraitez 
bien  fort,  ces  pauvres  femmes.  Depuis  le  dernier  anathème  de  Le- 
brun, le  poëte,  celui  qu'on  appelait  Lebrun-Pindare,  tout  exprès 
sans  doute  pour  vous  mettre  de  mauvaise  humeur,  je  ne  crois  pas 
que  les  femmes  aient  été  aussi  maltraitées  qu'elles  l'ont  été  dans 
votre  philippique.  Comment  donc  !  les  femmes  elles-mêmes  font  de 
la  littérature  facile?  Et,  là-dessus,  vous  entrez  en  colère.  Mais 
quelle  littérature  voulez-vous  qu'elles  fassent,  sinon  la  littérature 
facile  et  la  plus  facile  de  toutes?  Ne  savez-vous  pas  qu'en  ces 
sortes  de  choses  un  peu  de  galanterie  est  nécessaire?  M'en  vou- 
lez-vous beaucoup  pour  avoir  loué  les  Heures  du  soir  quelque  part'/ 
Croyez-vous  que  les  femmes  littéraires  d'autrefois  aient  été  d'une 
littérature  plus  difficile?  Ayez-vous  été  dupe,  par  hasard,  de 
madame  Desboulières,  de  madame  de  Tencin,  de  mademoiselle  de 
la  Fayette,  et  autres  renommées  féminines?  Pourquoi  donc  voulez- 
vous  que  notre  siècle  soit  moins  indulgent  pour  le  beau  sexe  (je 
dis  beau  sexe  pour  vous  faire  enrager  quelque  peu),  et  pourquoi 
lui  défendez-vous  de  fabriquer,  à  notre  exemple,  son  roman  ou  son 
drame?  En  ceci  encore  vous  avez  tort  ;  d'autant  plus  tort  que,  dans 
ce  rapide  anathème  contre  les  femmes,  vous  avez  oublié  de  dire 
que,  cette  année  même,  avant-hier,  tout  à  l'heure  venait  de  se 
révéler  et  d'éclater  tout  à  coup  une  femme  dont  les  deux  premiers 
romans  sont  des  chefs-d'œuvre.  0  déclamateur  à  la  lente  mâchoire, 
comment  avez-vous  pu  oublier  si  vite  ces  deux  sœurs  jumelles, 
îndiana  et  Yalentine?  Et  même,  on  peut  en  parler  entre  hommes, 
comment  n'avez-vous  pas  rendu  justice  au  style  de  Lélia?  Lélia, 
cette  horrible  création,  mais  riche  d'un  si  magnifique  style!  Je 
sais  bien  que  vous  pourrez  vous  tirer  de  cette  difficulté  en  me 
soutenant  que  l'auteur  à' Indiana,  de  Yalentine,  de  Lélia,  n'est 
ni  un  homme  ni  une  femme  :  discrimen  obscur um,   comme  dit 


DE    LA   LITTERATURE   FACILE  29 

Horace,  et  j'avoue  que,  cette  fois,  je  serais  bien  près  d'être  de 
votre  avis. 

Voici  donc  que  vous  êtes  déjà  convaincu  de  trois  grandes  injus- 
tices dans  votre  grand  manifeste  contre  la  littérature  facile  : 

1°  Votre  mot  nouveau,  la  littérature  facile,  n'est  pas  assez  dé- 
fini ;  c'est  un  mot  vague,  un  mot  injuste  en  ce  qu'il  enveloppe  dans 
le  même  blâme  tous  les  auteurs  contemporains  ;  c'est  un  mot  in- 
complet en  ce  qu'il  ne  regarde  que  les  intérêts  matériels  de  la  lit- 
térature du  jour  ;  c'est  un  mot  vide,  si  vous  l'employez  pour  définir 
la  littérature  courante,  celle  qui  nous  occupe  tous,  la  seule  qui 
attire  l'attention  publique,  la  seule  que  demandent  les  libraires, 
la  seule  qui  se  soit  fait  jour,  même  à  travers  une  révolution. 

2°  Votre  attaque  est  injuste  ;  car,  au  lieu  de  se  contenter  d'im- 
moler les  copies,  elle  immole  les  originaux  ;  au  lieu  de  frapper  les 
copistes,  elle  frappe  les  modèles.  Voire  colère  ne  fait  abstraction 
de  personne;  tout  le  monde  y  passe,  l'homme  de  talent  et  son  co- 
piste qui  n'en  a  pas;  le  livre  admiré  par  le  public,  et  le  livre  que 
le  public  a  sifflé.  Vous  êtes  plus  cruel  que  Sganarelle  ;  Sganarelle 
convenait  qu'il  y  avait  fagots  et  fagots,  vous  ne  voulez  pas  conve- 
nir, vous,  qu'il  y  a  livres  et  livres,  romanciers  et  romanciers,  con- 
teurs et  conteurs  ! 

3°  Votre  partialité  contre  les  femmes  est  évidente.  Vous  avez 
oublié  de  mentionner  comme  correctif  à  vos  reproches  la  femme 
qui  écrit  le  mieux  de  nos  jours,  femme  ou  homme,  parmi  les 
hommes  comme  parmi  les  femmes.  Mais  je  suis  bien  niais  de  dé- 
fendre les  femmes  contre  vous,  Nisard  ;  elles  sauront  bien  se  dé- 
fendre elles-mêmes  ;  seulement,  croyez  mon  conseil,  vous  qui  êtes 
un  grand  voyageur,  vous  le  peintre  des  Pyrénées,  qui  en  savez 
•tous  les  orages,  qui  en  avez  gravi  les  sommets  les  plus  escarpés, 
De  vous  hasardez  pas  de  sitôt  sur  le  mont  Rhodope. 

Les  trois  points  de  la  question  étant  parfaitement  éclaircis,  il 
me  resterait  à  défendre  le  drame  contre  vos  passions.  Mais,  comme 
c'esl  là  mon  pain,  mon  devoir  et  mon  bonheur  de  tous  les  jours, 


30  CRITIQUE 

attaquer  le  drame  qui  se  fait  aujourd'hui,  me  prosterner  devant 
Shakspeare  et  ramper  humblement  jusqu'aux  pieds  de  Molière 
pour  baiser  la  divine  poussière  de  son  soulier,  je  n'irai  pas  réfuter 
contre  vous  ce  que  j'ai  dit  si  souvent  et  tout  seul.  Donc,  je  dis 
comme  vous  :  le  drame  moderne  est  mauvais.  C'est,  la  plupart  du 
temps,  un  horrible  cauchemar,  un  sanglant  mensonge  qui  n'est 
même  pas  raconté  en  français;  voilà  ce  que  je  dis  toute  l'année; 
mais  plus  que  vous  je  suis  juste.  Il  est  juste,  en  effet,  à  propos 
de  drame,  de  reconnaître  tout  ce  qu'ont  fait  quelques  hommes  que 
vous  auriez  pu  louer  en  passant,  ne  fût-ce  que  comme  un  à-propos 
de  bonne  compagnie  :  M.  Scribe,  par  exemple,  qui  a  tué  la  haute 
comédie,  mais  qui,  grâce  à  tant  de  riens  charmants,  est  l'homme  qui 
a  le  plus  amusé  notre  époque.  Et  même,  avant  M.  Scribe,  il  fallait 
louer  Alexandre  Dumas  d'avoir  fait  Henri  III,  Christine,  Antony, 
la  Tour  de  Xesle,  Richard  Darlington;  il  fallait  prévoir,  car  vous 
n'êtes  pas  un  de  ces  critiques  novices  qui  ne  savent  rien  prévoir 
et  qui  servent  en  voulant  nuire,  il  fallait  prévoir  les  deux  derniers 
actes  à'Angèle;  certes,  ce  ne  sont  pas  là  des  compositions  qui  se 
doivent  oublier.  Ces  drames,  tels  qu'ils  sont,  sont  encore  à  part 
dans  la  jeune  école.  J'aimerais  mieux  avoir  fait  le  plus  mauvais 
drame  de  la  littérature  facile,  que  la  tragédie  la  plus  admirée  de  la 
littérature  difficile  de  l'Empire.  Vous  reprochez  aux  poètes  drama- 
tiques le  sang  qu'ils  répandent  ;  aimez-vous  mieux  le  poison  que 
Crébillon  prodigue"?  Vous  parlez  de  l'audace  du  drame  moderne; 
eh  bien,  si  cette  audace,  poussée  à  bout,  doit  produire  enfin  un 
chef-d'œuvre,  aurez-vous  la  force  de  vous  en  plaindre?  Le  drame 
en  est  aux  vagissements,  dites-vous?  C'est  peut-être  parce  qu'il 
enfante!  Laissez-le  donc  enfanter  librement,  et  n'allez  pas  mordre 
le  sein  de  sa  nourrice,  c'est  un  lait  qui  pourrait  vous  porter  malheur! 


DE    LA    LITTERATURE    FACILE 


III 


Quel  est  le  vrai  coupable.  —  Le  moyen  d'être  lu.  —  La  Manon  Lescaut 
littéraire.  —  Nécessité  de  la  production  rapide.  —  Une  supposition  heu- 
reusement impossible.  —  Évocation  de  la  littérature  défunte. 


Vraiment,  vraiment,  plus  j'avance  dans  ma  réplique,  plus  je 
trouve  que  vous  êtes  injuste  et  cruel.  Vous  voyez  que  je  vous  suis 
pas  à  pas,  que  je  ne  passe  pas  un  de  vos  arguments  sous  silence, 
que  j'ai  une  réponse  à  toutes  vos  questions,  à  toutes  vos  plaintes. 
Que  si,  après  avoir  jugé  vos  jugements  sur  les  trois  genres,  le 
roman,  le  conte,  le  drame,  je  vous  ai  prouvé  que  vous  étiez  au 
moins  ingrat  de  ne  pas  vous  souvenir  des  bonnes  choses  que  vous 
aviez  déjà,  au  moins  impatient  de  désespérer  sitôt  de  littérateurs 
qui  n'ont  pas  trente  ans ,  qu'arriverait-il  si  j'en  appelais  de  vos 
jugements  sur  les  personnes?  C'est  pour  le  coup  que  votre  mauvaise 
humeur  vous  emporte  trop  loin.  C'est  en  vain  que  vous  avez  soin 
de  ne  pas  nommer  vos  victimes,  toutes  vos  victimes  se  sont  nom- 
mées sur  les  marges  de  ce  manifeste  ambitieux.  Que  doivent-ils 
penser  tous  ceshommes  qui  commencent  et  dont  les  commencements 
sont  entourés  d'honneurs  et  de  respects  en  voyant  que  vous  déses- 
pérez de  leur  avenir?  Victor  Hugo  tout  le  premier.  lia  fait  de  belles 
odes,  vous  en  convenez  ;  il  est  un  grand  écrivain  et  un  grand  poëte, 
il  a  soulevé  chez  nous  mille  questions  d'art  et  de  poésie,  vous  l'a- 
vouez, et,  parce  qu'il  lui  a  plu  de  porter  la  poésie  sur  la  scène, 
parce  qu'il  a  voulu  traîner  sur  le  théâtre  les  idées  terribles  qui 
l'obsédaient  dans  ses  romans,  voici  que  vous  creusez  la  fosse  du 
poëte ,  voici  que  vous  lui  répétez  la  seule  phrase  latine  qu'aient 
jamais  sue  par  coeur  l<'s  littérateurs  de  rEmpirc  :  SU  tibi  terra 


3-2  CRITIQUE 

levis  !  Victor  Hugo  enterré  dans  ses  drames  !  Mais  la  chose  est 
impossible  !  Ce  serait  le  jeune  Macchabée  enseveli  sous  son  éléphant  ! 
Victor  Hugo  est  plus  fort  que  Macchabée,  il  se  dégagera  de  l'animal 
qui  ré  touffe  ,  il  comprendra  que  le  théâtre  a  des  limites,  pendant 
que  sa  passion,  à  lui,  Victor  Hugo,  n'a  pas  de  limites.  Victor  Hugo 
mort  et  enterré  sous  Marie  Tudor!  enterré  par  vous...!  mais 
vous  n'y  pensez  pas ,  monsieur  Nisard  !  mais  vous  n'avez  pas  pu 
dire  cela  sans  terreur!  Et  que  deviendrions-nous,  nous  autres,  si 
M.  Hugo  était  déjà  épuisé  par  la  littérature  facile?  S'il  était  épuisé, 
nous  serions  morts,  nous  autres  ;  les  vers  seraient  déjà  à  nos  cada- 
vres. Non,  non,  il  n'est  pas  mort,  le  grand poëte;  il  y  en  a  même 
qui  prétendent  que  sa  croissance  n'est  pas  entière  encore.  Creusez 
donc  sa  tombe  si  vous  voulez,  notre  sinistre  fossoyeur,  mais  faites- 
la  vaste  et  profonde,  plus  profonde  que  celle  d'Yorick.  Puis,  quand 
elle  sera  faite,  laissez-la  ouverte  :  si  elle  ne  sert  pas  à  Victor  Hugo, 
elle  servira  à  une  douzaine  de  ses  satellites  en  littérature  facile  ; 
vous  viendrez  ensuite,  vous  prendrez  la  pelle,  et  vous  rejetterez  la 
terre  des  deux  côtés  sur  tous  ces  morts  que  vous  aurez  tués  avant 
le  temps.  Un  De  profanais,  s'il  vous  plaît  ! 

Ainsi  sont  traités  par  vous  tous  ceux  qui  écrivent  :  vous  ne 
donnez  de  trêve  à  personne,  vous  ne  faites  de  quartier  à  personne. 
A  vous  entendre, l'un  écrit  trop  peu,  et  il  se  perd;  un  autre  fabrique 
beaucoup  trop  ,  et  il  se  perd.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  cet  honnête  et 
consciencieux  bibliophile  Jacob  que  vous  n'accusiez  ,  bien  à  tort, 
de  noyer  sa  précieuse  érudition  dans  un  lavage  de  petits  détails. 
Pauvre  et  savant  bibliophile  !  qui  lui  eût  dit  qu'on  lui  ferait  un 
crime  d'une  chose  qui  lui  a  tant  coûté,  l'eût  bien  étonné,  sur  ma 
parole  !  Mais  ne  voyez-vous  pas,  éclectique  impitoyable,  à  ce  propos, 
une  autre  cause  de  vos  injustices?  Vous  accusez  les  maîtres  de 
la  littérature  facile,  vous  leur  reprochez  tous  leurs  écarts,  et  vous 
ne  songez  pas  à  accuser  le  public.  Pourquoi  laisser  le  public  en 
paix,  pendant  que  vous  agitez  le  monde  littéraire?  Le  public  est 
en  ceci  le  vrai  coupable  ;  c'est  le  public,  tout  autant  que  les  au- 


DE   LA   LITTERATURE    FACILE  33 

leurs,  qui  fait  ses  romans,  ses  contes  et  ses  drames.  C'est  le  public 
qui  a  jeté  sur  les  vers  de  Dorât  la  poussière  des  papillons,  et  qui  a 
trempé  dans  l'arc-en-ciel  la  plume  de  ce  marquis  exécuté.  C'est  le 
public  qui  a  forcé  Molière,  le  père  du  Misanthrope,  de  reconnaître 
Scapin  pour  un  de  ses  bâtards ,  et  de  l'envelopper  dans  un  sac 
ridicule.  C'est  le  public  qui  a  farci  nos  romans  de  tant  d'adultères 
que  vous  ne  comprenez  pas  et  qui  vous  font  justement  horreur,  à 
vous,  l'heureux  et  nouveau  marié  d'une  chaste  jeune  fille  d'An- 
gleterre. C'est  enfin  le  public  qui  a  voulu  que  le  bon,  l'excellent 
bibliophile,  mêlât  sa  science  à  l'action  d'un  roman  futile  ;  si  le  biblio- 
phile n'eût  pas  fait  son  roman,  adieu  sa  science  !  on  n'eût  pas  voulu 
pour  rien  de  sa  science.  Le  bonhomme,  qui  y  voit  clair,  a  compris 
cela  mieux  que  vous.  Il  a  suivi  le  vieux  précepte,  il  a  imbibé  de  miel 
les  bords  du  vase,  il  a  caché  le  serpent  sous  les  fleurs,  ila  été  grivois, 
malicieux  et  fou,  et  peu  farouche,  afind' avoir  le  droit  d'être  savant 
en  public.  Il  ne  faut  donc  pas  lui  en  vouloir,  à  cet  honnête  homme 
de  bibliophile  :  ilafaitde  son  mieux,  il  a  fait  tout  ce  qu'il  pouvait, 
tout  ce  qu'il  devait  faire.  M.  Alexis  Monteil,  un  autre  savant,  avait 
suivi  le  même  chemin  que  le  bibliophile  Jacob ,  et  s'en  était  bien 
trouvé.  Voilà  cependant  où  en  sont  réduits  tous  les  hommes  de  la 
littérature  difficile  qui  veulent  être  lus  quelque  peu!  C'est  bien  la 
peine  d'être  savant  pour  être  forcé  de  laisser  sa  scienee  sur  le 
seuil  de  la  renommée  !  Enfin,  que  d'exemples  je  pourrais  vous  citer, 
Nisard ,  qui  vous  feraient  rentrer  en  vous-même  !  Je  n'en  veux 
qu'un.  Vous  avez  lu  Y  Histoire  de  Charles-Edouard  :  c'est  un  livre 
consciencieux,  bien  fait,  plein  d'intérêt,  un  livre  qui  tientéminem- 
ment  à  la  littérature  difficile  ;  eh  bien ,  un  littérateur  facile  a  fait 
un  roman  de  l'histoire  de  Charles-Edouard,  et  le  public  a  couru  au 
roman,  qui  est  insupportable,  tout  autant  qu'il  avait  couru  à  l'his- 
toire ,  qui  est  excellente!  Ne  parlez  donc  pas  de  votre  littérature 
difficile  à  des  qens  du  métier  comme  moi  ! 

Faisons  mieux;  faites  mieux,  Nisard  :  reconnaissez  avec  moi 
qu'il  n'y  ;i  point  de  littérature  facile,  point  de  littérature  difficile  ; 


34  CRITIQUE 

il  v  a  de  la  bonne,  il  y  a  de  la  mauvaise  littérature,  et  voilà  tout.  11  y 
a,  il  est  vrai,  une  littérature  pour  tous  les  jours  :  une  littérature 
improvisée  qui  arrive  à  tous  facile  et  rieuse,  sans  prétention,  peu 
doctorale,  peu  systématique ,  aimable  et  bonne  fille  qui  ne  veut  que 
vous  plaire,  qui,  pour  vous  plaire,  jettera  quelquefois  son  bonnet  au 
vent;  elle  s'abandonne  au  premier  venu  qui  lui  fera  volontiers  le 
sacrifice  de  sa  robe  nuptiale,  mais  jamais  elle  ne  trahira  sa  langue 
maternelle.  Je  compare  cette  littérature  courante,  cette  improvi- 
sation de  toutes  les  heures,  à  l'héroïne  d'un  roman  de  l'abbé  Pré- 
vost, à  Manon  Lescaut.  Vive  la  Manon  Lescaut  littéraire!  Elle  allait 
entrer  au  couvent  pour  y  mener  une  vie  sérieuse;  à  la  porte  du 
couvent,  elle  rencontre  un  beau  jeune  homme  :  adieu  la  vie  sérieuse  ! 
Vive  Dieu  !  Manon,  vous  vous  jetez  dans  de  beaux  désordres;  et 
que  dira  votre  grand-père?  Mais  mademoiselle  Manon  ne  pense  pas 
à  son  grand-père,  elle  pense  aux  beaux  jeunes  seigneurs  qui  la 
trouvent  belle;  elle  pense  aux  folles  joies  de  la  nuit,  aux  mystères 
du  jour,  à.  ce  hasard  bienveillant  qui  est  son  dieu;  elle  pense  à 
être  heureuse,  libre,  riche,   aimée!    Honni  soit   qui  jettera  la 
première  pierre  à  l'aimable  Manon!  Malédiction  sur  le  vieillard 
transi  qui  la  dénonce  au  préfet  de  police  pour  une  charmante  tra- 
hison de  plus  qu'elle  aura  faite  !  Et  voilà  justement  ce  que  vous 
avez  fait,  Nisard  !  Vous  vous  êtes  conduit  en  amant  transi  avec  la 
bonne  et  folâtre  Manon  ;  vous  l'avez  dénoncée  à  l'indignation 
publique,  ce  terrible  préfet  de  police;  vous  l'avez  condamnée  à  la 
déportation,  la  fille  de  joie  littéraire!  Fi!  Nisard,  cela  est  honteux, 
cela  est  d'un  pédant  doublé  d'un  sot  d'être  si  cruel!  Revenez  donc- 
sur  votre  premier  arrêt,  monseigneur!  laissez-vous  fléchir!  écoutez- 
nous  !  ne  chassez  pas  la  littérature  facile.  Que  fera  Paris  sans  elle? 
La  littérature  facile  est  la  littérature  des  oisifs,  qui  aiment  à  lire 
sans  fatigue  ;  des  difficiles,  qui  aiment  à  lire  sans  juger;  des  par- 
venus, qui  aiment  à  lire  sans  efforts;  des  femmes,  qui  aiment  à  lire 
sans  se  fatiguer  à  retenir  des  faits  et  des  dates  ;  cette  littérature- 
là  est  vraiment  la  littérature  facile:  c'est  surtout  d'elle  qu'on  pour- 


DE   LA    L1TTERATUHE    FACILE  35 

raitdire  ce  que  dit  Cicéron  des  belles-lettres  :  elle  va  à  la  ville, 
elle  nous  suit  à  la  campagne ,  elle  nous  distrait  à  la  maison  , 
elle  nous  occupe  au  dehors,  elle  est  le  délassement  du  jeune  âge  et 
la  distraction,  sinon  la  consolation,  de  la  vieillesse.  Eh!  pourquoi, 
je  vous  prie,  en  vouloir  si  fort  à  cette  littérature  de  tout  le  monde,  à 
la  portée  de  tous?  pourquoi  donc  sacrifier  l'aimable  et  facile  grisette 
à  l'ennuyeuse  pruderie  des  grandes  dames?  Elle  est  complaisante, 
celle-là;  elle  veut  ce  que  vous  voulez,  elle  dit  ce  que  vous  dites; 
vous  l'appelez,  elle  vient  ;  vous  la  rejetez,  elle  s'en  va;  vous  l'inter- 
rogez, elle  répond;  cruel  Nisard,  vous  êtes  le  premier,  j'imagine, 
qui  se  soit  jamais  emporté  contre  cette  facile  littérature.  Laissez-la 
vivre  de  sa  vie,  laissez-la  mourir  de  sa  belle  mort  et  laissez-la 
renaître  demain  ;  après-demain,  vous  passerez,  et  elle  ne  sera  plus  ; 
le  cabinet  de  lecture  l'attend,  le  salon  la  demande  ;  du  salon,  elle  ira 
à  la  mansarde  ;  de  la  mansarde,  à  la  loge  du  portier  ;  elle  est  le  lien 
de  la  grande  dame  et  de  la  grisette ,  elle  unit  le  petit  monde  au 
grand  monde.  La  littérature  facile!  mon  Dieu!  mais  elle  a  été  le 
rêve  des  plus  grands  génies ,  mais  tout  leur  effort  a  tendu  à  cela  : 
devenir  populaires.  Il  n'y  a  pas  de  grand  homme  qui  ne  lui  ait 
sacrifié  quelque  chose.  Aspasie  appelait  cela  très-élégamment 
sacrifier  aux  grâces.  Vous  auriez  été  moins  sévère  pour  la  littéra- 
ture facile ,  mon  cher  Nisard,  si  vous  vous  étiez  rappelé  Anacréon 
dans  la  Grèce  au  bon  temps,  Horace  au  siècle  d'Auguste,  Ariosteen 
Italie,  Addisonen  Angleterre,  Voltaire  partout,  et  une  foule  d'autres 
écrivains  faciles...  que  vous  connaissez  aussi  bien  que  moi. 

Mais,  pour  être  simple  et  souple,  abondante  et  sans  façon,  à  la 
portée  de  tous ,  cette  littérature  de  tous  les  jours,  cette  littérature 
facile,  comme  vous  dites,  n'est  pas  tellement  facile,  qu'elle  soit  tout 
d'abord  à  la  portée  du  premier  écrivain  venu.  Il  me  semble,  au 
contraire  ,  que  ce  sera  un  des  éloges  que  la  postérité  fera  à  notre 
époque  ,  d'avoir  trouvé  tout  d'un  coup  tant  de  jeunes ,  ardents  et 
infatigables  écrivains  pour  suffire  à  toutes  les  exigences  du  moment. 
Vous  attaquez  la  littérature  facile  !   mais  songez  donc  à  tout  ce 


36  CRITIQUE 

qu'elle  occupe,  à  tout  ce  qu'elle  produit!  Depuis  le  grand  journal 
qui  traite  des  grands  intérêts  de  la  politique,  qui  défend,  qui  attaque, 
qui  détruit  ou  qui  fonde,  jusqu'au  petit  journal,  malin,  fron- 
deur, sceptique,  cruel,  sans  frein,  qui  tire  au  caprice  une  flèche, 
un  trait  qui  brûle,  une  épigramme  vivante,  comme  l'autre  est  un 
conseil  vivant;  depuis  la  Revue  savante,  philosophique,  qui  voyage 
au  loin,  jusqu'à  la  Revue  de  la  ville,  qui  s'occupe  de  nos  mœurs, 
de  nos  poètes,  de  nos  écrivains,  de  nos  chefs-d'œuvre  du  jour; 
depuis  le  pamphlet  sanglant  et  cruel ,  qui,  sous  prétexte  de  parler 
de  modes  et  de  chiffons,  se  livre  à  des  personnalités  plus  que  royales, 
jusqu'au  journal  des  petits  enfants,  qui  se  fait  petit  avec  eux  ,  et 
parle  leur  langage,  et  s'occupe  de  leurs  petits  chagrins,  de  leurs 
joies  naïves  ;  du  gros  dictionnaire  où  tout  s'entasse,  au  petit  livre 
qui  résume  en  quelques  chapitres  toutes  les  sciences;  de  l'Ency- 
clopédie au  prospectus,  du  livre  de  luxe  au  Magasin  à  deux  sous  ; 
en  un  mot,  tout  ce  que  la  grande  France  dépense  d'idées,  de  style, 
d'instruction,  d'intérêt,  d'oisiveté,  de  passion,  d'émotions  de  tout 
genre,  tout  cela  est  de  la  littérature  facile.  Or,  tout  cela,  convenez- 
en,  use,  à  toute  heure  et  chaque  jour,  plus  de  style,  plus  d'idées, 
plus  de  talent,  qu'on  n'en  a  jamais  usé  dans  les  beaux  temps  de 
la  littérature  difficile,  quand  on  ne  savait  lire  qu'à  Paris  dans  toute 
la  France,  qu'à  la  cour  dans  tout  Paris! 

Que  vous  seriez  bien  surpris  si,  tout  à  coup,  elle  s'écroulait  à  votre 
premier  souffle  ,  cette  littérature  ,  notre  besoin  de  tous  les  jours  ! 
J'ai  grande  envie  que  nous  en  fassions  l'essai.  Eh  bien,  j'y  consens  ; 
revenons  à  cette  grande  fosse  que  vous  creusiez  tout  à  l'heure  ; 
faites-la  vaste  et  profonde;  nous  allons,  comme  les  femmes  grec- 
ques, danser  en  rond,  et  nous  jeter,  les  uns  après  les  autres,  dans 
l'abîme. 

C'en  est  fait,  nous  voilà  morts'  Nous  y  sommes  tous,  grands  et 
petits,  tous  morts,  tous  ensevelis  dans  nos  romans,  dans  nos  contes, 
dans  nos  feuilletons,  froid  et  triste  linceul  !  Vous  allez  me  trouver 
bien  vaniteux,  Nisard!  mais,  je  vous  prœ,  dans  ce  profond  silence 


DE   LA   LITTERATURE   FACILE  37 

de  la  littérature  facile,  quelles  voix  se  feront  entendre?  Dès  demain, 
il  faudra  servir  à  la  France  sa  portion  de  chaque  jour;  dès  de- 
main, en  se  réveillant,  laFrance  demandera  à  son  lever  ses  journaux, 
grands  et  petits,  lespetitsjournaux  avant  les  grands;elle  demandera 
ses  romans,  ses  contes,  ses  livres,  ses  prospectus,  ses  revues  et  ses 
drames  ;  il  faudra  donc,  pour  suffire  à  cet  immense  besoin  sans  cesse 
assouvi  et  renaissant  toujours,  nous  dans  la  tombe,  tirer  de 
leur  sépulcre,  de  leur  académie,  veux-jedire,  les  anciens  faiseurs  de 
littérature  difficile.  Vous  voyez  d'ici  le  désordre  :  ils  reviendront  à 
petits  pas,  comme  les  ombres  de  Robert  le  Diable,  tous  les  faiseurs 
émérites  de  la  littérature  impossible?  Hélas!  c'en  est  fait,  Dumas  est. 
absent  du  théâtre,  l'auteur  de  Pertinax  y  remonte,  et,  dès  demain, 
on  reprend  sa  dernière  tragédie,  jouée  une  fois  par  mademoiselle 
Duchesnois  ;  Victor  Hugo  s'est  fait  capitaine,  il  porte  une  épée  : 
aussitôt,  nous  demandons  nos  odes  et  nos  cantiques  au  bon- 
homme Campenon;  Scribe  est  dans  ses  terres,  revient  M.  Alexandre 
Duval  pour  faire  la  comédie;  l'Opéra  passe  de  M.  Mélesville  à 
M.  Etienne,  ce  grand  homme  d'État  qui  a  fait  le  Rossignol;  la 
Revue  de  Paris  s'éclipse,  son  enveloppe  feuille-morte  pâlit,  et  la 
voilà  remplacée  par  le  Mercure  galant;  la  charade,  le  logogriphe, 
la  pièce  de  vers,  l'épître,  l'allusion,  la  fable  politique,  les  notices, 
les  petites  biographies,  la  comédie  en  cinq  actes,  la  tragédie  en 
cinq  actes,  le  poème  descriptif,  le  poëme  épique  en  prose,  les  colins 
d'opéra-comique,  tout  le  gros  esprit,  toutes  les  grâces  stupides, 
tout  l'Empire,  tout  l'Institut,  tous  ces  grands  messieurs  cà  travers 
lesquels  nous  avons  passé  avec  tant  de  peine  et  qui  vous  attendent, 
et  qui  vous  prendront  au  passage...,  au  même  instant,  tout  cela 
revient,  danse  et  tourne,  chante  et  souille,  déclame  et  glousse  sur 
la  tombe  de  la  littérature  que  vous  venez  d'enterrer  à  jamais,  mon- 
sieur Nisard  ! 

Oui-da,  cala  place  de  nos  romans,  de  nos  contes,  de  nos  drames 
(je  vous  aime  encore  assez  pour  vous  crier  :  «  Prenez  garde,  Nisard  ! 
rangez-vous!  »),  voici  les  histoires  de  M.  Bouilly,  les  contes  de 


38  CRITIQUE 

M.  Ducray-Duminil,  les  mélodrames  de  M.  Caigniez,  et  les  romans 
de  M.  Pigault-Lehrun  ;  juste  ciel  ! 

Ah!  vraiment,  avant  de  venir  exhaler  votre  fureur  contre  la 
littérature  en  masse,  vous  auriez  dû  y  penser  à  deux  fois.  Vous 
avez  agi,  dans  votre  mauvaise  humeur,  comme  s'il  y  avait  derrière 
nous  une  littérature  toute  prête  à  nous  remplacer,  si  la  littérature 
moderne  était  enlevée.  Jusqu'à  présent,  en  effet,  un  siècle  litté- 
raire est  venu  après  un  autre  siècle.  Corneille  est  tout  près  de 
Racine,  Racine  n'est  pas  loin  de  Voltaire  ;  une  génération  litté- 
raire touche  à  une  autre  génération  littéraire;  mais  la  littérature 
moderne,  la  littérature  facile,  elle  ne  tient  à  rien,  elle  n'a  rien 
derrière  elle ,  personne  ne  l'a  précédée  dans  la  carrière  ;  elle  est 
venue  seule  et  par  elle-même,  elle  s'est  faite  tout  ce  qu'elle  est. 
Victor  Hugo  n'a  personne  derrière  lui,  Alexandre  Dumas  personne. 
Sainte-Beuve  aussi,  il  est  seul!...  Prolem  sine  maire  creatam  !  Au 
lieu  d'avoir  été  les  continuateurs  des  poètes  et  des  prosateurs,  leurs 
devanciers,  les  poètes  et  les  prosateurs  de  nos  jours  ont  deviné  l'art, 
ils  l'ont  fait  ce  qu'il  est,  ils  en  ont  posé  les  règles,  personne  ne  leur 
a  rien  enseigné  ;  ils  ont  tout  deviné,  le  présent  et  l'avenir,  quel- 
ques-uns même  le  passé.  Bien  plus,  ils  ont  été  forcés  de  coudoyer 
brutalement,  pour  parvenir,  tout  ce  qui  faisait  de  l'art  avant  eux  ; 
si  bien  que,  si  vous  les  ôtez  du  monde,  le  inonde,  qui  s'est  hâté 
(l'oublier  leurs  devanciers,  ne  saura  plus  à  quelle  littérature  se 
vouer;  ôtez  la  jeune  école  littéraire  de  la  France,  croyez-vous  que 
vous  trouverez,  derrière  cette  jeune  école  même,  des  restes  de 
prosateurs,  même  des  restes  de  poëtes?  Vous  trouverez  un  abîme, 
l'empereur!  et  derrière  l'empereur,  89,  autre  abîme  qui  sépare 
notre  génération  littéraire  du  xvme  siècle,  ce  grand,  puissant, 
spirituel  et  philosophique  moment  à?  la  pensée  humaine,  si  violem- 
ment et  à  jamais  interrompu  pour  la  France,  et  que  l'Allemagne 
seule  a  pu  continuer. 


DE    LA    LITTERATURE    FACILE  39 


IV 


Justice  distribu lï ve  de  M.  Nisard.  —  Les  combattants  et  les  déserteurs. 
—   Erreur  du  champion  de  la  littérature  difllcile.  —   Raison  de  son 
manifeste.  —  Les  gens  qu'il  tue.  —  La  province  vengée.  —  Les  choux  de 
Biron.  —  Le  cimetière  Panckoucke. 


Donc,  malgré  vous,  il  faut  vous  soumettre  à  cette  littérature  qui 
s'est  faite  toute  seule;  bien  mieux  :  il  faut  lui  savoir  gré  de  ses 
efforts,  et  reconnaître  que,  si  elle  a  quelque  chose  de  trop  hâté, 
c'est  la  faute  du  temps,  et  non  pas  la  faute  des  jeunes  écrivains. 
Nous  aussi,  nous  avons  supporté  les  grandes  conscriptions.  Quand 
la  vieille  garde  a  manqué,  l'Empire  a  mis  sur  le  dos  des  conscrits 
l'uniforme  de  sa  garde;  il  en  a  été  ainsi  pour  nous;  à  défaut  de 
vieux  combattants,  notre  époque  de  bataille  a  été  singulièrement 
avancée  par  la  disette  des  hommes,  et,  maintenant  que  nous 
sommes  déjà  de  la  vieille  garde  littéraire,  il  y  aurait  injustice  à 
ne  pas  reconnaître  notre  vingt-huitième  année,  florissante  et  verte 
sous  le  bonnet  à  poil  des  vieux  grognards.  Voilà  pourtant  ce  que 
vous  avez  fait,  monsieur  Nisard.  Vous  êtes  venu  prendre,  dans  la 
mêlée,  ceux  qui  se  battaient  encore  ;  et  ceux  qui  étaient  restés  en 
chemin,  vous  les  avez  épargnés.  Quoi  donc!  vous  attaquez  ceux 
qui  écrivent,  vous  jetez  vos  foudres  sur  la  littérature  agissante,  et 
vous  ne  parlez  pas  des  littérateurs  qui  ont  cédé  la  place  aux  plus 
intelligents,  aux  plus  infatigables?  Voyez  cependant  ce  que  vous 
faites  :  vous  immolez  sans  pitié  ceux  qui  produisent,  et  vous 
laissez  en  paix  ceux  qui  se  sont  arrêtés!  Par  exemple,  celui-ci, 
qui  était  un  habile  faiseur  de  jolies  comédies,  et  qui  s'est  laissé 
faire  sous-préfet  à  Saint-Denis;  celui-ci,  qui  était  un  satirique 
écrivain  de  comédie  politique,  el  qui  s'est  coupé  en  deux,  si  bien 


•iO  CRITIQUE 

qu'une  partie  de  ce  spirituel  Dufougerais  est  administrateur  des 
haras,  pendant  que  l'autre  partie  administre  le  ministère  de  l'inté- 
rieur ;  cet  autreétait  double  aussi,  il  faisait  de  la  satire  politique,  il 
avait  une  rime  pour  tous  les  noms,  un  nom  pour  toutes  les  rimes; 
il  a  déposé  sa  virulente  satire  on  ne  peut  dire  à  quel  seuil,  et  il  est 
allé  chacun  de  son  côté ,  on  ne  sait  où.  Il  y  en  avait  un  qui  était 
historien  et  grand  historien,  fougueux  et  entêté  jeune  homme,  il 
s'est  fait  ministre,  et  il  a  laissé  ses  œuvres  inachevées  pour  achever 
l'Arc  de  l'Étoile,  cette  œuvre  à  mille  corps,  sans  une  seule  tête, 
plus  horrible  que  le  monstre  d'Horace.  Que  vous  dirai-je?  Les 
noms  de  ceux  qui  se  sont  arrêtés  en  chemin  sont  innombrables. 
Une  moitié  de  l'ancien  Globe ,  par  exemple,  a  jeté  aux  orties  le 
bonnet  doctoral  et  la  robe  du-professeur  pour  prendre  l'habit  brodé 
et  le  pantalon  blanc  galonné  d'or  du  conseil  d'État  ;  d'autres  se 
sont  arrêtés  par  ennui;  celui-ci  s'est  enfoncé  dans  un  bureau,  et 
vous  demanderiez  vingt  fois  Clara  Gazul,  que  vous  ne  sauriez  où 
la  trouver,  la  piquante  comédienne  espagnole;  celui-là,  fantasque 
jeune  homme,  jette  au  public  un  beau  livre  tout  parfumé  de 
moyen  âge,  les  Mauvais  Garçons,  et,  à  peine  son  livre  imprimé,  il 
laisse  son  livre  à  ses  destinées  et  il  va  pendant  trois  ans  en  Orient,  en 
Grèce,  partout,  remuer  des  pierres  et  chercher  des  fièvres.  Ainsi 
a  fait  M.  de  Lamartine  :  il  s'est  retiré  du  monde  poétique;  il  est 
allé  à  la  chambre  des  députés  en  passant  par  l'Egypte,  où  il  a  laissé 
sa  fille,  inappréciable  trésor,  anneau  sans  prix  de  l'homme  le  plus 
heureux  du  monde,  que  la  mer  de  sable  ne  lui  rendra  jamais.  J'en 
ai  oublié  beaucoup  qui  se  sont  arrêtés  après  avoir  marché  ;  sans 
compter  ceux  qui  ont  changé  de  chemin  tout  à  coup,  et  que  la 
politique  a  choisis  comme  les  plus  forts  :  Armand  Carrel,  votre 
maître  actuel,  qui  était  évidemment  destiné  à  écrire  l'histoire,  le 
meilleur  élève  de  Tacite,  et  qui  est  devenu  un  journaliste!  Saint- 
Marc  Girardin,  cet  ingénieux,  ce  grand  écrivain  si  rempli  de  bon 
sens  et  de  verve,  homme  docte  et  homme  d'esprit.  Il  a  longtemps 
balancé  pour  savoir  s'il  ne  serait  pas  des  nôtres.  Sans  doute  il 


DE    LA    LITTERATURE    FACILE  41 

aura  eu  peur  de  tout  ce  qu'il  fallait  produire!  Alors  il  a  pris  deux 
chaires  en  Sorbonne  :  la  chaire  de  M.  Guizot,  cet  autre  historien 
qui  a  changé  de  route,  lui  aussi,  et  la  chaire  d'un  homme  qui  est 
mort  et  qui  s'était  arrêté  depuis  longtemps.  Voilà,  ou  je  me  trompe 
fort,  un  tableau  très-exact  des  pertes  irréparables  qu'a  faites  déjà 
la  littérature  contemporaine.  Elle  a  perdu,  ou  à  peu  près,  M.  de 
Chateaubriand  ,  poëte  dont  la  gloire  est  déjà  à  moitié  enveloppée 
de  cette  ombre  formidable  à  laquelle  rien  n'échappe  de  nos  jours. 
D'où  je  conclus,  car  il  est  temps  de  conclure,  qu'il  y  a  injustice 
à  reprocher  aujourd'hui  à  ceux  qui  travaillent  de  travailler  trop 
d'abord,  et  de  travailler  seuls  ensuite.  S'ils  travaillent  seuls,  à  qui 
la  faute?  La  faute  en  est  à  ceux  qui  n'écrivent  plus,  à  ceux  qui 
n'écrivent  pas  encore.  On  ne  dira  pas  que  les  rangs  sont  serrés,  que 
tout  accès  est  fermé;  au  contraire,  les  rangs  sont  ouverts,  les 
portes  sont  ouvertes;  entre  qui  veut!  Quant  à  l'autre  reproche, 
produire  trop,  vous  avez  beau  dire  que  les  libraires  ne  veulent 
plus  acheter  de  livres  :  offrez  un  livre,  même  un  livre  de  littéra- 
ture difficile  à  un  libraire,  vous  verrez  si  le  libraire  vous  refusera. 
Vous  avez  beau  dire  que  la  prose  est  à  vil  prix  :  demandez  à 
Gosselin ,  demandez  au  directeur  de  la  Revue  de  Paris  à  quel 
prix  est  la  prose  ;  et,  d'ailleurs,  je  voudrais  bien  voir  quelle  figure 
vous  feriez  si,  pour  votre  chaleureux  manifeste  contre  la  littérature 
facile,  le  caissier  de  la  Revue  venait  vous  dire  à  la  fin  du  mois  : 
«  Vous  savez,  monsieur,  que,  vu  l'abondance  de  la  bonne  prose, 
nous  vous  retenons  vingt-cinq  pour  cent?  »  L'argument  serait  ad 
homini'in,  j'imagine;  à  moins  que  vous  ne  prétendiez  que  ,  parce 
que  vous  ne  travaillez  qu'à  vos  heures,  parce  que  vous  allez  à  la 
campagne  respirer  l'air  du  printemps,  parce  que  les  Pyrénées  vous 
obritent  de  leur  ombre  poétique  contre  les  chaleurs  de  l'été,  parce 
que  vous  allez  vous  adosser,  en  hiver,  contre  les  arènes  de  Nîmes 
ou  d'Arles,  toujours  éclairées  d'un  soleil  tempéré;  parce  que  vous 
êtes  un  habile  heureux,  un  prévoyant  de  ce  bas  monde,  qui  com- 
mandez à  vos  passions,  qui  ne  jetez  rien  au  hasard,  qui  êtes  sage 

i 


4-2  CRITIQUE 

et  qui  avez  pu  l'être,  vous  ne  prétendiez  être  mieux  traité  que  nous, 
dont  la  porte  est  ouverte  nuit  et  jour,  qui  sommes  à  notre  tâche  à 
toute  heure,  en  toute  saison;  nous,  malheureux,  qui  avons  de- 
mandé à  notre  plume,  à  notre  tête,  à  notre  cœur,  à  notre  sang,  tout 
ce  qu'il  faut  pour  satisfaire  à  une  jeunesse  ardente,  impétueuse, 
emportée,  remplie  de  passions  grandes  et  petites,  mais  honnête, 
indépendante,  incapable  de  servir  une  cause  injuste  et  qui  aime- 
rait mille  fois  mieux  faire  un  mauvais  livre,  qu'une  mauvaise 
action.  Certainement,  ce  n'est  pas  ainsi  que  vous  raisonnez, 
monsieur  Nisard  ! 

.Mais  c'est  ce  que  je  dis  à  tous  ;  car,  voyez  l'avantage  de  la  lit- 
térature que  vous  méprisez,  ingrat!  depuis  huit  jours,  on  parle  de 
vous  et  beaucoup  !  Qu'est-il?  et  que  veut-il?  et  pourquoi  tant 
d'humeur?  Que  demande-t-il?  Moi,  je  dis  à  tous  ce  que  je  sais; 
que  vous  êtes  le  plus  loyal  et  le  plus  aimable  des  hommes,  un  peu 
triste,  mais  bon  et  humain;  morose,  mais  point  envieux;  homme 
d'étude  et  homme  de  style,  mais  d'un  esprit  chagrin,  ce  qui  ôte  à 
votre  style  un  peu  des  grâces  de  la  jeunesse,  pour  lui  donner  la 
teinte  plus  sombre  de  l'âge  mûr.  Voilà  ce  que  je  dis  et  voilà  ce  que 
je  pense;  et  je  pense  aussi,  mais  je  ne  le  dis  pas,  que,  cette  fois, 
il  faut  que  l'hiver  du  Midi  vous  ait  cruellement  manqué  pour  vous 
avoir  fait  immoler  tout  d'un  coup  et  sans  exception  toute  votre 
époque  littéraire.  Comment  n'avez-vous  pas  vu,  en  effet,  qu'outre 
l'injustice,  il  y  avait  maladresse  à  venir  ainsi  tomber  sur  la  litté- 
rature de  18:28  à  1833,  après  la  Bévue  d'Edimbourg,  après  la 
Revue  de  Genève,  après  la  Gazette  dWufjsbourg!  Qui  le  croirait  ! 
vous,  le  nouveau  Nisard,  vous,  le  Nisard  du  National,  vous, 
l'échappé  du  Journal  des  Débats,  qui  n'est  pas  assez  libéral  pour 
un  héros  tel  que  vous,  vous  voilà  l'allié  de  M.  de  Metternich.  Or, 
voici  pourquoi  encore  je  vous  ai  répondu  si  longuement  :  c'est 
qu  en  répondant  à  vous,  je  répondais  en  même  temps  aux  étran- 
gers qui  n'écrivent  pas  si  bien  que  vous,  heureux  si  dans  cette 
réponse,  que  j'aurais  faite  moins  longue  si  j'avais  pu,  je  suis  par- 


DE   LA   LITTERATURE   FACILE 


venu  à  vous  convaincre  sans  vous  blesser,  à  nous  défendre  sans 
vous  attaquer,  enfin  à  persuader  à  tous  ceux  qui  nous  lisent  et 
qui  vous  ont  lu  qu'en  ces  sortes  de  disputes,  comme  en  toutes  les 
autres,  on  fait  mieux  ses  affaires  par  soi-même  que  par  des  tiers. 
Quant  à  ce  qui  m'est  personnel  et  à  la  mort  subite  que  vous 
me  prédisez,  permettez  que  je  n'accepte  pas  votre  augure.  Je  suis 
une  espèce  de  vieillard  encore  vert,  et,  pour  peu  que  mon  bonnet 
de  nuit  contienne  d'idées,  comme  vous  dites,  il  reste  plus  d'idées 
à  mon  bonnet  chaque  matin  que  de  cheveux  arrachés  à  ma  tète. 
Je  sens,  malgré  vous,  que  sous  cette  cendre  il  y  a  du  feu,  et  de  la 
vigueur  sous  cet  épuisement.  Il  est  vrai  que  j'écris  beaucoup;  mais 
la  folle  du  logis  n'est  pas  tellement  fatiguée,  qu'elle  ne  revienne 
le  soir  au  colombier  à  mon  premier  appel;  et  puis  je  ne  suis  pas 
comme  vous,  je  ne  méprise  pas  la  province.  La  province  est  la 
cour  de  cassation  des  jugements  de  Paris.  La  province  juge  avec 
son  esprit  et  avec  son  instinct,  pendant  que  Paris  juge  avec  son 
esprit  tout  seul;  la  province  a  douze  heures  par  jour  à  donner  à 
chaque  gloire  nouvelle,  onze  heures  et  demie  de  plus  que  Paris. 
Grand  merci  donc  !  puisque  vous  me  laissez  la  province,  mon  lot 
est  noble  et  beau,  et  convenez  que  j'ai  bien  à  faire  et  terriblement, 
à  écrire  encore  avant  d'avoir  fait  passer  un  seul  mot  sous 
les  yeux  des  trente-neuf  millions  de  Français  qui  composent  ce 
jury  souverain  que  vous  méprisez  si  fort,  la  province.  Il  y  a  long- 
temps qu'on  l'a  dit,  et  on  le  dira  malgré  vous  longtemps  encore, 
la  province  a  des  sourires  qui  sont  bien  tendres,  et  ses  regards 
sont  de  doux  regards.  Laissez-moi  donc  rechercher  ses  sourires  et 
ses  regards.  Vous  n'en  voulez  pas,  tant  mieux  pour  moi!  c'est  une 
chance  de  plus  pour  que  je  les  obtienne.  Voilà  toute  mon  ambi- 
tion, seigneur  de  la  difficulté,  vivre  pour  la  province;  ainsi, 
laissez-moi  vivre  inconnu  chez  vous,  connu  chez  eux.  Ne  vous 
mettez  pas  devant  mon  soleil  de  province  ;  je  vous  le  prêterai  pour 
la  santé  de  votre  corps,  laissez-le-moi  pour  le  salut  de  mon  esprit. 
Vous  voyez  que  je  ne  suis  pas  si  malheureux  que  vous  dites, 


44  CRITIQUE 

puisque  j'ai  l'esprit  de  mon  état  et  de  mon  âge.  Vous  voyez  que 
vous  avez  tort  de  me  plaindre,  puisque  je  préfère  le  présent  à 
l'avenir,  la  province  à  Paris,  la  liberté  à  vos  grandeurs  de  passage 
et  le  bonheur  à  la  gloire.  Cessez  donc,  farouche  Mac-Briar,  d'avan- 
cer l'aiguille  de  l'horloge  littéraire  qui  doit  sonner  pour  moi  l'heure 
de  la  littérature  difficile.  Je  ne  crois  pas  que  l'instant  soit  venu. 
J'attendrai.  Et,  quand  je  n'aurai  plus  une  idée  à  moi,  quand  je 
sentirai  qu'il  n'y  a  plus  de  coloris  à  mon  style,  plus  rien  d'imprévu 
à  ma  pensée  ;  quand  je  n'aurai  plus  rien  dans  le  cœur  ni  dans  l'es- 
prit ,  quand  j'aurai  oublié  mes   belles  études   des  langues  que 
j'ai  refaites,  et  que  je  refais  chaque  jour,  vous  le  savez,  avec  un 
soin  dont  vous  ne  me  tenez  pas  assez  compte,  alors  il  sera  temps, 
selon  votre  conseil,  de  faire  de  la  littérature  difficile  ou  d'aller 
planter  mes  choux  à  Biron.  Mais,  à  présent,  il  n'est  pas  temps 
encore.  Ma  terre  de  Biron  est  bien  pauvre,  elle  n'est  que  belle. 
Mon  voisin  le  Rhône  m'en  enlève  chaque  année  une  parcelle;  il 
faut  que  je  la  répare,  il  faut  que  je  relève  le  toit  où  vécut  ma  mère 
et  que  m'a  laissé  mon  père  ;  il  faut  que  je  ramasse  ici  assez  de 
livres,  et  de  sagesse,  et  d'amour,  et  de  bonheur  pour  les  porter 
là-bas.  Bien  plus,  il  me  faudrait  un  chemin  de  fer  pour  me  porter 
là-bas,  moi,  ma  sagesse  et  mes  livres!  Or,  voyez  comme  je  suis 
incorrigible  !  quand  bien  même  je  serais  enfoncé  jusqu'au  front 
dans  la  littérature   difficile,  je  n'emporterais  pas  le  Tacite  de 
M.  Panckoucke,  et  pas  une  des  traductions  que  vous  pourriez 
faire,  ami  >"isard  ! 

Mais,  de  bonne  foi,  à  propos  du  Tacite  énervé  de  M.  Panckoucke 
(au  moins  si  vous  aviez  parlé  du  Tacite  énergique  de  Burnouf  !),  à 
propos  de  h  Bibliothèque  de  Panckoucke,  un  livre  pieux,  comme 
vous  dites,  ne  voyez-vous  pas  que  vous  faites  de  la  bien  petite  lit- 
térature? Un  livre  pieux!  Mais  c'est  la  plus  indigeste  compilation 
qui  se  puisse  produire!  Comme  ces  malheureuses  traductions  ont 
gâté  votre  cause  !  Vous  faites  deux  articles  ;  dans  le  premier,  vous 
nous  dites  :   A  bas  la  littérature  facile!  Dans  le  second,  vous 


DE    LA    LITTERATURE    FACILE  45 

criez  :  Vivent  les  traductions  !  Dans  le  premier,  vous  nous  repro- 
chez de  ne  pas  lire  les  modèles;  dans  le  second,  vous  nous  dites  : 
Lisez ,  non  pas  les  histoires  de  Tacite ,  mais  les  histoires  de 
M.  Panckoucke  ;  lisez,  non  pas  Horace,  mais  l'Horace  d'une  dou- 
zaine de  prosateurs  qui  se  sont  attelés  à  cet  homme  charmant,  à  ce 
satirique  indulgent  et  moqueur,  qui  rirait  fort,  sans  doute,  s'il 
pouvait  voir  l'habit  d'arlequin  dont  on  l'habille.  0  Nisard!  Nisard! 
faire  des  traductions  sur  des  traductions,  s'atteler  douze  pour 
faire  une  traduction  d'Horace,  vendre  des  traductions  ou  vanter 
des  traductions,  est-ce  donc  là  ce  que  vous  appelez  de  la  littérature 
difficile? 

Encore  une  fois,  ne  m'en  voulez  pas  ;  aimez-moi  comme  tou- 
jours ;  ne  m'envoyez  pas  de  sitôt  au  Prytanée,  je  n'aime  pas  le 
brouet  noir,  et  nous  sommes  trop  loin  de  l'Eurotas;  encore  une 
fois,  abandonnez-moi  à  ma  littérature  facile  ;  rassurez-vous  sur 
mon  avenir,  vous  savez  que  je  suis  à  l'abri,  s'il  en  fut;  d'une 
part,  j'ai  renoncé  pour  toujours  à  la  grande  littérature,  et,  d'autre 
part,  je  me  suis  creusé  un  grand  trou  au  Journal  des  Débats, 
position  difficile  à  emporter,  facile  à  défendre.  Là,  je  suis  comme 
le  roseau  qui  dit  aux  passants,  quelque  vent  qui  souffle  :  Le  roi 
Midas  a  des  oreilles  d'âne  !  Vous  pouvez  passer  auprès  du  fragile 
roseau  tant  qu'il  vous  plaira,  et  sans  danger  pour  vous,  Nisard  ! 


46  CRITIQUE 


DE     L'ESPRIT     EN     FRANCE 


A  PROPOS  DES  LETTRES  PARISIENNES 


DE     MADAME     EMILE     DE     GIRARD1X 


L'esprit  de  chaque  raalin.— Voltaire  et  sa  suile.—  Diderot.  — Piron.  — 
Le  café  Procope.  —  Mercier.  —  Les  chiffonniers  littéraires.  —  Le  Courrier 

de  Paris.  —  Problème  à  résoudre. 


Rassurez-vous,  je  veux  parler  tout  simplement  de  l'esprit  que 
font  chaque  matin  —  ou  tous  les  trois  jours  —  ou  tous  les  huit 
jours  (selon  la  fortune  ou  la  dépense  de  chacun),  les  bonnes  gens 
qui  vivent  de  leur  esprit.  On  n'a  jamais  publié,  que  je  sache. 
l'histoire  complète  des  bulles  de  savon ,  l'histoire  universelle  des 
cerfs-volants,  la  monographie  générale  de  la  lanterne  magique,  et 
l'on  a  eu  grand  tort.  Ces  beaux  livres,  écrits  avec  soin,  nous  au- 
raient conduits  tout  droit  au  Traité  de  l'Esprit  de  chaque  matin, 
un  livre  de  philosophie  qui  pourrait  remplacer  tous  les  autres,  à 
commencer  par  le  Banquet  des  sept  sages,  à  finir  par  la  dernière 
préface  dont  Pascal  n'a  pas  été  le  héros. 

Avouez-le,  rien  qu'à  cette  idée-là  de  voir  réunis,  dans  une  suite 
de  chapitres  infinis,  les  quolibets  et  les  bons  mots,  les  vérités  et 
les  paradoxes,  les  naïvetés  méchantes  el  lescrnautés  inoffensives, 


DE   L  ESPRIT   EN    FRANCE  47 

les  calomnies  et  les  médisances  de  nos  beaux  esprits  à  la  journée, 
vous  voilà  tombés  dans  un  étonnement  stupide.  Quelle  est,  dans  ce 
conte  de  Perrault,  la  jeune  fille  condamnée  par  les  méchantes  fées 
à  faire  un  plat  avec  des  yeux  de  fourmis  et  des  langues  de  colibris? 
Quelle  est  la  noble  princesse  renfermée  dans  son  cachot  par  une 
toile  d'araignée?  Elle  avait  beau  arracher  la  toile  d'araignée,  la 
pauvre  enfant  :  la  toile  d'araignée  reparaissait  toujours  ! 

Telle  serait  pourtant  la  position  du  malheureux  qui  voudrait 
écrire  l'histoire  de  cette  sorte  d'esprit  dont  se  composent  les  jour- 
naux de  chaque  matin,  les  revues  de  chaque  semaine,  les  romans 
de  chaque  mois,  les  sciences  de  chaque  trimestre.  Recueillir, 
amasser,  classer,  conserver  quelque  peu  de  ce  phosphore  brillant 
qui  s'attache  aujourd'hui  à  toutes  choses,  autant  vaudrait  dire  à 
l'odeur  échappée  du  flacon  :  «Rentrez  dans  votre  prison  de  cristal!  » 
—  Vous  avez,  madame,  un  beau  mouchoir  d'une  fine  batiste;  une 
merveilleuse  dentelle  entoure  la  plus  riche  broderie.  Je  ne  sais  de 
quelle  odeur  suave  est  imprégné  ce  précieux  tissu,  moins  blanc 
que  votre  main.  Mais,  je  vous  prie,  par  quel  procédé  recueillir  le 
parfum  fugitif  qui  s'exhale  de  ce  mouchoir?  —  J'espère  que  cette 
dernière  comparaison  est  élégante,  qu'elle  ne  déplaira  ta  personne  ; 
car,  enfin,  j'aurais  pu  tout  aussi  bien  parler  de  quelque  affreuse 
cotonnade  bleue  et  rouge  sur  laquelle  une  grossière  villageoise 
jette,  le  dimanche,  un  filet  d'eau  de  Cologne,  achetée  à  l'empirique 
ambulant. 

Je  crois  que  c'est  depuis  Voltaire  seulement  que  cette  digne 
nation  française,  pour  prouver,  ce  qui  est  démontré  depuis  long- 
temps (dans  les  éloges  qu'elle  se  donne),  qu'elle  est  la  nation  la 
plus  spirituelle  de  l'univers,  s'est  mise  à  dépenser  son  esprit  au 
jour  le  jour,  heure  par  heure,  en  détail —  à  l'once,  comme  du  tabac 
d'Espagne  ou  du  tabac  de  régie.  Voltaire  a  commencé  cette  révolution 
dans  les  produits  de  l'imagination  et  de  la  pensée.  11  voulait  être 
partout  à  la  fois  et  en  même  temps;  il  voulait  faire  pleurer  et.  faire 
rire  dp  la  mémo  grimace  ;  il  voulait  qu<\  rhnqiip  matin,  ]p  monde 


48  CRITIQUE 

parisien  se  demandât  :  v  Que  dit  le  maître"?  »  A  cet  usage,  il  divisait 
son  esprit,  il  le  semait  çà  et  là  en  mille  parcelles  ;  il  inventait  des 
contes,  il  écrivait  des  lettres,  il  composait  l'épigramme  et  la  satire  ; 
il  poussait  quelquefois  la  précaution  jusqu'à  être  bonhomme,  la 
cruauté  jusqu'à  être  naïf.  Quel  infatigable!  A  se  couper  ainsi  en 
petits  morceaux ,  il  a  laissé  de  quoi  composer  soixante  volumes  ! 

—  Et  voilà  certes  ce  qui  prouve  que  cet  homme  avait  bien  de 
l'esprit,  en  effet,  c'est  qu'on  a  pu  ramasser  tous  ces  fragments,  les 
coudre  ensemble,  les  coller  sur  la  même  page,  dans  le  même  livre, 
et  que ,  nonobstant  toutes  ces  préparations,  cela  est  resté  du  bel 
et  bon  esprit.  A  peine  si  l'on  voit  les  jointures  et  les  taches  du 
pain  à  cacheter  ! 

Plus  prodigues  que  lui  ont  été  les  hommes  de  sa  suite.  Ils  se 
sont  dépensés,  non  pas  en  écrivant,  mais  en  causant.  Vous  croyez 
avoir  les  œuvres  de  Diderot  recueillies  par  Naigeon?  Vous  n'avez 
rien  de  Diderot.  Ce  qu'il  écrivait,  c'était  la  lie  de  son  éloquence; 
ce  qu'il  disait,  c'était  la  fleur  de  son  génie.  Il  avait  chaque  journée 
une  heure  ou  deux  d'inspiration  irrésistible,  et  alors  la  pythonisse 
-sur  son  trépied  ne  pouvait  pas  lui  être  comparée.  C'était  là  sa 
seule  dépense.  A-t-il  fait  assez  de  bruit  d'une  robe  de  chambre 
toute  neuve  qu'il  s'était  achetée  pour  faire  honneur  à  une  paire  de 
pantoufles  que  sa  maîtresse  lui  avait  brodée  !  Eh  bien  ,  je  suis  sûr 
que,  le  jour  même  où  il  déplorait  ces  cinquante  écus  si  mal 
dépensés,  il  avait  jeté  à  la  tête  du  premier  venu,  dans  quelque 
recoin  du  café  Procope,  pour  cent  écus  de  bel  et  bon  esprit,  rien 
qu'à  le  payer  au  prix  de  M.  Marmontel  ou  de  M.  de  la  Harpe  dans 
le  Mercure.  —  Un  autre  dépensier  de  la  même  espèce,  un  original 
qui  s'est  ruiné  en  gilets  de  dessous,  un  Rothschild  (Rothschild  de 
l'esprit)  qui  a  dépensé  tous  ses  millions  en  gros  sous,  c'était  Piron. 

—  Ces  deux-là  et  deux  ou  trois  autres  avec  eux,  enfants  chéris  de 
la  chanson,  du  cabaret,  de  la  bonne  chère,  ils  ont  suivi  l'exemple 
que  Voltaire,  leur  maître,  leur  avait  donné,  de  jeter  à  pleines 
mains  la  grâce,  l'ironie,  le  pnëme,  le  conte,  la  chanson,  sans 


DE    L  ESPRIT    EN    FRANCE  49 

douter,  les  innocents  !  que  Voltaire  ne  perdait  pas  l'esprit  qu'il 
avait  l'air  de  jeter  à  tous  les  vents  et  à  toutes  les  coteries.  Ainsi 
faisait  le  doge  de  Venise.  Lorsqu'il  se  mariait  chaque  année  à  la 
mer  Adriatique,  le  doge  jetait  à  la  mer  son  riche  anneau  tout  cou- 
vert de  pierres  brillantes  ;  l'anneau  tombait  dans  un  filet  placé  à 
l'avant  du  Bucentaure,  et  il  était  repêché  le  même  soir. 

Cependant  l'histoire  de  tous  les  temps,  et  surtout  l'histoire  de 
l'Espagne,  est  là  pour  témoigner  qu'il  n'y  a  si  grand  trésor  qui 
ne  s'épuise  ;  le  Pérou  tout  entier  y  a  passé,  à  être  prodigué  ainsi. 
A  plus  forte  raison  quand  il  ne  s'agit  pas  du  Pérou,  quand  il  ne 
s'agit  que  de  cette  féconde  et  brillante  écume  du  bon  mot,  du 
paradoxe,  de  la  plaisanterie  mêlée  de  joie  ou  d'amertume.  Ces 
sortes  de  trésors  durent  encore  moins  que  les  diamants  ou  les 
perles;  d'autant  plus  que  le  prodigue  jette  d'abord  son  moindre 
diamant  pour  finir  par  les  plus  beaux,  tout  au  rebours  des  grands 
dépensiers  d'esprit  et  de  bonne  humeur.  Ils  commencent  par  jeter 
leur  perle  la  plus  brillante ,  pour  finir  par  quelque  pavé  de  rebut 
ramassé  sur  quelque  chemin  communal.  —  Ainsi  ont  fait,  depuis 
les  beaux  jours  du  café  Procope,  tant  de  beaux  esprits  qui  n'étaient 
pas  de  beaux  esprits.  Qui  de  vous,  par  exemple,  voudrait  courir 
après  les  saillies  de  Mercier?  Qui  voudrait  se  baisser  pour  ramas- 
ser au  coin  de  la  borne,  où  il  versait  sa  hotte  chaque  soir,  le  trop- 
plein  de  ce  bouffon  qui  avait  déclaré  une  guerre  à  mort  au  rossi- 
gnol? Et  pourtant  c'est  celui-là  qui  a  tout  à  fait  habitué  la  nation 
française  à  ce  laisser  aller  de  tous  les  jours.  Ouvrez  les  livres  de 
statistique  (la  statistique,  cette  abominable  science  qui  réduit  le 
genre  humain  ;i  une  machine  dont  les  produits  sont  tenus  en 
partie  double),  le  compte  est  fait.  La  ville  de  Paris  produit  à  la  fin 
de  chaque  jour  :  bons  mots,  tant;  —  vieux  chiffons,  tant;  — 
vitres  cassées,  tant  ;  —  renommées  réduites  en  lambeaux,  tant; 
—  gloires  nouvelles ,  dorées  au  procédé  Ruolz ,  tant  ;  —  talents 
déchiquetés  et  déchirés  à  belles  dents,  tant.  —  Mêlez,  broyez, 
écrasez,  concassez  le  tout  ensemble,  vous  aurez  une  pâte  grossier^ 


60  CR1TIOUE 

(et  cependant  le  levain  n'y  manque  pas)  avec  laquelle  vous  compo- 
serez ce  mets  indigeste  qu'on  appelle  l'histoire.  —  A  moins 
pourtant  que  quelque  petite  main  habile  à  tout  pétrir,  à  force 
d'ingrédients  légers,  œufs  battus,  fleur  d'oranger,  sucre  râpé,  can- 
nelle, poivre,  girofle,  et  même  un  peu  de  sel  dans  l'occasion,  ne 
fasse,  de  cette  abominable  brioche,  un  joli  petit  gâteau  feuilleté. 
Mettez  tout  cela  sous  la  dent,  et  vous  m'en  direz  de  bonnes  nou- 
velles !  Connaissez-vous  rien  de  plus  croquant  et.  de  plus  exquis 
en  fait  de  tarte  à  la  crème  et  de  petit  four  ? 

Où  j'en  veux  arriver  par  tous  ces  tours  et  détours ,  cela  vous 
inquiète  ?  Pour  quelle  raison  je  m'afflige  de  tout  l'esprit  dépensé  et 
perdu  chaque  matin ,  vous  me  le  demandez  ?  Eh  !  ne  voyez-vous 
pas  que,  moi  aussi,  je  me  suis  levé  de  bonne  heure?  Le  soleil  était 
radieux,  la  verdure  était  brillante  ;  l'oranger  avait  encore  quelques 
fleurs  à  sa  couronne...  L'idée  m'a  pris  de  jeter  un  peu  d'esprit  par 
la  fenêtre,  sauf  à  courir  après,  comme  faisait  le  cardinal  de  Retz 
quand  il  jetait  son  bonnet  du  cinquième  étage  dans  la  cour  de  sa 
maison.  — Ce  qui  est  plus  triste,  c'est  de  descendre  en  toute  hâte, 
de  chercher  son  bonnet  partout,  et  de  voir  les  passants  vous 
répondre  d'un  air  hébété  :  i  Quel  bonnet?  >  Ils  n'ont  pas  vu  de 
bonnet.  Le  malheureux  bonnet  sera  resté  attaché  à  quelque  gout- 
tière de  la  maison. 

Je  dis  donc  —  car  enfin  il  faut  conclure  —  que,  puisque  vous 
avez  institué  un  corps  de  sept  à  huit  cents  chiffonniers  qui  ra- 
massent par  jour,  dans  les  immondices  de  la  ville,  une  somme 
de  1,500  francs,  lesquels  n'eussent  jamais  profité  à  personne,  je 
ne  vois  pas  pourquoi  la  littérature  contemporaine  n'aurait  pas, 
elle  aussi ,  messieurs  ses  chiffonniers  qui  ramasseraient  (mais  il 
faudrait  que  cette  besogne-là  se  fît  chaque  soir)  les  cent  mille 
milliers  de  petites  parcelles  inaperçues  de  son  génie ,  divisé  à  ce 
point,  que  le  docteur  Hahnemann  n'est  qu'un  rustre  avec  sa  division 
à  l'infini.  Çà  donc,  prenez  votre  loupe,  prenez  votre  crochet,  prenez 
votre  hotte,  et  cherchez  bien  !  N'est-ce  donc  pas  l'usage  d'acheter 


DE    L  ESPRIT    EN    FRANCE  51 

les  cendres  des  orfèvres,  et  de  jeter  au  creuset  ces  cendres  qui 
contiennent  de  l'or? 

Car  si,  en  fin  de  compte,  il  faut  que  tout  se  perde  de  l'esprit 
dépensé  chaque  matin,  si  l'on  peut  dire  de  ces  montagnes  d'épi- 
grammes,  de  poèmes,  de  contes,  de  drames,  de  mélodrames,  de 
vaudevilles  :  Autant  en  emporte  le  vent!  si  vous  ne  voulez  même 
pas  qu'une  seule  ligne  soit  sauvée  de  cet  abîme  —  un  seul  mot  de 
ce  néant  —  pas  une  page  —  pas  un  vers  —  rien,  il  arrivera  que 
chacun  se  fera  à  soi-même  sa  petite  hotte  pour  ramasser  son 
propre  esprit.  On  marchera  son  petit  crochet  à  la  main.  Pour  ne 
rien  perdre,  on  écrira  le  soir,  sur  un  calepin,  tous  les  bons  mots 
qu'on  aura  dits  ou  qu'on  aura  voulu  dire  dans  la  journée  ;  la  seule 
générosité  du  royaume  des  lettres  (on  ne  dit  plus  de  la  république 
des  lettres)  disparaîtra  pour  ne  plus  revenir.  Ainsi  on  mangera,  de 
sa  propre  noix,  même  l'enveloppe  amère;  de  son  melon,  même 
l'écorce.  D'une  misère,  vous  tomberez  dans  une  autre  misère.  Vous 
marchiez  dans  le  vide  ,  vous  serez  accablé  sous  le  faix.  Ossa  sur 
Pélion,  Pélion  sur  Ossa.  Malheur  cependant  à  qui  gardait  dans  sa 
maison  la  manne  du  désert,  la  manne  n'était  plus  bonne  à  rien. 
Pour  qu'elle  fût  de  qualité  et  de  bon  goût ,  il  fallait  la  ramasser 
soi-même  chaque  matin  ! 

Par  exemple,  vous  vous  rappelez  ce  beau  jour  du  mois  de  sep- 
tembre 1836,  quand  fut  inventée,  par  une  personne  d'un  vif  coup 
d'œil,  d'un  esprit  fin,  railleur,  décousu  (la  meilleure  sorte  d'esprit 
qui  se  puisse  mettre  en  œuvre),  cette  grande  chose  qu'on  appelait 
le  Courrier  de  Paris?  Certes,  de  toutes  les  façons  de  jeter  son 
esprit  dans  la  rue,  celle-là  était  la  plus  animée  et  la  plus  piquante. 
Cela  valait  mieux  cent  fois  que  de  se  traîner,  comme  nous  faisons, 
nous  autres  malheureux,  à  la  suite  du  théâtre  et  de  s'amuser  aux 
dépens  de  ce  vieil  art  dramatique,  qui  est  perclus  de  tous  ses 
membres.  Le  Courrier  de  Paris  embrassait  Paris  et  le  monde  ;  il 
avait  pour  domaine  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vaste  et  de  plus  impo- 
sant—  la  mode;  — tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  éphémère  et  de  plus 


52  cniTiui'E 


futile  —  la  politique  !  —  Le  salon  et  la  place  publique,  la  coulisse 
et  le  boudoir,  la  boutique  et  le  magasin,  la  médisance  et  même  un 
peu  de  calomnie,  mais  la,  un  grain  de  calomnie,  moins  que  rien  ; 
—  tels  étaient  les  avantages  de  cette  façon  d'être  vif,  animé, 
railleur,  et  de  mordre  à  belles  dents.  —  Seulement ,  pour  que  le 
mordu  n'eût  pas  à  s'inquiéter,  pendant  quarante  jours,  de  la  mor- 
sure, il  fallait  avoir  les  dents  nettes  et  blanches  :  or,  notre  Courrier 
les  avait  les  plus  blanches  du  monde  ;  il  fallait  griffer  avec  grâce  : 
or,  sa  petite  griffe  était  vive  et  bien  acérée.  —  Il  vous  griffait, 
tout  en  faisant  patte  de  velours  !  Vous  vous  promeniez  bien  tran- 
quille ,  bien  heureux ,  bien  content,  et  vous  receviez  une  grande 
balafre.  Qui  m'a  griffé"?  est-ce  un  homme?  — Si  c'est  un  homme, 
il  a  la  main  trop  dure.  —  Est-ce  une  femme?  —  Si  c'est  une 
femme,  elle  a  la  griffe  trop  vive.  —  Ce  n'est  pas  un  homme,  ce 
n'est  pas  une  femme  qui  vous  a  griffé  ;  non,  c'est  le  chat  !  Mais,  en 
fin  de  compte,  vous  en  étiez  quitte  pour  une  balafre  bientôt 
guérie,  et  vous  vous  consoliez  en  rencontrant  sur  votre  chemin  tant 
d'autres  balafrés  comme  vous. 

Était-ce  là  du  bel  et  bon  esprit?  Certes,  pas  toujours,  mais 
quelquefois.  Était-ce  de  la  vraie  et  sincère  gaieté?  Du  moins,  cela 
y  ressemblait  beaucoup.  On  disait  souvent  :  «  C'est  dommage  de 
perdre  tant  de  bons  sarcasmes,  tant  de  vives  gaietés,  et  des  rensei- 
gnements si  précieux  sur  l'histoire  des  salons  et  du  beau  monde!  » 
On  a  tant  dit  cela  et  on  Ta  tant  répété,  que,  de  tous  ces  coups  de 
griffes,  on  a  fait  un  livre,  un  assez  gros  petit  volume,  sur  ma 
parole  !  Vous  y  êtes  tous  les  uns  et  les  autres.  On  griffe  à  gauche, 
on  griffe  à  droite,  sauve  qui  peut  !  Seulement,  vous  êtes  bien 
avertis,  cette  fois,  que  ce  n'est  pas  un  homme —  et  c'est  une  cha- 
rité qui  nous  était  due  —  qui  vous  frappe;  c'est  une  femme  belle 
et  coquette  qui  vous  tire  les  oreilles,  sauf  à  vous  à  vous  retourner 
assez  vite  pour  l'embrasser  sur  les  deux  joues  ;  mais,  pour  bien 
faire,  il  ne  faudrait  pas  être  un  lourdaud  comme  moi  ! 

D'où  il  suit  que  me  voilà  tout  aussi  peu  avancé  que  je  l'étais  en 


DE    L  ESPRIT    EX    FRANCE  53 


commençant  cette  dissertation  :  —  L'esprit  est-il  fait  pour  être 
jeté  par  les  fenêtres  ?  —  Et  quand,  par  malheur,  on  l'a  jeté  par  la 
fenêtre,  fait-on  bien  de  le  ramasser  ?  Questions  difficiles!  Autant 
vaudrait  demander  s'il  serait  utile  et  bon  d'enfermer  dans  une  cage 
de  fer  ce  charmant  ver  luisant  qui,  dans  une  belle  nuit  d'été, 
jetait  son  petit  phosphore  au  pied  du  vieux  chêne,  et  comme  pour 
défier  l'étoile  de  Vénus  ! 

Cependant,  puisque  notre  Courrier  de  Paris  est  remis  en  lumière, 
qui  veut  monter  en  croupe  avec  lui?  qui  veut  faire  le  voyage  déjà 
parcouru?  Peut-être  bien  qu'à  la  fin  de  cette  course,  nous  trouve- 
rons la  solution  du  problème  que  nous  cherchons.  D'ailleurs,  ce 
voyage  aura  cela  de  bon  que  nous  allons,  tout  d'une  haleine,  nous 
rappeler  toute  l'histoire  de  quatre  ou  cinq  années,  une  histoire 
dont  nous  ne  savons  plus  même  le  premier  mot;  tant  cela  marche 
vite,  tant  cela  se  réduit  à  peu  de  chose,  l'histoire;  surtout  l'his- 
toire étudiée  à  la  façon  de  nos  Tacites  de  salon,  de  nos  Tites-Lives 
de  boudoir! 


II 


Les  grands  et  les  petits  laits  de  la  chronique.  —  Capotes  de  satin  et 
bonnets  à  rubans.  —  La  toilette  des  femmes  de  lettres.  —  Histoire  d'une 
muse.  —  Habcnt  sua  fata. 


Donc,  le  28  septembre  1836,  vous  aviez,  pour  occuper  votre 
petit  lever,  ces  six  grands  événements  :  une  révolution  en  Por- 
tugal, une  apparence  de  république  en  Espagne ,  une  nomination 
de  ministres  à  Paris,  une  baisse  à  la  Bourse,  un  ballet  nouveau  à 
l'Opéra,  et  deux  capotes  de  satin  blanc  aux  Tuileries.  —  De  ces 
six  grands  événements,  un  seul  est  important,  un  seul  a  résisté  à 
la  tempête,  c'est  la  capote  de  satin.  Une  capote  de  satin  au  mois 


54  CRITIQUE 

de  septembre  par  une  très-belle  journée  digne  du  mois  d'août,  voilà 
bien  de  quoi  crier  au  scandale  !  —  Un  autre  chagrin  de  l'historien, 
c'est  qu'il  a  rencontré,  aux  courses  du  Champ  de  Mars,  les  mêmes 
femmes  et  les  mêmes  chevaux.  —  Et  ceci  encore  :  «  Jules  Janin  qui 
est  à  la  campagne,  qui  rend  la  justice  assis  au  pied  d'un  chêne 
comme  saint  Louis  !  »  Puis  l'historien  ajoute  :  Que  l'on  dise 
que  cet  homme  manque  d'imagination!  Quant  à  M.  Alfred  de 
Musset,  il  fume  et  se  promène  ;  M.  de  Latouche  lui-même,  bien 
qu'il  n'ait  rien  à  juger,  cherche  l'ombre  des  bois.  —  Ajoutez  encore 
ce  grand  fait  :  les  Anglaises  portent  des  chapeaux  de  tulle  fané  et 
languissant. — Voilà  des  événements,  et,  certes,  la  postérité  sera 
bien  heureuse  de  savoir  quels  cigares  fumait  M.  de  Musset,  sous 
quels  arbres  se  promenait  M.  de  Latouche,  quels  vaudevilles 
jugeait  M.  Janin  sous  son  chêne!  Quant  à  la  capote  de  satin, 
qu'est-elle  devenue?  comment  était-elle  faite?  par  qui?  par  ma- 
dame Beaudrand?  par  madame  Guichard?  et  enfin,  et  surtout,  de 
quelle  couleur  était  le  satin?  Noir,  il  était  plus  contre  nature  que 
s'il  eût  été  blanc.  Ce  sont  là  des  détails  dont  la  postérité  s'infor- 
mera avec  de  muettes  inquiétudes,  soyez-en  sûrs. 

Du  28  septembre  au  19  octobre,  la  ville  a  pris  une  tout  autre 
physionomie.  M.  Alfred  de  Musset  fume  toujours;  mais  je  crois 
bien  que  M.  Jules  Janin,  à  bout  d'imagination,  a  quitté  son  chêne 
et  qu'il  est  revenu  de  la  campagne.  Quant  à  la  capote  de  satin, 
elle  serait  maintenant  de  saison  ;  mais  les  femmes  sont  en  train 
de  se  sacrifier  :  elles  ne  portent  plus  de  chapeaux,  elles  ne  portent 
que  des  bonnets,  et  des  bonnets  à  rubans  encore  !  Le  bonnet  à 
rubans  ressemble  à  un  bonnet  de  nuit,  c'est  le  bonnet  de  coton  de 
la  femme  élégante.  Et  il  faut  voir  avec  quelle  indignation  l'historien 
s'emporte  contre  ces  malheureux  bonnets  à  rubans  !  Il  est  im- 
possible d'avoir  la  tête  plus  près  du  bonnet  !  «  Car,  enfin,  qu'est-ce 
qu'un  bonnet  sans  fleurs?  Une  perruque  de  dentelles!  »  Mais,  juste 
ciel  !  à  ce  compte,  voilà  bien  des  jeunes  femmes,  et  des  plus  belles, 
qui  portent  perruque  sans  le  savoir  ! 


DE   L  ESPRIT    EN    FRANCE 


Vous  saurez  aussi  (9  novembre)  comment  s'habillaient  en  ce 
temps-là  les  femmes  auteures.  Petits  chapeaux  à  petites  plumes, 
petites  pèlerines  soi-disant  garnies  de  dentelles,  mantelets  de  fan- 
taisie qui  suffisent  à  la  science.  La  pauvre  femme  auteur e,  la  voilà 
bien  mal  habillée,  sans  compter  la  femme  auteure  qui  ne  s'habille 
pas  du  tout!  Hélas!  que  nous  en  avons  connu  qui  ne  pouvaient 
pas  mettre  à  leurs  mantelets  même  de  soi-disant  dentelles,  d'abord 
parce  qu'elles  n'avaient  pas  de  dentelles,  et  ensuite  parce  qu'elles 
n'avaient  pas  de  mantelets;  témoin  cette  pauvre  jeune  fille,  Élisa 
Mercœur,  dont  la  mère  a  publié  cette  semaine  les  œuvres  complètes 
en  trois  tomes  in-8°,  mais  des  tomes  de  cinq  cents  pages.  A  les 
voir,  on  les  prendrait  pour  les  œuvres  de  Bichat  ou  de  quelque 
autre  grand  médecin  passé  de  mode.  Sa  mère  elle-même  a  écrit  la 
vie  de  la  pauvre  Élisa,  et,  par  une  allusion  que  la  bonne  femme 
n'a  pas  cherchée,  elle  a  dédié  toute  cette  prose  et  toute  cette  poésie 
au  plus  grand  dieu  de  ce  monde,  à  l'écho.  L'écho,  c'est  assez  pour 
la  gloire.  Qu'il  répète  deux  ou  trois  fois  le  nom  qu'on  lui  jette  ,  et 
ce  nom-là  est  heureux.  Le  latin  appelle  l'écho  une  image  qui  jase. 
—  Le  latin  a  parfaitement  défini  la  renommée  comme  on  la  fait  de 
nos  jours.  A  son  lit  de  mort,  cette  pauvre  jeune  fille  s'occupait 
encore  du  vain  bruit  qu'elle  avait,  pu  faire.  Elle  exigeait  de  sa 
mère  —  pour  dernière  faveur  —  le  serment  de  publier  ses  œuvres 
complètes.  La  mère  s'est  acquittée  de  cette  tâche  avec  une  con- 
science qui  fait  peur.  Elle  s'est  rappelé  les  plus  innocents  vers  de 
sa  fille,  quand  sa  fille  avait  six  ans.  Surtout,  elle  nous  a  raconté 
dans  ses  moindres  détails  l'enfance  de  la  petite  Élisa.  Élisa  est 
venue  au  monde  un  jour  de  printemps.  «  Je  ne  dirai  rien  des  deux 
premières  années  qu'elle  a  vécu,  »  dit  madame  Mercœur;  et,  en 
effet,  de  ces  deux  premières  années,  elle  ne  parle  guère;  mais  des 
autres,  elle  n'oublie  rien.  A  trois  ans  déjà,  la  petite  Élisa,  voyant 
que  le  vent  avait  déraciné  de  vieux  arbres  dans  le  jardin,  s'inquiétait 
fort,  avec  des  larmes ,  de  l'hiver  qui  allait  venir.  Elle  demandait 
qui  donc  mettrait  du  bois  dans  l'àtre ,  et  sur  la  table  le  pain  de 


56  CRITIQL'E 

chaque  jour?  C'étaient  là  ses  pressentiments  poétiques.  Plus  tard, 
elle  apprit  le  grec,  le  latin,  l'allemand,  l'anglais;  si  elle  eût  vécu, 
elle  eût  appris  le  sanscrit  !  A  six  ans,  elle  priait  le  bon  Dieu  de  lui 
inspirer  une  boum  tragédie,  elle  rêvait  les  honneurs  douteux  du 
Théâtre-Français,  et  même  elle  écrivait  à  MM.  de  la  Comédie 
une  lettre  pour  obtenir  une  lecture  :  i  Messieurs,  j'ai  une  maman 
qui  n'est  pas  très-riche  et  que  j'aime  de  toute  mon  âme.  Comme 
je  ne  peux  pas  lui  donner  de  l'argent  comme  je  lui  donne  mon 
cœur,  j'ai  fait  une  tragédie  pour  lui  en  procurer,  et  c'est  pour  y 
parvenir  que  je  viens  vous  suppplier  de  m'accorder  une  lecture.  Si 
vous  ne  le  trouvez  pas  mauvais,  messieurs  les  comédiens ,  je  lirai 
moi-même  ma  tragédie,  quoique  je  sois  bien  jeune  encore,  puisque 
je  n'ai  que  six  ans  et  demi  !  »  Avouez  qu'un  grand  auteur  n'eût 
pas  mieux  dit  ;  seulement,  c'était  commencer  de  bien  bonne  heure. 
Il  est  vrai  que  la  tragédie  n'était  pas  faite,  second  trait  de  ressem- 
blance avec  les  illustres  poètes  dramatiques  de  ce  temps-ci.  — 
Hélas  !  avant  toute  tragédie,  il  faut  vivre.  La  misère  était  déjà  à  la 
porte  de  cette  maison ,  même  avant  qu'Élisa  eût  fait  son  premier 
vers.  A  douze  ans,  mademoiselle  Mercœur,  devenue  sage,  avait 
.  cherché  des  écolières  ;  elle  donnait  des  leçons  de  grammaire,  elle 
gagnait  sa  vie;  elle  avait  laissé  là  tout  projet  de  tragédie.  A  ce 
moment  encore,  la  pauvre  enfant  pouvait  mener  une  vie  heureuse, 
honorée ,  sévère .  la  vie  des  rudes  travaux  ,  des  cœurs  contents, 
des  noms  inconnus;  malheureusement,  on  n'évite  pas  sa  destinée. 
Un  soir  que  la  petite  Élisa  était  au  spectacle  (au  théâtre  de  Nantes), 
elle  entendit  la  célèbre  prima  donna,  mademoiselle  Gabrielle  Bou- 
sigue;  en  ce  temps-là,  mademoiselle  Bousigue  jouait  le  rôle  de 
madame  de  Sévigné  dans  la  pièce  de  M.  Bouilly.  Il  paraît  qu'elle 
fut  touchante  et  sublime  dans  ce  rôle,  au  point  que  mademoiselle 
Mercœur,  à  peine  rentrée  chez  elle,  fut  saisie  de  l'envie  d'écrire 
des  vers  à  la  louange  de  cette  demoiselle.  À  peine  eut-elle  dénoué 
ses  longs  cheveux  noirs,  qu'elle  se  mit  à  s'agiter  dans  sa  chambre  : 
elle  avait  la  lièvre,  son  pouls  battait  outre  mesure,  i  Tiens,  ma 


DE    L  ESPRIT    EX    FRANCE  57 

mère  mignonne,  s'écria-t-elle,  le  sort  en  est  jeté,  je  vais  rimer!  » 
Puis,  au  clair  de  la  lune,  assise  sur  un  petit  tabouret,  tout  en 
mangeant  son  pain  et  son  raisin,  elle  écrivit  quatre-vingt-huit 
vers  en  l'honneur  de  mademoiselle  Gabrielle. 

Que  j'aime  celte  voix  timide, 
Cet  embarras,  ces  yeux  pleins  de  douceur, 
Cette  bouche,  semblable  an  bouton  d'une  fleur, 

Qui  naïvement  se  décide 
A  confier  le  secret  de  son  cœur  ! 

Tout  le  reste  est  écrit  du  même  style.  Cependant,  il  ne  suffit  pas 
d'écrire  des  vers ,  et  ceci  est  un  des  malheurs  de  la  poésie ,  vous 
n'avez  pas  plus  tôt  rimé  une  vingtaine  de  strophes,  qu'à  tout  prix 
vous  les  voulez  voir  imprimées.  C'est  la  loi,  c'est  le  destin!  Juste- 
ment, quand  elle  allait  donner  ses  leçons  par  la  ville,  mademoiselle 
Mercœur  passait  devant  la  maison  du  journal  de  Nantes.  —  Le 
journal  !  La  pauvre  enfant  en  dévorait  le  seuil  du  regard ,  comme 
nous  faisions  à  vingt  ans,  en  passant  devant  quelque  maison  mal 
habitée  de  la  rue  du  Helder.  Le  journal!  Là  était  la  gloire,  la 
renommée,  la  fortune,  l'enivrement  poétique  !  Aussi  la  pauvre 
enfant  n'y  tint  plus ,  et  fit-elle  imprimer  dans  le  journal  ses  vers 
adressés  à  mademoiselle  Gabrielle  Bousigue.  A  ces  vers  —  autre 
inconvénient  de  la  poésie  —  une  muse  inconnue ,  un  abonné  de 
vingt  ans ,  qui  n'attendait  qu'un  prétexte  pour  éclater ,  répondit 
avec  une  impétuosité  digne  de  cet  âge  heureux  : 

Nantes  aussi  voit  naître  sa  Delphine. 
Muse  Llisa,  j'ai  lu  tes  charmants  vers; 
Mon  cœur  ému  répète  encor  les  airs 
Qu'a  modulés  ta  voix  divine. 

En  un  mot ,  et  surtout  en  cinquante  vers ,  la  muse  de  vingt  ans 
dt'clarait  à  la  muse  de  seize  ans  qu'elle  avait  tort  de  se  couvrir 
de  vêtements  funèbres,  de  prendre  un  air  de  deuil ,  de  s'entourer 
d'éternelles  ténèbres,  de  verser  tant  de  pleurs  —  etc.,  —  ce  qui 


•j8  CRITIQUE 

était  parfaitement  raisonner.  Puis,  enfin,  s' enhardissant  à  force 
d'audace  poétique,  l'abonné  de  vingt  ans  finissait  par  une  belle  et 
bonne  déclaration  : 

Belle  de  tes  seize  ans,  quand  aurais-je  une  amie 
Pour  guetter  comme  toi  mon  songe  et  mon  réveil, 
Comme  toi,  pour  pleurer  sur  mon  dernier  sommeil? 

Son  dernier  sommeil!  le  pauvre  petit!  Le  voilà  qui,  sans  le  vou- 
loir, s'abandonne  à  la  même  mélancolie  que  l'abonné  de  vingt  ans 
reprochait  tout  à  l'heure  à  la  muse  de  seize  ans.  Comment  finirent 
ces  enfantillages?  Il  est  à  croire  que  son  papa  défendit  au  jeune 
abonné  de  renouveler  son  abonnement  au  journal  de  Nantes;  à 
cette  heure,  ce  monsieur  est  avoué  dans  quelque  cour  royale, 
père  de  famille,  conseiller  municipal,  et  celui-là  serait  le  bien  mal 
venu  qui  lui  proposerait  sérieusement  de  pleurer  sur  son  dernier 
sommeil  ! 

Mais,  si  la  pièce  de  vers  mène  droit  au  journal,  en  revanche  le 
journal  mène  droit  aux  prix  d'académie.  Mademoiselle  Mercœur 
n'eut  pas  le  prix;  mais  elle  eut  deux  mentions  honorables,  les  deux 
prix  ayant  été  remportés,  le  premier  par  M.  Emile  Souvestre, 
auteur  du  Phare  de  la  Tour  du  Fou;  le  second  prix  par  M.  Bou- 
lay-Paty,  auteur  du  Combat  des  Francs.  En  ce  temps-là,  notre 
Académie  française  n'avait  pas  encore  imaginé  de  donner  un  grand 
prix,  tous  les  ans,  à  la  même  femme  auteure,  et  voilà  pourquoi 
sans  doute  mademoiselle  Mercœur  n'obtint,  dans  son  académie  de 
province,  qu'un  premier  accessit. 

Mais,  d'autre  part,  l'accessit,  le  journal,  la  gloire,  mettent  la 
critique  en  éveil.  Quelle  est  la  renommée  qui  n'ait  pas  rencontré 
d'obstacles?  Aussi  bien  voici  déjà  qu'un  M.  E.  S.,  de  Rennes, 
écrit  dans  son  journal  —  en  parlant  des  vers  de  mademoiselle 
Mercœur  :  «  Que  signifie  ce  galimatias,  ce  fatras  de  vieilles  pen- 
sées rafraîchies? etc.,  etc..  »  Ce  qui  n'empêcha  pas  (tant  M.  E.  S. 
était  injuste!)  M.  le  serrptaiip  général  de  If  Société  académ 


DE   L  ESPRIT    EN    FRANCE  59 

du  département  de  la  Loire-Inférieure  d'envoyer  à  mademoiselle 
Mercœur  un  beau  diplôme  de  membre  correspondant!  Voilà  où 
cela  vous  mène,  d'être  un  poëte  de  trop  bonne  heure.  Puis,  une 
fois  que  vous  êtes  reçu  membre  de  deux  ou  trois  académies, 
qu'arrive-t-il?  Il  vous  faut  nécessairement  publier  votre  recueil, 
vos  mélodies,  vos  lamentations  ,  vos  préludes,  vos  printemps  !  Et 
vous  voilà  bel  et  bien,  et  dans  toute  l'acception  du  mot,  une 
femme  auteur,  toujours  moins  la  mantille  et  la  soi-disant  dentelle. 
0  mademoiselle  Bousigue,  qu'avez-vous  fait  quand  votre  voix 
mélodieuse  jetait  cette  malheureuse  enfant  dans  cette  vie  de  cha- 
grins* de  déceptions  et  de  douleurs!  Au  reste,  nous  avons  retrouvé 
mademoiselle  Gabrielle  Bousigue  ;  elle  s'appelle  aujourd'hui  ma- 
dame Thénard;  elle  est  une  des  premières  cantatrices  du  célèbre 
théâtre  du  Vaudeville  sur  la  place  de  la  Bourse,  à  Paris. 

Tous  les  dangers  ne  sont  pas  là.  Le  recueil  amène  avec  lui  un 
autre  péril,  les  lettres  defélicitation,  les  compliments,  les  louanges. 
A  peine  un  livre  —  de  poésie  principalement  —  est-il  imprimé, 
que  soudain  l'auteur  l'adresse  en  toute  humilité  à  M.  de  Chateau- 
briand, à  M.  Victor  Hugo,  à  M.  de  Lamartine,  à  deux  ou  trois 
hommes  éminents  dans  la  poésie,  dans  la  critique  ou  dans  la 
littérature  de  ce  siècle.  Sur  ces  cinq  ou  six  envois,  il  est  tout  à 
fait  impossible  que  le  malheureux  débutant  ne  reçoive  pas  une 
lettre  très-loyale  et  très-sincère,  dans  laquelle  le  grand  poëte 
consulté  déclare  à  son  jeune  frère  en  poésie  qu'après  avoir  bien 
lu  son  admirable  recueil,  il  n'a  jamais  rencontré  dans  une  si  jeune 
personne  (ou  dans  un  si  jeune  homme)  un  plus  vif,  un  plus  sin- 
cère, un  plus  complet  sentiment  de  la  poésie;  la  lettre  part,  elle 
arrive,  on  la  lit  en  famille,  et,  à  dater  de  ce  jour,  encouragé  plus 
qu'il  ne  faudrait  par  cette  attestation  authentique,  le  triste  auteur 
se  reconnaît  à  lui-même  un  grand  génie.  En  effet,  c'est  M.  de 
Chateaubriand  lui-même  qui  l'a  dit,  c'est  M.  de  Lamartine  qui  l'a 
écrit  de  sa  plus  belle  écriture.  «  Or,  ne  sont-ils  pas  1rs  juges 
suprêmes?  Est-il  possible  de  se  connaître  en  poésie  mieux  qu'ils 


60  CRITIQUE 

ne  s'y  connaissent  ?  Quant  à  tromper  une  pauvre  enfant  crédule  et 
confiante  qui  s'adresse  à  leur  conscience  et  à  leur  probité  litté- 
raire, ces  hommes  illustres  voudraient-ils  y  consentir-'  Non,  non, 
M.  de  Chateaubriand  me  l'a  dit  de  sa  bouche,  M.  de  Lamartine  me 
Ta  écrit  de  sa  main,  rien  n'est  plus  vrai,  j'ai  du  génie!  Je  ne  me 
suis  pas  trompé  de  route;  persévérons!  i  On  persévère,  on  rime  dp 
plus  belle.  Bientôt  on  se  trouve  à  l'étroit  dans  sa  petite  ville.  On 
étouffe.  On  manque  d  air  et  d'espace,  pour  nie  servir  de  la  phrase 
consacrée.  Notez  bien  qu'il  y  a  toujours,  dans  la  ville  en  question, 
quelque  vieil  avocat  sans  cause,  grand  faiseur  de  vers  et  de  bouts- 
rimés  ,  qui  est  jaloux  de  votre  renommée  naissante ,  qui  vous 
regarde  comme  un  rival  dangereux,  et,  l'habile  homme,  pour  se 
débarrasser  de  votre  gloire  qui  le  gêne ,  il  vous  adresse  des  vers 
perfides  où  il  est  dit  :  «  Va,  jeune  aiglon!  sur  la  montagne,  à 
côté  du  soleil  ! . . .  Abandonne  ta  prosaïque  campagne  !  etc.  »  —  Sou- 
dain l'aiglon,  sans  argent  et  sans  passe-port,  se  blottit  dans  la 
rotonde  de  la  diligence  à  côté  de  la  mère  qui  l'a  couvé.  A  peine 
arrivée  à  Paris ,  la  pauvre  muse  se  trouble ,  et  s'agite ,  et  s'in- 
quiète, et  s'étonne.  Eh  quoi  !  pas  un  ami  pour  la  recevoir!  pas  une 
main  ne  lui  est  tendue,  pas  une  maison  hospitalière  ne  lui  est 
ouverte  !  Déjà  l'isolement,  le  froid,  la  gêne — déjà  l'ombre  !  Quelles 
déceptions  cruelles!  On  est  venu  pour  tout  conquérir,  on  a  peine 
à  trouver  une  chambre  dans  une  méchante  auberge  ;  et  pourtant 
ce  n'est  pas  là  toute  la  misère.  Abandonnée  tout  à  fait  à  soi-même, 
on  ne  prendrait  conseil  que  de  la  nécessité  du  moment,  et  la  nécess- 
sité  vous  sauverait.  Le  grand  malheur,  c'est  d'être  protégée  pendant 
une  heure  par  quelque  député  en  vacances ,  par  quelque  ministre 
oisif.  La  jeune  Élisa  Mercœur,  elle  aussi,  eut  à  subir  la  protection 
banale  du  député  de  sa  ville  natale  ;  le  député  présenta  la  jeune 
fille  au  ministre  de  l'intérieur,  le  ministre  daigna  accorder  à  la  jeune 
étrangère  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim  tout  à  fait.  Ce  que  voyant, 
la  belle  société  parisienne ,  qui  n'est  jamais  plus  heureuse  que 
lorsqu'on  lui  fournit,  pour  rien,  une  passion  nouvelle,  se  mit  à 


DE   L  ESPRIT    EX    FRANCE  Gl 

adopter  avec  fureur  cette  petite  fille  qui,  d'un  air  si  joyeux,  impro- 
visait ses  plus  touchantes  élégies.  Pas  de  bonne  fête  sans  made- 
moiselle Mercœur ,  pas  un  beau  salon  où  elle  ne  fût  invitée ,  pas 
une  causerie,  voire  la  plus  animée  et  la  plus  piquante,  qui  ne  fût 
suspendue  aussitôt  que  la  petite  Élisa  disait  des  vers.  Elle  cepen- 
dant, l'imprudente!  elle  s' abandonnait  corps  et  âme  à  cet.  enivre- 
ment ;  elle  croyait  que  cette  fête  serait  éternelle.  Pour  être  la 
bienvenue  dans  ces  riches  maisons,  elle  dépensait  tout  son  pauvre 
argent  à  s'acheter  des  robes  de  gaze,  des  rubans,  des  fleurs!  Elle 
arrivait  à  jeun;  le  prix  de  son  dîner  avait  passé  dans  les  mains  du 
coiffeur.  —  Et  dans  ce  monde  qui  n'eût  jamais  songé  à  lui  dire  : 
«  Àvez-vous  froid?  avez-vous  faim?  »  il  lui  fallait  sourire,  être  belle, 
être  heureuse  ;  chanter  de  sa  plus  douce  voix  ses  plus  tendres 
stances.  —  Elle  avait  faim,  elle  avait  froid.  — Qui  s'en  inquiète? 
sait-on  seulement ,  dans  ces  riches  hôtels  des  deux  faubourgs,  ce 
que  c'est  que  le  froid,  ce  que  c'est  que  la  faim?  Les  cruels  !  Puis, 
quand  ils  eurent  bien  joué  avec  cette  muse  déjà  frappée  au  cœur, 
quand  la  jeune  fille  se  fut  consumée  dans  ces  efforts  poétiques  de 
chaque  soir,  soudain  toutes  ces  portes  ouvertes  se  fermèrent  ;  plus 
de  salons,  plus  de  fêtes,  plus  d'empressement,  plus  d'amitiés,  plus 
rien  ;  la  pauvre  Élisa  restait  plus  seule,  plus  abandonnée,  hélas! 
et  plus  pauvre  que  jamais. 

Le  plus  loyal,  sans  contredit,  de  tous  les  protecteurs  d'Élisa 
Mercœur,  vous  le  croirez  sans  peine,  ce  fut  Sa  Majesté  le  roi 
Charles  X.  Bon  prince  !  il  était  si  heureux  quand  il  pouvait  ajouter 
un  nom  nouveau  sur  la  liste  de  ses  pensionnaires!  Quelqu'un  lui 
parla  de  cette  enfant  qui  avait  en  elle-même  le  démon  poétique  ; 
le  roi  Charles  X  voulut  voir  la  petite  Élisa.  Elles  furent  reçues, 
elle  et  sa  mère,  dans  le  cabinet  même  du  roi  de  France.  L'enfant 
était  tremblante  et  toute  pâle  d'émotion.  «  Pourquoi  trembler? 
disait  le  roi.  Je  ne  suis  pas  un  ennemi  !  »  En  même  temps ,  il  lui 
accordait  une  pension  de  douzo  cents  francs  sur  sa  cassette.  Douze 
cents  francs,  la  vie  était  sauve  !  douze  cents  francs  du  roi  Charles  X . 


♦;-2  CRITIQUE 

de  cette  honnête  fortune  si  royalement  dépensée,  c'était  de  la 
gloire!  Le  nom  de  cette  enfant  se  trouvait  inscrit  désormais  à  côté 
des  plus  honnêtes  et  des  plus  saintes  pauvretés  de  la  France.  Mais 
voyez  le  malheur  !  huit  jours  après,  le  roi  Charles  X  n'était  plus  le 
roi  de  la  France...  La  pauvre  Élisa  retomhait  dans  sa  misère  de 
tous  les  jours! 

Alors  elle  entra  tout  à  fait  dans  les  déceptions,  dans  l'abandon, 
dans  les  durs  travaux  de  la  vie  littéraire.  Maintenant,  plus  de 
duchesse  de  Berry  pour  vous  sourire  au  passage,  plus  de  roi  de 
France  pour  vous  inscrire  sur  les  libéralités  de  sa  cassette,  plus  de 
comte  de  Martignac  pour  corriger  lui-même  le  manuscrit  de  vos 
tragédies;  il  faudra  bien  du  temps,  juste  ciel  !  avant  que  le  roi  et 
les  ministres  de  la  révolution  de  Juillet  puissent  s'occuper  de 
l'œuvre  des  poètes.  La  société  française  est  en  péril,  sauvons-la 
d'abord,  les  poëtes  chanteront  ensuite;  à  moi  les  hommes  d'État, 
les  soldats  et  les  travailleurs;  les  poëtes  viendront  plus  tard.  Nous 
n'avons  pas  le  loisir  de  nous  perdre  dans  ces  détails,  dans  ces  frivo- 
lités cadencées!  A  ce  compte,  la  vie  littéraire  fut  bien  rude  dans 
les  premières  années  de  la  révolution  de  Juillet,  surtout,  pour  cette 
enfant  qui  ne  savait  plus  où  rencontrer  son  bon  génie.  En  déses- 
poir de  cause,  elle  s'adressa  aux  libraires.  Le  libraire  —  cet  être 
féroce  quand  il  ne  s'adresse  pas  à  vous  le  premier  —  était  rare  et 
rebelle  ;  la  librairie  était  éperdue  tout  autant  que  la  poésie  et  les 
belles-lettres.  On  ne  savait  à  quoi  se  tenir.  — Que  faire?  que 
devenir"?  Comment  vivre,  nous  ne  disons  pas  demain,  mais  com- 
ment vivre  aujourd'hui'7 

Époque  malheureuse!  On  ne  croyait  plus  à  rien  ni  à  personne. 
—  L'art  nouveau  s'était  arrêté  éperdu,  ébahi,  fort  étonné  de  se 
voir  dépassé  par  une  révolution  qu'il  n'avait  pas  faite,  par  une 
révolution  politique!  Aussi  bien,  mademoiselle  Mercœur  s'en  allait- 
elle  frappant  à  toutes  les  portes.  —  Elle  demandait  du  travail; 
on  lui  disait  :  i  II  n'y  a  pas  de  travail.  ■  Les  plus  bienveillants 
lui  permettent  d'écrire  à  ses  risques  et  périls,  celui-ci  —  un  Cuntc 


DE   L  ESPRIT    EN    FRANCE  63 

brun  —  celui-là  —  un  Conte  rose  —  cet  autre  —  un  conte  pour 
le  Salmigondis.  —  Elle  rentrait  dans  sa  maison  pleine  d'espoir,  et 
aussitôt  elle  se  mettait  ta  l'œuvre  ;  elle  consultait  l'histoire  ;  elle 
passait  ses  journées  dans  les  froides  galeries  de  la  Bibliothèque 
royale...  Pauvre  enfant!  Mais,  quand  son  Conte  brun  était 
fait,  la  mode  des  Contes  bruns  était  passée;  quand  elle  avait 
achevé  son  Conte  rose  ,  le  public  ne  voulait  plus  de  Contes  roses. 
Quant  au  Salmigondis,  le  libraire  du  Salmigondis  était  mort  avec 
son  livre.  Cela  ressemble  à  un  conte  fait  à  plaisir;  cela  pourtant 
n'est  que  de  l'histoire  :  l'histoire  des  plus  beaux  rêves,  des  extases 
divines,  des  espérances  infinies —  tout  un  monde  de  diamants  et 
d'or  qui  se  brise  comme  le  verre,  contre  un  obstacle  ridicule.  — 
Cet  obstacle-là,  n'en  riez  pas,  c'est  la  réalité. 

Alors  il  fallut  revenir  tout  simplement  au  métier,  le  métier 
sérieux,  calme,  austère,  fidèle,  utile.  Le  métier  n'a  pas  l'éclat  de 
la  poésie  ;  il  ne  procède  ni  par  le  rêve ,  ni  par  la  fiction ,  ni  par 
les  flatteries  infinies;  mais,  au  moins,  il  a  toujours  un  morceau  de 
pain  dans  les  mains;  et,  quand  vous  avez  gagné  votre  pain,  il  vous 
donne  ce  que  vous  avez  gagné.  —  Le  mélier  fit  donc  pour  made- 
moiselle Mercœur  ce  que  n'avait  pas  fait  la  poésie  :  il  lui  donna 
l'abri  et  le  pain  de  chaque  jour.  Mais  ce  pain  est  dur,  ce  toit  est 
triste;  la  réalité  est  insupportable,  après  tant  de  fables  brillantes  ; 
vous  avez  bu  le  bord  emmiellé  de  la  coupe,  le  fond  n'en  paraît  que 
plus  amer.  —  Peu  s'en  fallait  que  cette  pauvre  désolée  n'appelât 
à  son  aide  le  suicide.  —  La  mort  vint  naturellement ,  Dieu 
merci  ! 

Que  si  vous  me  demandez  pourquoi  donc  ces  lamentables  sou- 
venirs à  propos  du  livre  joyeux  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure, 
moi-même,  je  ne  saurais  vous  le  dire.  Affaire  de  contraste  !  Pour- 
quoi, de  ces  deux  poètes,  la  destinée  a-t-elle  été  si  différente?  L'une 
et  l'autre,  elles  étaient  belles  également  :  celle-ci  avait  d'épais 
cheveux  noirs,  celle-là  d'admirables  cheveux  blonds;  l'une  pétil- 
lante d'esprit,  de  vivacité,  d'éloquence;  L'autre  bien  inspirée, 


64  CttITIQUB 

tenant  la  plume  d'une  main  facile  toujours,  ferme  quelquefois.  — 
L'une  et  l'autre,  elles  savaient  faire  les  vers  à  merveille,  elles 
n'ignoraient  aucun  des  secrets  de  la  belle  et  de  la  bonne  prose. 
Pourtant  voici  celle-là  qui ,  après  les  premiers  succès  et  les  en- 
couragements d'un  roi  de  France,  meurt  à  vingt-cinq  ans,  pauvre, 
délaissée ,  accablée  sous  tous  les  ennuis  de  la  vie  réelle,  pendant 
que  l'autre,  brillante,  écoutée,  —  reine  —  dicte  les  lois  de  son 
esprit  et  de  son  caprice  à  quiconque  la  veut  lire.  Elle  règne,  elle 
vit,  elle  est  maîtresse  souveraine,  elle  se  joue  avec  les  difficultés 
les  plus  grandes;  elle  fait  des  comédies  qu'on  ne  joue  pas  et  qui 
sont  plus  célèbres  même  que  les  comédies  jouées  vingt  fois  :  l'envie 
lui  prend  d'écrire  une  tragédie,  et,  pour  jouer  sa  tragédie,  ello 
obtient  tout  de  suite  l'appui  tout-puissant  de  mademoiselle  Rachel 
—  ce  rêve  de  tous  les  poètes.  —  Enfin,  pour  comble  de  fortune, 
de  ses  feuilles  éparses  çà  et  là,  de  son  esprit  le  plus  abandonné, 
des  hasards  les  plus  périlleux  de  son  style,  voilà  qu'on  fait  un 
livre,  et  ce  livre  est  mêlé  aux  chefs-d'œuvre  des  beaux  esprits  de 
tous  les  temps  —  livre  heureux  qui  voit  le  jour  entre  les  tragédies 
d'Eschyle  et  les  romans  de  Nodier,  entre  les  histoires  d'Hérodote 
et  les  vers  de  M.  de  Musset  —  à  côté  des  Consolations  de  Sainte- 
Beuve,  non  loin  des  Fiancés  de  Manzoni.  Au  contraire,  la  pauvre 
fille  qui  est  morte  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté ,  dans  toute  la 
force  de  son  talent,  n'a  pas  d'autre  éditeur  que  sa  mère  qui  la 
pleure,  pas  d'autres  acheteurs  que  quelques  amis  venus  en  aide 
à  cette  humble  gloire.  On  ira  pas  tort  de  parler  du  destin  des 
livres  ! 


DE   L'ESPRIT    EN    FRANCE  60 


III 


Petites  révolutions.  —  M.  Scribe  et  la  lithographie.   —   Éloge  «le 
M.  Paul  de  Koek.  —  M.  de  Balzac.  —  Les  jeunes  filles  et  les  femmes  faites. 
—  Musard.  —  Les  bals  de  l'Opéra  et  la  chambre  des  députés.  —  Paris  vu 
par  le  petit  bout  de  la  lorgnette. 


Revenons  cependant  à  cette  heureuse  histoire  des  petits  faits  et 
des  grandes  révolutions  de  cette  capitale  du  inonde,  Paris.  Si  Paris 
voulait  savoir  dans  quel  frêle  petit  coin  de  miroir  sa  grande  figure 
peut  tenir;  si  Paris  voulait  savoir  à  quels  résumés,  lui  si  bruyant 
et  si  fier,  peuvent  être  réduits  tous  ses  bruits  et  tout  son  orgueil  ! 
Paris  n'aurait  qu'à  se  mettre  à  lire  ce  petit  livre  qui,  pour  toute 
'histoire,  renferme  l'histoire  de  ses  vieux  chapeaux  fanés,  de  ses 
vieilles  gazes  décolorées  par  la  sueur  et  le  soleil,  de  ses  rubans,  de 
ses  dentelles,  quelquefois  même,  mais  c'est  rare,  l'histoire  de  ses 
poëmes,  de  ses  journaux,  de  ses  romans  nouveaux.  Cette  fameuse 
capote  de  satin  qui  a  été  la  joie  et  l'étonnement  de  la  révolution  la 
plus  éclatante  du  mois  de  septembre  1836,  elle  a  été  remplacée 
par  cette  autre  révolution  que  voici  :  —  Des  manches  tombantes, 
arrêtées,  en  haut,  par  des  bracelets,  qu'on  a  grand  tort  d'appeler 
poignets  ;  quant  aux  manches  bouffantes  en  haut  et  justes,  qui  le 
croirait?  elles  sont  abandonnées;  on  les  laisse  aux  geôlières  de 
mélodrames  et  au  tuteur  des  Folies  Amoureuses  !  Viennent  en- 
suite les  mouchoirs  chargés  de  riches  broderies  en  relief  semées 
d'oiseaux,  de  paons,  de  perroquets  brodés ,  d'un  travail  merveil- 
leux. Malheureusement,  le  perroquet  n'est  pas  un  oiseau  agréable  à 
qui  vent  essuyer  ses  larmes.  — Des  larmes  versées  sur  la  tête  d'un 
perroquet,  fi  donc!  Ceci  nous  rappelle  un  couplet  de  M.  Scribe  à 
propos  de  la  lithographie  : 


06 CRITIULE 

Grâce  à  celle  nouveauté, 

Une  sensible  beauté 

Peut,  quand  la  douleur  l'attaque, 

S'essuyer  les  yeux  fort  bien 

Avec  le  bras  d'un  Cosaque 

Ou  la  jambe  d'un  Prussien. 

Ne  nous  parlez  donc  pas  de  perroquets  sur  des  mouchoirs  de 
batiste.  Le  mouchoir  à  petits  entre-deux,  garnis  de  valencienne, 
à  la  bonne  heure;  voilà  qui  est  commode;  c'est  un  mouchoir  pour 
tout  faire,  un  mouchoir  à  deux  fins,  bon  pour  la  joie  et  bon  pour 
la  douleur.  Vous  riez;  le  petit  entre-deux  cache  à  peine  voire 
sourire;  vous  pleurez,  la  valencienne  laisse  passer  vos  larmes  qui 
traversent  ses  festons  à  jour;  la  larme  devient  perle...  Pour  le 
reste  de  ce  mois-là,  vous  n'avez  pas  d'autre  événement  que  la 
conjuration  du  prince  Louis  Bonaparte  et  l'échauffourée  de  Stras- 
bourg. C'en  était  fait  du  mois  de  novembre,  sans  les  mouchoirs 
à  perroquets  et  les  mouchoirs  à  entre-deux. 

Singulier  corps  que  cet  historien!  11  vous  parle  avec  un  si  grand 
sérieux  des  choses  les  plus  futiles  '.  Et  pourtant,  quand  arrive 
l'accident  sérieux,  il  trouve  d'honurables  paroles  qui  ne  dépare- 
raient pas  plus  d'un  gros  livre.  La  mort  de  Sa  Majesté  le  roi 
Charles  X  (23  novembre)  est  racontée  avec  une  émoliou  bien 
sentie.  Ce  vieux  roi  de  la  vieille  France  royale  et  poétique,  mort 
en  roi  et  en  chrétien  dans  son  dernier  exil,  a  dicté  à  l'auteur  de 
belles  pages.  —  Ici  se  relrouve  toute  l'inspiration  du  poëte,  et,  ce 
qui  vaut  mieux,  tout  le  tact  delà  femme.  —  Mais  pat!...  —Voilà 
que  cette  solennité  s'en  va  bien  loin  pour  faire  place  à  réloge 
pompeux  de  3L  Paul  de  Kock,  dont  la  réputation  grandit  chaque 
jour.  A  la  bonne  heure  !  M.  Paul  de  Kock,  en  effet,  n'est  pas  de 
ces  hommes  qui  se  mouchent  du  pied;  il  a  le  secret  d'un  certain 
naturel,  d'une  certaine  trivialité  bourgeoise  qui  ont  bien  leur 
mérite.  Il  aime  les  grisettes,  et,  certes,  il  est  dans  son  droit  ;  il  les 
fait  parler  en  grisettes,  tant  mieux  pour  elles...  et  tant  mieux 


DE    L  ESPRIT    EN    FRANCE  07 

pour  lui  ;  mais  est-ce  bien  là  une  raison  pour  tomber  sur  ce 
malheureux  M.  Janin  ,  qui  a -pris  en  cause,  contre  M.  de  Balzac 
lui-même,  la  défense  de  la  jeunesse?  Imprudent  critique,  il  a  ose 
dire  que,  dans  le  roman  et  dans  le  drame,  et  surtout  dans  l'amour 
et  dans  la  vie,  mieux  valait  avoir  vingt  ans  que  d'avoir  trente  ans. 
Est-ce  donc  là  un  si  grand  crime?  —  C'est  le  crime  des  jeunes 
filles,  répond  l'historien  ;  «  les  jeunes  filles  de  ce  temps-ci  se  con- 
duisent comme  des  femmes  faites,  raison  de  plus  pour  que  les 
femmes  faites  se  conduisent  comme  les  jeunes  filles!  »  Pour  peu 
que  la  chose  nous  fût  agréable,  ce  serait  là  le  sujet  d'une  disserta- 
tion très-approfondie,  et  même  nous  chercherions  à  quelle  allusion 
s'abandonne  notre  poëte  à  propos  des  femmes  de  trente  ans  ;  mais 
le  moyen  de  le  suivre?  Il  était  tout  à  l'heure  entre  M.  de  Balzac 
et  M.  Paul  de  Kock,  entre  la  femme  faite  de  celui-ci  et  la  tille 
égrillarde,  jeune  et  évaporée,  de  celui-là  ;  maintenant,  le  voilà  au 
beau  milieu  de  la  caserne  Poissonnière,  à  voir  partir  le  ballon  de 
M.  Green.  —  Le  soldat  de  la  caserne,  voyant  à  la  fenêtre  de  sa 
chambre  une  belle  personne  élégante,  parée,  jolie,  s'est  écrié  dans 
son  enthousjasme  :  «  Tiens,  tiens,  une  duchesse  chez  moi!  »  Et  le 
brave  homme  est  monté  chez  lui  à  se  rompre  le  cou.  —  Mais  la 
dame  était  partie  dans  le  ballon  de  M.  Green,  qui  l'avait  prise  en 
passant.  — Histoire  de  bien  des  amours  !  Vous  voyez  à  votre  fenêtre 
un  œil  noir,  un  doux  sourire,  une  main  blanche  et  potelée,  une 
petite  tête  M.  de  Paul  de  Kock,  une  cousine  germaine  de  M.  de 
Balzac  ;  aussitôt  vous  montez  l'escalier  quatre  à  quatre...  L'appa- 
rition s'est  envolée,  et  vous  ne  saisissez  qu'une  douce  odeur  de 
violette,  ou  une  forte  odeur  de  patchouli.  — La  violette,  voilà  pour 
M.  Paul  de  Kock;  le  patchouli,  voilà  pour  M.  dcBalzac. 

Arrivent  bientôt  les  bals  masqués,  les  fêtes,  les  concerts,  les 
pianos  qui  chantent,  les  voix  qui  roucoulent,  la  grippe,  tous  les 
plaisirs  de  l'hiver.  Notre  chevalier  a  tout  vu,  il  est  partout,  ici  et 
là-bas  ;  il  sait  comment  on  danse  chez  le  banquier  de  la  Chaussée- 
d'Antin,  chez  le  gentilhomme  boudeur  du  faubourg  Saint-Germain, 


08  CRITIQUE 

chez  le  grand  seigneur  retiré  du  faubourg  Saint-Honoré;  —  il 
sait  même  —  il  a  risqué  un  œil  —  ce  qui  se  passe  chez  Musard. 
Quoi  !  Musard?  Oui,  Musard  !  A  telles  enseignes,  que,  cette  semaine 
(26  janvier  1837),  on  Ta  fait  mourir.  Mort  le  triomphateur  de 
F  Opéra  !  mort  cet  illustre  génie  dont  le  nom  seul  faisait  bondir  la 
ville  entière!  —  volcan  éteint  de  l'harmonie  dansante!  —  fleuve 
tari  des  valses  allemandes  et  hongroises!  — Heureusement,  nous 
en  sommes  quittes  pour  la  peur  :  Musard  n'est  pas  mort,  il  vit,  il 
vivra,  il  faut  qu'il  vive.  Sans  lui,  pas  de  bal  possible  à  l'Opéra! 

—  Avant  Musard,  ce  qui  faisait  l'intérêt  des  bals  de  l'Opéra, 
c'était  le  mystère  ;  vous  arriviez,  on  vous  disait  :  h  Je  te  connais!  ■ 
et  vous  étiez  bien  intrigué  ;  mais,  aujourd'hui,  tout  le  monde  est 
célèbre.  —  On  ajoutait  :  «  Tu  fais  la  cour  à  madame'"  !  »  et  vous 
rougissiez  jusqu'au  blanc  des  yeux  de  voir  votre  intrigue  décou- 
verte ;  vous  étiez  au  supplice  de  savoir  la  bonne  renommée  de  la 
pauvre  femme  compromise  par  cet  indiscret  domino.  Mais,  aujour- 
d'hui, on  n'a  pas  plus  tôt  une  petite  intrigue,  qu'on  l'affiche  au  coin 
«les  rues.  N'en  parlez  pas,  la  dame  parlera  pour  vous.  Soyez  dis- 
crets l'un  et  l'autre,  et  cachez- vous  dans  votre  bonheur  :  soudain 
toutes  sortes  àe  petits  courriers  de  Paris,  sans  attendre  la  licence, 
ou  tout  au  moins  la  liberté  du  bal  masqué,  mettront  à  l'index  vus 
heureuses  amours.  —  Le  beau  plaisir  d'aller  dire  aux  gens  tout 
bas,  à  l'oreille,  ce  que  tout  le  monde  a  lu,  le  matin  même,  imprimé 
dans  son  journal!  Tout  cela  est  net,  vif  et  bien  dit.  et  très-vrai. 

—  Du  bal  Musard,  notre  chevalier  passe  à  la  chambre  des  députés, 
et,  à  la  vue  des  hommes  nouveaux  de  la  France,  il  ne  peut  con- 
tenir son  ironie  et  son  mépris.  Hommes  nouveaux  dont  l'éducation 
parlementaire  est  à  faire,  non  pas  qu'ils  ne  se  tiennent  d'une  façon 
assez  convenable  dans  les  salons;  mais,  une  fois  à  la  Chambre, 
tous  ces  messieurs  deviennent  turbulents,  inconvenants,  orgueil- 
leux ;  «  ils  perdent  le  sentiment  de  leur  dignité,  le  souvenir  de 
leur  éducation,  sitôt  qu'ils  font  partie  d'une  assemblée  régnante 
comme  représentants  du  pays!  ■  En  cela,  il  me  semble  que  notre 


DE   L  ESPRIT    EN    FRANCE  69 

chroniqueur  manque  un  peu  d'indulgence  ;  il  ferait  mieux  d'envoyer 
à  MM.  les  chauves  du  palais  Bourbon  un  bon  pot  de  pommade  du 
lion,  enveloppé  dans  un  petit  exemplaire  de  la  Civilité  puérile  et 
honnête.  Arrive  alors  une  assez  piquante  dissertation  sur  les 
amitiés  de  George  Sand  ;  s'il  faut  s'en  rapporter  ta  notre  La  Bruyère 
rose,  le  dandy,  le  poëte,  l'avocat,  le  prêtre,  ont  déteint,  chacun  a 
son  tour,  sur  les  œuvres  de  cet  illustre  génie.  Notre  Parisien 
explique  à  sa  façon  Indiana,  Valentine,  Sténio,  Fiamma  ;  reste  à 
savoir  ce  que  George  Sand  aura  pensé  de  l'explication.  Cependant 
(15  mars  1837),  en  dépit  de  tout  l'esprit  que  nous  lui  prodiguons, 
le  monde  parisien  s'ennuie  toujours.  Le  monde  parisien  se  compose 
de  deux  mondes  bien  divers  :  «  Le  monde  des  anciennes  vertus, 
des  anciennes  croyances,  qui  révère  l'Église,  la  famille,  la  royauté;  » 
et  puis  le  monde  flottant,  indécis  entre  toutes  les  passions,  tous 
les  principes.  Dame  !  il  faudrait  citer  toute  la  page  ;  la  page  est 
jolie,  mignonne,  pointilleuse.  Marivaux  n'en  a  guère  écrit  de  plus 
chatoyante  ;  toujours  est-il  que  ces  deux  mondes,  pour  s'amuser 
quelque  peu,  abandonnent  les  ballets  de  l'Opéra  pour  les  sermons 
de  Notre-Dame.  —  Après  le  sermon,  ce  qui  a  le  plus  réussi,  c'est 
la  chasse  de  Chantilly.  Un  cerf  a  été  relancé,  il  s'est  défendu 
contre  M.  le  duc  d'Orléans,  tout  aussi  bien  qu'il  se  fût  défendu 
contre  M.  le  prince  de  Bourbon  lui-même.  Il  s'est  fait  tuer  par 
M.  le  duc  d'Orléans,  ce  qui  a  prouvé  (ce  jour-là,  M.  le  duc  d'Or- 
léans aura  oublié  de  saluer  quelqu'un)  que  M.  le  duc  d'Orléans  n'a 
la  rue  basse  que  dans  un  salon.  —  Cependant,  mes  belles  dames, 
dites  adieu  à  messieurs  vos  chapeaux  de  velours  ;  l'heure  approche 
où  le  velours  ne  sera  plus  de  saison,  où,  tout  au  plus,  le  salin 
(capotes  de  satin  du  mois  de  septembre,  où  êtes- vous?)  sera  toléré. 
Aussi  ne  voyons-nous  plus  que  chapeaux  de  velours  —  dans  les 
rues  —  dans  les  voitures  —  dans  les  magasins  —  sur  les  boule- 
vards. —  Les  femmes  sages  se  hâtenl  de  mettre  à  profit  non- 
seulement  le  velours,  mais  les  plumes  de  leur  chapeau;  c'est  un 
sauve-qui-peut  général. 


70  CRITIQUE 

Vous  écoutez  bouche  béante  et  vous  me  regardez  d'un  air  d'éton- 
nement?  C'est  qu'aussi  je  vous  raconte  d'une  façon  très-lourde  et 
très- maussade  toutes  ces  petites  choses  qui  ont  été  très-lestement 
et  très-vivement  racontées.  Ceux-là  seulement  qui  aiment  la  cau- 
serie du  salon ,  la  causerie  du  boudoir,  le  papotage  malicieux  de 
jeunes  femmes  oisives  qui  causent  entre  elles,  pendant  que  quelque 
lionne  vieille  les  écoute ,  leur  soufflant  de  temps  à  autre  une  rude 
petite  malice  bien  appliquée  et  quelque  trait  d'esprit  des  temps 
passés,  ceux-là  seulement  pourront  comprendre  la  grâce,  l'art, 
l'esprit  et  la  bonne  humeur  de  certains  passages  de  ce  livre,  dans 
lequel  véritablement  on  n'épargne  rien,  ni  personne.  Tant  pis 
pour  les  plumes,  pour  les  chapeaux  de  velours  et  pour  MM.  les 
membres  de  la  chambre  des  députés  !  Tant  pis  pour  celui  qui 
passe!  Ma  foi ,  nous  en  rions  de  tout  notre  cœur;  nous  sommes 
en  train  de  nous  moquer,  et  voilà  pourquoi  nous  avons  mis  la  tête 
à  la  fenêtre;  qui  donc  sera  le  plus  ridicule  sera  le  mieux  venu, 
nous  en  ferons  bel  et  bien  une  victime.  D'ailleurs,  n'est  pas  qui 
veut  l'être,  une  victime.  Nous  ne  rions  pas  de  tout  le  monde.  En- 
core faut-il  se  distinguer  par  quelque  malencontre.  Le  printemps 
de  1837,  par  exemple,  eh  bien,  il  est  tout  aussi  ridicule  que  l'a 
été  l'automne  de  1836.  Un  automne  plein  de  soleil!  —  Un  prin- 
temps plein  de  frimas  !  —  Un  automne  en  capote  de  satin  !  — 
Un  printemps  en  chapeau  de  velours  !  —  Surtout,  on  avait  grand 
froid  dans  les  galeries  du  Louvre.  Vous  demandez  pourquoi  le 
Louvre?  Parce  que  le  Louvre  est  tout  rempli  de  tableaux  modernes. 
On  s'y  presse,  on  s'y  pousse,  on  regarde.  On  regarde  même  les 
portraits  de  MM.  les  épiciers  et  gardes  nationaux;  car  notre  poëte 
croit  aux  épiciers;  il  croit  aux  épiciers  tout  comme  M.  Quinet 
croit  aux  jésuites.  Par  exemple,  voilà  un  épicier  en  gants  jaunes 
qui  s'appuie  sur  un  tombeau.  —  Un  autre  épicier  a  placé  son 
chapeau  et  ses  gants  jaunes  sur  une  chaise  de  velours  d'Utrecht 
vert.  —  Après  l'épicier,  ce  qu'il  y  a  de  mieux  porté  dans  les 
tableaux  du   Louvre,  c'est  le  melon.  Et  ainsi  voilà  notre  rieur 


DE    L  ESPRIT    EN    FRANCE  71 

qui  rit  à  gorge  déployée  de  tous  ces  bonshommes.  Innocente 
gaieté,  bonne  humeur  que  l'on  partage.  —  Mais  pourquoi  n'avoir 
pas  effacé  des  plaisanteries  très-convenables ,  il  y  a  sept  ans , 
contre  l'auteur  du  Journal  des  Femmes,  et  qui  véritablement  ne 
sont  plus  à  leur  place,  aujourd'hui  que  l'auteur  masculin  de  ce 
Journal  des  Femmes  a  été  flétri  en  pleine  cour  d'assises?  Certes, 
nous  voulons  bien  que  Ton  rie  de  nous  tous,  mais  à  condition 
cependant  que  vous  ne  rirez  pas  en  même  temps  de  ces  gens-là. 
Mars  1839.  —  Deux  bals,  les  femmes  jolies ,  les  robes  très- 
fraîches,  les  danseurs  trop  rares.  —  Deux  sortes  de  turbans  : 
turban  léger  en  dentelle,  en  gaze,  en  tulle;  turban  lourd  en  étoffe 
d'or.  De  ces  deux  turbans,  quel  est  le  plus  merveilleux  ?  L'auteur 
nous  laisse  dans  le  doute.  —  Au  bal  de  la  salle  Ventadour,  ce 
n'étaient  que  plumes  de  toutes  couleurs  ;  — plumes  bleues,  rouges, 
noires;  plumes  de  paon,  plumes  de  coq,  souliers  jaunes,  souliers 
chocolat  bordés  de  rouge,  sans  compter  toutes  sortes  de  coquillages 
inattendus  !  —  M.  de  la  Rochefoucauld  publie  ses  Mémoires;  — 
grandes  terreurs  de  gens  que  M.  de  la  Rochefoucauld  ne  connaît 
même  pas.  «  Rassurez-vous,  violettes  révoltées!  »  s'écrie  l'histo- 
rien. Violettes  révoltées  me  paraît  neuf  et  piquant. 


IV 


Les  neiges  d'anlan.  —  Embarras  des  commentateurs  de  l'avenir.  — 
.Misères  et  paradoxes.  —  Encore  les  capotes  de  salin  !  —  Le  Livre  du 
Peuple  et  les  pantoufles  de  M.  Dubois.  —  Comment  on  prononce  les 
vers  au  Théâtre-Français. 


Je  ne  sais  pas  si  à  ces  sortes  de  lectures  vous  vous  trouvez  aussi 
attentifs  que  je  le  suis  moi-même;  mais,  à  vrai  dire,  l'histoire  des 
années  qui  ne  sont  plus,  écrite  avec  ce  grand  sans-gêne  d'une 
personne  qui  a  beaucoup  de  verve,  d'esprit  et  d'indifférence  pour 


7:2  CRITIQUE 

foutes  choses,  me  produit  l'effet  d'un  vieux  bouquet  délaissé  sur 
une  console,  d'une  lettre  d'amour  oubliée  au  fond  d'une  cassette. 
—  Vieux  parfum  qui  conserve  quelque  chose  de  son  premier  par- 
fum, amour  passé  qui  a  été  de  l'amour  cependant,  songes  évanouis 
dont  on  se  souvient,  parce  qu'ils  ont  été  rêvés  avec  joie.  —  Eh 
quoi!  tous  ces  riens,  tous  ces  vestiges,  tous  ces  débris,  c'était  là 
mon  amour?  Eh  quoi  !  toutes  ces  folies,  ces  vanités,  ces  crêpas, 
ces  gazes,  ces  chapeaux,  ces  bals  masqués  dont  le  masque  est  levé, 
ces  grands  hommes  éteints ,  ces  petites  phrases  en  lambeaux  — 
c'est  là  notre  histoire?  —  Oui,  certes,  c'a  été  de  l'histoire,  ce 
sera  de  l'histoire  !  Un  jour  viendra,  bientôt,  dans  quelques  siècles, 
où  ce  petit  livre  futile,  justement  pour  sa  futilité  même,  sera 
gravement  consulté,  annoté,  commenté  par  les  Monteils  à  venir! 
Ainsi  le  Monteil,  l'Augustin  Thierry,  le  Ducange  de  ce  temps-là 
fermera  sa  porte  de  bonne  heure;  il  allumera  son  feu  et  sa  lampe, 
et,  après  avoir  placé  ses  lunettes  sur  son  nez  aspirant  à  la  tombe,  il 
se  mettra  à  épeler  ces  futiles  épigrammes  ;  il  cherchera  un  sens  — 
bien  plus,  il  trouvera  un  sens  à  ces  vieilleries  tombées  sans  façons. 
non  pas  sans  grâce,  d'une  lèvre  brillante  et  moqueuse.  Grand  Dieu  ! 
quand  je  pense  aux  commentaires,  notes,  notices,  traductions, 
explications,  dont  les  épigrammes  de  Martial  ont  été  le  sujet 
depuis  seulement  dix-huit  cents  ans,  je  ne  puis  m'empêcher  de 
frémir  en  songeant  à  quels  commentaires  ingénieux  seront  exposées 
les  pages  du  Courrier  de  Paris!  Que  de  peines,  que  de  sueurs,  que 
de  veilles  pour  en  comprendre  le  sens  caché  !  Par  exemple,  quel 
était,  il  y  a  mille  années,  ce  M.  Gluch.  ce  M.  Black,  ce  M.  Blick. 
ce  M.  Schirler,  et  autres  voleurs,  chez  qui  les  plus  nobles  dames 
du  faubourg  Saint-Germain  n'avaient  pas  honte  d'aller  danser?  I! 
y  a  là  aussi  une  énigme  :  «  L'auteur  responsable  de  la  préface  de 
Barnave  est  du  voyage  de  Fontainebleau  !  i>  Ne  dirait-on  pas  que 
ce  malheureux  responsable  a  été  invité  par  le  roi  et  par  la  reine, 
et  qu'il  est  monté  dans  les  carrosses  de  la  cour?  Commenta- 
teurs, que  je  vous  plains!  Et  voilà  pourquoi  j^  commence  à  com- 


DE   L  ESPRIT    EN    FRANCE  73 


prendre  que  tout  l'esprit  jeté  dans  la  rue  n'est  pas  toujours  bon  k 
ramasser. 

L'entrée  de  madame  la  duchesse  d'Orléans  dans  la  ville  de  Paris 
est  racontée  avec  grâce  et  bonne  humeur  ;  c'est  un  petit  tableau  de 
genre  qui  ne  manque  ni  de  gaieté  ni  de  saillie.—  Le  premier  qui 
passe  au  milieu  de  tout  ce  peuple  qui  attend ,  c'est  un  postillon 
couvert  de  poussière,  puis  un  chien  caniche  au  grand  galop,  puis 
un  chien  carlin  éperdu  et  fort  malheureux  d'entendre  toute  cette 
foule  ricaner  à  son  sujet  !  Le  chapeau  de  la  princesse  Hélène  était 
en  paille  de  riz  blanche  avec  un  grand  saule  de  marabout  ;  sa  robe 
était  une  très-élégante  redingote  doublée  de  rose.  —  Mais  les  robes 
de  sa  suite  étaient  fanées;  les  autres  chapeaux  (sauf  le  chapeau 
de  la  reine,  capote  bleue  ravissante!  étaient  trop  vieux;  les  voi- 
tures étaient  laides  et  trop  chargées.  —  Le  portrait  de  la  jeune 
princesse  est  un  très-joli  portrait  au  pastel  :  «  Jolie  figure  de 
capote,  jolie  taille  de  mantelet,  joli  pied  de  brodequins,  jolie  main 
pour  un  gant  bien  fait!  »  La  pointe  paraît  toujours!  Pourtant 
quelle  différence,  en  si  peu  de  temps,  entre  cette  miniature  toute 
gracieuse  et  l'austère  portrait  de  cette  grande  dame  qui  porte  le 
deuil  de  son  mari  avec  tant  d'énergie,  de  tristesse,  de  calme  et  de 
sainte  austérité  ! 

N'oubliez  pas  ce  petit  récit  qui  est  plein  de  grâce  et  bien  conté  : 
«  Quelqu'un  parlait,  l'autre  jour,  de  l'amour  sincère  de  la  prin- 
cesse Hélène  pour  la  France ,  de  la  connaissance-  parfaite  qu'elle 
avait  déjà  de  notre  pays.  «  Ce  n'est  pas  étonnant,  »  répondit  un 
légitimiste  «  elle  a  passé  un  mois  à  Carlsbad  avec  madame  la 
»  Dauphine  !  »  Qu'elle  est  généreuse,  cette  femme  qui  n'a  trouvé 
chez  nous  que  des  douleurs,  que  nous  avons  trois  fois  exilée,  et 
près  de  qui  on  apprend  si  vite  à  aimer  la  France  !  » 

12  juillet.  —  On  siffle  h  l'Opéra.  —  Simon  le  danseur  vient 
d'être  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  «  Pourquoi  donc, 
puisqu'il  est  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  M.  Simon  reste-t-il 
un  danseur.'  »  Ainsi  parle  le  Courrier  de  Paris.  Et,  en  preuve,  il 


74  CRITIQUE 

vous  raconte  l'histoire  d'un  serrurier  qui,  pour  avoir  dîné  à  la 
table  du  roi,  ne  veut  plus  dîner  à  la  cuisine,  chez  ses  pratiques  : 
il  aime  mieux  manger  son  pain  sec  à  sa  propre  table.  —  Le  Cirque- 
Olympique  est  un  théâtre  insipide  :  des  danseurs  de  corde  dans 
des  paniers,  des  chevaux  qui  ronflent,  des  loueuses  de  petits  bancs 
qui  vous  poursuivent  avec  leurs  petits  bancs.  A  Tortoni,  on  prend 
des  glaces  sans  sucre.  —  Aux  Tuileries,  les  enfants  vous  barrent 
le  chemin  avec  leurs  cerceaux.  Sur  les  boulevards,  des  Turcs  en 
blouse  vous  infectent  de  leurs  parfums.  —  Voilà  un  mauvais  jour, 
voilà  une  mauvaise  lune  !  —  Et  les  tonneaux  devant  la  porte  des 
marchands  de  vin,  et  les  portières  qui  arrosent  le  seuil  des  maisons, 
et  remballeur  qui  encombre  le  trottoir,  et  la  chaise  du  coin  de  la 
rue,  et  la  marchande  de  cure-dents  qui  porte  le  deuil  depuis  cinq 
ans,  et  le  bœuf  suspendu  à  l'étal  du  boucher,  et  les  mousselines  à 
29  sous,  les  fichus  à  22  sous,  les  calicots,  les  gazes,  les  bande- 
roles; —  et  les  chevaux  de  remise  qui  toussent  (ceux  de  Franconi 
ronflent)  ;  commencement  de  cheval  qui  traîne  un  commencement 
de  voiture  ;  —  et  les  marchands  de  fruits,  les  marchands  de  por- 
celaine. —  Sans  compter  les  tapis  que  l'on  secoue  par  les  fenêtres, 
côtes  de  melon,  écailles  d'huîtres,  salade  méprisée...  Ce  sont  là 
des  malheurs  ! 

Quelquefois  l'auteur  humoristique  (ce  doit  être  un  mot  français) 
se  met  à  inventer  d'assez  bons  paradoxes.  «  La  liberté  française, 
c'est  un  (jros  homme  en  tilbury.  —  En  Fiance,  rien  ne  change  ;  ce 
qui  change  moins  que  tout  le  reste,  c'est  la  mode.  Les  manches  à 
gigot,  par  exemple,  on  en  porte  depuis  quinze  ans!  Voilà  quarante 
ans  que  l'on  porte  des  cravates  de  mousseline  empesée.  —  Les 
Turcs,  les  Turcs  eux-mêmes  ont  quitté  les  turbans  :  les  Français 
ne  quitteront  jamais  le  chapeau  rond.  »  Tout  cela  est  un  peu  long, 
ce  me  semble.  —  Le  chemin  de  fer  de  Saint-Germain  tient  à  peine 
une  page;  le  nouvel  éclairage  du  boulevard,  à  peine  une  ligne. 
—  Mais  qu'une  troupe  de  singes  vienne  à  passer  dans  la  rue,  gra- 
vement assis  à  cheval  sur  un  chien,  vous  allez  savoir  tout  au  long 


DE   L'ESPRIT    EX    FRANCE  7o 

comment. ces  messieurs  sont  vêtus.  Celui-ci  porte  l'uniforme  et 
l'épée  au  côté,  celui-là  est  en  robe  rouge,  cet  autre  en  veste  de 
chasse  ;  le  moins  fortuné  en  habit  de  propriétaire.  — Que  la  pluie 
vienne  à  tomber  (1er  septembre,  ce  n'est  plus  le  septembre  de  1836, 
avec  son  chapeau  de  satin!),  notre  petit  être  nerveux  et  frileux  va 
maudire  la  pluie  de  toutes  ses  forces.  Ces  petits  accidents  de  la 
pluie,  du  vent  et  du  soleil,  ces  petites  misères  parisiennes,  un  cor 
qui  chante,  une  harpe  qui  glapit,  un  piano  qui  gémit,  une  tache 
de  boue  sur  un  bas  bien  tiré,  en  veilà  assez  pour  jeter  cet  être 
nerveux  dans  une  mélancolie  profonde.  Ce  matin,  n'a-t-il  pas  vu 

—  ô  ciel  !  —  une  femme  courageuse,  qui,  pour  franchir  un  ruis- 
seau, osait  montrer  qu'elle  portait  une  jupe  verte  sous  une  robe 
bleue!  Il  me  semble  que  je  vois  d'ici  les  Saumaises  futurs  s'escri- 
mer à  comprendre  où  était  donc  le  grand  crime  —  au  xix°  siècle 
français!  —  de  porter,  un  jour  de  pluie,  une  robe  verte  sous 
une  robe  bleue  ?  —  Et  puis  une  grande  colère  contre  un  confrère 
qui  aura  fait  quelques  toutes  petites  phrases  à  propos  du  chemin 
de  fer  !  «  Dis-moi  plutôt  quel  e^st  l'inventeur  de  la  vapeur?  dit-il 
au  confrère!  —  Hélas!  répond  le  confrère,  je  n'en  sais  rien.  » 
M.  Delécluse  est  convaincu  que  c'est  Léonard  de  Vinci  !  Mais,  sans 
attendre  l'excuse  du  pauvre  diable  ,  on  vous  le  traite  comme  s'il 
eût  porté  un  gilet  rouge  sur  un  habit  vert  galonné  d'argent.  Oh! 
l'urbanité!  comme  cela  serait  facile  d'en  montrer  quelque  peu 
quand  on  en  a  beaucoup,  et  comme  oi^doit  être  fâché  de  ne  pas 
en  avoir,  et  pour  des  gens  qui  en  ont  tant  pour  vous  ! 

Alors  arrive  l'automne,  car  c'est  un  des  inconvénients  de  tout 
almanach.  —  A  chaque  saison  nouvelle,  l'almanach  vous  expli- 
que :  Ceci  est  le  printemps  —  ceci  est  l'été  —  ceci  est  l'automne, 

—  ceci  est  l'hiver  ;  —  vous  entrez  dans  le  signe  du  Scorpion,  des 
Gémeaux,  de  la  Vierge,  de  la  Balance;  la  Balance!  un  signe  sous 
lequel  on  ne  loge  guère.  —  Mais  voici  bien  une  autre  misère  :  le 
bitume  inonde  le  boulevard  !  —  Avec  le  bitume  arrivent  les  vers 
de  M.  Jules  de  Rességuierî  les  Prismes  poétiques;  —  le  Voyage 


76  CBITIQUE 

de  Sar daigne,  de  M.  Valéry;  —  l'Honnête  Homme,  de  M.  Henri 
Berthoud  ;  —  et  enfin  une  seconde  fois  apparaissent  les  capotes  de 
satin.  «  Les  capotes  de  satin  ont  déjà  vu  le  jour!  »  Déjà!  c'est  tou- 
jours la  même  histoire  ;  notre  censeur,  à  aucun  prix  et  sous  aucun 
prétexte,  ne  peut  tolérer  de  robe  de  satin  au  mois  de  septembre, 

—  Dans  les  cheveux,  vous  avez  pour  fleurs  des  grappes  de  raisin, 
et  Ton  nous  disait  tout  à  l'heure  que  la  mode  ne  changeait  pas  ! 

13  septembre. — Mort  de  la  reine  Hortense  !  et,  cette  fois  encore, 
nous  faisons  trêve  —  avec  une  grâce  de  bon  goût  —  aux  quolibets 
de  chaque  jour.  Vous  savez  que  Jacqueline  a  été  malade?  Qui, 
Jacqueline?  Une  petite  brune  fort  piquante  du  Jardin  des  Plantes. 

—  Les  uns  disent  que  c'est  un  vieux  singe,  les  autres  prétendent 
que  c'est  une  vieille  fille  qui  veut  être  logée  et  nourrie  gratis  dans 
le  Jardin  du  Roi.  —  Liszt  est  à  Milan.  —  Horace  Vernet  a  dîné  à 
Trianon.  — L'Odéon  ouvre  de  nouveau  ;  mais  il  ouvre  un  vendredi. 

—  Mademoiselle  Mars  est  une  femme  étonnante!  —  On  en  dit 
autant  de  mademoiselle  Anaïs.  —  Une  femme  très-élégante  achèie 
ses  pantoufles  chez  Dubois,  rue  q>  Castiglione.  —  On  parle  tout 
bas  d'un  livre  de  M.  de  Lamennais  :  le  Livre  du  peuple.  Le  Livre 
du  Peuple  et  les  pantoufles  de  M.  Dubois  ! 

Voici  comment  on  prononce  les  vers  au  Théâtre-Français  : 
Madame  Paradol  :  Ou  êtes  de  au  ieux  (vous  êtes  de  faux  dieu>.  : 
mademoiselle  Noblet  :  Tché...  mu-juha  (chez  moi);  puis  un^ 
autre  :  Ah!  banban,  je  suis  bien  bandeureuse !  Mais  voilà  bien 
assez  de  méchancetés  et  d'assez  bonnes  méchancetés,  pour  l'an  de 
grâce  1837. 


DE    L  ESPRIT   EN   FRANCE  77 


La  chronique  en  villégiature.  —  Le  bric-à-brac  et  la  politique.  —  Les 
types  exceptionnels.  —  Le  courrier  de  Strasbourg.  —  L'émeute  et  le 
faubourg  Saint-Germain  —  Le  salon.  —  Anciennes  modes  et  modes  nou- 
velles. —  [/oiseau  de  paradis  considéré  comme  symbole.  —  Aux  pro- 
digues d'esprit. 

Ici,  nous  avons  une  interruption  de  près  d'une  année.  Ce  que  la 
ville  a  aimé,  ce  qu'elle  a  détesté,  ce  qu'elle  a  entrepris,  nous  ne 
saurions  le  dire,  il  y  a  lacune  dans  notre  livre  sibyllin.  Nous  avons 
perdu  le  fil  d'or  et  de  soie  qui  nous  guidait  dans  ce  labyrinthe,  le 
gaz  qui  nous  éclairait,  l'asphalte  sur  lequel  nous  marchions.  Qui 
de  nous,  pris  à  l'improviste,  pourrait  dire  une  seule  des  journées 
de  cette  année  1838,  dont  notre  historien  ne  nous  a  pas  fait 
l'histoire?  Ce  qui  prouve  bien  la  nécessité  et  l'utilité  de  cette 
chronique!  Cependant,  consolez-vous,  notre  historien  nous  avait 
quittés  en  décembre,  il  nous  revient  au  mois  de  décembre  au  bout 
d'une  année,  jour  pour  jour,  et,  ma  foi!  qu'il  soit  le  bienvenu.  Il 
a  de  charmants  caprices,  il  a  de  bonnes  colères  ;  il  a  des  méchan- 
cetés adorables;  vous  a-t-il  fait  quelque  petit  mal,  soudain  il 
l'oublie  et  il  vous  tend  la  main  :  de  quel  droit  lui  en  vouloir9 
Faisons-lui  fête.  Il  se  trouve  si  malheureux  à  Paris,  qui  est  plus 
que  jamais  la  ville  de  boue  et  de  fumée  !  II  regrette  si  fort  ses 
longues  avenues  de  vieux  chênes,  les  renards,  les  loups,  les  san- 
gliers, les  mouettes,  les  hérons,  les  sarcelles  et  le  torrent  qui  bondit 
au  milieu  du  bruit  et  de  l'écume;  voilà  une  belle  chose  :  ravin, 
bruyères,  cascades,  tourelles,  vieux  pont  !  Sur  le  pont,  vous  pouvez 
voir  une  jeune  et  jolie  femme  qui  passe,  sans  avoir  peur  des  ser- 
pents. «  Elle  porte  un  mantelet  noir  garni  de  dentelle,  un  chapeau 
de  paille  de  riz  orné  de  fleurs  à  la  mode,  une  robe  rose  garnie  de 

7 


78  CRITIQUE 

hauts  falbalas!  »  Telles  sont  les  fleurs  de  ce  désert  sauvage,  de 
cette  solitude  profonde.  —  Paris  a  pour  se  consoler  Spiridion, 
Arthur,  Dom  Sébastien  et  Ruy  Blas,  qui  traversent  le  torrent  de 
la  renommée  sur  le  pont  chancelant  qui  unit  le  bruit  au  silence, 
le  jour  aux  ténèbres.  —  Entendez-vous  ce  murmure  poétique  du 
côté  de  l'.^bbaye-aux-Bois"?  C'est  M.  de  Chateaubriand  qui  lit  à  ses 
amis  quelques  pages  de  ses  Mémoires.  —  Savez-vous  ce  que  c'est 
qu'un  jaunting-car?  C'est  une  table  posée  en  travers  sur  quatre 
roues  et  traînée  par  un  cheval.  —  Il  faut  l'avouer ,  depuis  tantôt 
deux  années,  la  parure  des  femmes  est  devenue  splendide.  Où  sont, 
je  vous  prie,  les  bonnets  à  rubans?  Je  ne  vois  plus  que  fleurs, 
plumes,  bijoux,  diamants,  satin,  velours,  ferronnières  ;  les  femmes 
de  Paris  s'habillent  à  cette  heure  presque  aussi  bien  que  les 
grandes  coquettes  de  Bourganeuf.  Chapeaux  à  la  Marie  Stuart,  à 
la  Henri  IV ;  coiffures  à  la  Mancini,  à  la  Fontange  ;  bonnets  à  lu 
Charlotte  Corday ,  turbans  à  la  juive,  nous  voilà  bien  loin  de  la 
vieille  avenue  de  marronniers  ou  de  vieux  chênes.  Parlez-moi  du 
satin  groseille,  et  du  pékin  bleu,  et  de  la  batiste  d'ananas  î  figurez- 
vous  de  l'eau  tissue.  — Le  nommé  Daguerre  vient  d'inventer  son 
admirable  instrument  réservé  à  d'illustres  destinées  et  qui  fait 
des  progrès  chaque  jour.  —  Paris  est  plein,  non  pas  de  singes, 
mais  de  dandys  anglais  :  —  «  Habit  bleu  flottant,  col  très- 
empesé,  dépassant  les  oreilles,  pantalon  de  lycéen,  gilet  à  la  maré- 
chal Soult,  manteau  Victoria,  cheveux  en  vergette,  etc.  »  — 
L'antiquaire  (toujours  dans  mille  ans  d'ici)  lira  avec  joie  tous  les 
détails  de  l'ameublement  du  Cercle  des  Deux  Mondes;  c'est  peut- 
être  le  meilleur  chapitre  du  recueil,  c'en  est  du  moins  le  plus 
curieux.  La  folie  de  l'ameublement  est  racontée  avec  un  tact  tout 
féminin.  C'est  avec  toutes  sortes  de  petits  détails  de  ce  genre  que 
M.  Alexis  Monteil  a  composé  ses  huit  gros  tomes  de  l'Histoire  des 
Français  des  divers  états.  Donc,  ce  sont  là  des  pages  à  conserver 
comme  on  conserve  avec  soin  les  vieilles  médailles.  —  Malheu- 
reusement, à  ces  pages  d'une  si  aimable  bonne  humeur  se  m^le 


DE   L'ESPRIT    EN    FRANCE  79 


trop  souvent  la  politique.  M.  Tliiers  y  tient  sa  place  à  côté  de 
M.  Guizot,  M.  Odilon  Barrot  à  côté  de  M.  de  Lamartine.  Les  élec- 
tions, la  chambre  des  députés,  les  journaux,  les  travailleurs  et  les 
agitateurs,  prennent  cette  fois  la  place  des  malheureux  comédiens, 
des  malheureux  romanciers,  des  infortunés  poètes  dramatiques, 
des  journalistes  surtout,  et  ils  sont  traités  de  Turc  à  More.  Au 
reste,  il  ne  faut  pas  leur  en  vouloir  si  les  hommes  politiques  sont 
inoins  amusants  que  les  hommes  littéraires,  et  encore  ces  derniers 
n'intéressent  guère  le  public.  C'est  une  grande  faute  pour  les  mal- 
heureux qui  vivent  de  leur  esprit  de  se  figurer  que  le  monde  est 
attentif  à  leurs  moindres  paroles,  à  leurs  moindres  actions.  Le 
monde  s'en  soucie  comme  de  ça.  Une  très-belle  et  très-admirable 
comédie,  la  Métromanie,  n'a  pas  réussi,  et  n'a  jamais  pu  réussir, 
justement  parce  qu'il  s'agit,  dans  cette  comédie,  de  ces  êtres  à  part 
—  de  ces  exceptions  —  qu'on  appelle  des  écrivains  et  des  poètes. 
Au  contraire,  parlez  au  public  d'un  huissier  priseur  ou  d'un  com- 
missaire de  police  ;  parlez  tout  simplement  de  l'ours  Martin  ou  de 
Jacqueline  :  soudain  le  public  va  vous  prêter  tout  son  intérêt,  toute 
son  attention.  Qu'importe  M.  Guizot,  ou  M.  Thiers?  Ce  n'est  pas 
là  la  question.  M.  Mole,  M.  Berryer  ;  ça  n'amuse  guère.  —  On 
aime  mieux  l'histoire  de  Toinette.  —  Toinette  était  la  femme  du 
courrier  de  Strasbourg  —  à  Strasbourg  ;  —  Caroline  était  la  femme 
du  courrier  de  Strasbourg  —  à  Paris.  —  Le  courrier  de  Stras- 
bourg avait  une  autre  femme  nommée  Caroline.  —  Marié  à  deux 
femmes,  avec  deux  ménages  et  des  enfants  des  deux  femmes,  le 
bonheur  de  cet  homme  ne  se  démentit  que  le  jour  même  de  sa 
mort.  La  roue  de  la  malle  lui  passa  sur  le  corps,  et  alors  ses  deux 
femmes,  Toinette  et  Caroline,  se  rencontrèrent  —  unies  et  dévouées 
-  pour  fermer  les  yeux  de  ce  mari  qu'elles  avaient  tant  aimé. 
Ces  sortes  d'historiettes  se  rencontrent  trop  rarement  dans  les 
annales  dont  nous  parlons.  La  politique  obstinée  s'y  montre  à 
chaque  instant.  Noire  Martial  en  jupon  rit  aux  éclats,  même  au 
liez  de  rémeute.  «  Vous  vous  révoltez  contre  nous  qui  sommes 


80  CRITIQUE 

en  carrosse,  dit-elle  à  rémeute;  nous  irons  à  pied,  mais  que  vont 
devenir  les  fabricants  de  carrosses?  Tu  ne  veux  plus  nous  laisser 
porter  de  dentelles,  les  dentelles  seront  supprimées  par  celles  qui 
les  portent;  tant  pis  pour  celles  qui  les  font  !  Nous  n'aurons  plus 
de  diamants  ni  de  bijoux  ;  en  ce  cas,  malheur  aux  bijoutiers!  » 
Puis  elle  ajoute  :  «  Plus  de  bijoux,  partant  plus  de  miroirs!  »  A  quoi 
l'émeute  pourrait  répondre  :  «  Halte-là  !  je  comprends  bien,  mes 
belles  dames,  que  vous  alliez  à  pied  et  que  vous  vous  passiez  de 
dentelles  ;  mais  vous  passer  du  miroir  qui  reflète  votre  beauté, 
nous  vous  en  délions,  vous  seriez  plus  punies  que  nous  !  ■  Et,  cette 
fois,  Témeute  aurait  raison.  Mais  que  rémeute  se  rassure;  la 
menace  n'était  pas  sérieusement  faite.  En  effet,  tournez  la  page; 
de  quoi  est-il  question"?  Des  laquais  qui  encombrent  l'antichambre 
—  laquais  poudrés  dans  l'antichambre  — et,  dans  le  salon,  une 
femme  qui  cache  ses  blonds  cheveux  sous  un  superbe  bonnet  de 
dentelles  :  la  robe  de  cette  femme  est  de  gros  de  Naples  façonné, 
garnie  d'une  ruche  découpée  (ruche-chicorée)  ;  ses  bas  à  jour  sont 
d'une  finesse  merveilleuse  ;  ses  souliers  sont  irréprochables,  il 
sont  signés  :  Groos  ou  Muller;  les  manchettes  de  valencienne 
sont  d'une  coquetterie  irrésistible.  —  Le  croiriez -vous  ?  ces 
femmes  sont  éblouissantes  de  bijoux;  de  diamants;  diadèmes, 
couronnes,  fleurs  et  rubis,  agrafes  en  émeraudes,  des  opales,  des 
turquoises,  des  perles  de  toute  beauté  ! 

Cependant,  même  dans  ces  riches  salons  si  bien  habités,  on  est 
encore  quelque  peu  inquiet  de  l'émeute. — On  se  demande  :  «  Pour 
quel  jour  la  nouvelle  révolution?  Dressera-t-on  les  échafauds?  Ou 
bien  peut-être  que  l'on  se  contentera  de  pillage!...  Et  l'on 
se  parle  de  toutes  ces  choses  horribles  à  demi  couché  sur  des 
canapés  de  lampas,  entouré  de  fleurs,  à  la  clarté  des  bougies  qui 
brûlent  dans  des  lustres  d'or  ;  et  les  femmes  qui  prévoient  de  si 
grandes  catastrophes  ont  de  belles  robes  toutes  garnies  de  point 
d'Angleterre,  et  font  les  plus  jolies  mines  du  monde  en  disant  ces 
mots  affreux!  »  —  Peut-être  (je  n'en  sais  rien  pour  ma  part)  que 


DE   L'ESPRIT    EN    FRANCE  81 

la  peinture  est  vraie;  mais  avouez  que,  si  elle  est  vraie,  l'émeute 
n'a  pas  si  grand  tort  de  gronder,  et  qu'une  révolution,  quelle 
qu'elle  soit,  est  un  peu  en  droit  d'être  impitoyable  quand  elle  se 
voit  ainsi  méprisée!  A  propos  de  peinture,  notre  censeur  s'en  va 
au  salon  de  1839,  et  il  est  aussi  sévère  pour  1839  qu'il  l'a  été 
pour  1837.  Cette  fois  encore,  il  a  vu  beaucoup  de  melons,  et,  avec 
ces  melons,  des  pommes,  une  noisette  qui  fait  des  mines  à  un 
écureuil,  puis  des  petits  cochons  d'Inde  amoureux  d'une  carotte. 
Un  animal  encore  plus  maltraité  que  le  cochon  d'Inde,  c'est  .le 
journaliste.  Notre  railleur  est  sans  pitié  pour  ces  pauvres  diables 
qu'il  appelle  les  rois  du  monde  ;  —  des  rois  qui  se  traitent  entre 
eux  à  peu  près  comme  les  cochons  d'Inde  traitent  la  carotte, 
comme  l'écureuil  traite  la  noisette.  —  Du  reste,  rien  de  plus 
nouveau  (3  mai  1839),  sinon  que  les  coiffures  sont  très-basses, 
les  fleurs  sont  très-penchées,  les  plumes  sont  pendantes,  les  boucles 
sont  tombantes ,  les  manches  sont  flottantes  ;  l'empois  et  V apprêt 
sont  aujourd'hui  des  mots  inconnus.  —  Ajoutez  que  :  les  carafes 
ont  été  remplacées  par  les  cruches  de  nos  grands-pères;  les  plais 
ronds  sont  carrés ,  les  cabriolets  à  quatre  roues  ont  remplacé  les 
grandes  berlines.  —  Écoutez  !  c'est  l'émeute  qui,  cette  fois,  ne  se 
contente  pas  de  gronder  :  elle  tue  les  soldats  dans  la  rue  !  Tout  ce 
passage  est  rempli  d'une  honnête  et.  vive  indignation.  —  Ainsi  va 
le  monde.  Huit  jours  après,  il  n'est  plus  question  que  du  bal  de 
l'ambassadeur  d'Angleterre,  au  milieu  de  mille  à  douze  cents 
convives,  car  M.  l'ambassadeur  célèbre  la  fête  de  la  Rose,  ou,  si 
vous  aimez  mieux ,  la  fête  de  la  reine  :  —  rose  blanche  et  rose 
l'.HHje  à  la  fois.  —  Le  sable  des  allées  disparaissait  sous  les  toiles. 
—  Dans  ce  bal  éclatent  et  brillent  de  mille  feux  la  jeune  princesse 
Doria  et  le  Doria,  le  diamant  de  l'antique  famille  génoise.  —  Le 
lendemain  (dans  un  salon  moins  resplendissant),  vous  n'avez  plus 
•|iie  le  froufrou  de  la  toilette  ;  les  garnitures  historiées  (la  chicorée 
n'est  pas  une  historiée),  les  pouffes,  les  coiffures  mirobolantes,  les 
chapeaux  à  la  Polichinelle,  les  rubans  à  trois  étages.  —  Eh  bien  , 


8:2  CRITIQUE 

vive  le  froufrou!  Les  pompons  et  les  ruches  annoncent  une 
bonne  femme;  plus  d'un  oiseau  de  paradis,  radieusement  porlé, 
vous  indique  à  coup  sûr  une  bonne  mère  de  famille,  honnête, 
pauvre  et  bien  malheureuse  d'être  forcée  de  se  montrer  dans  ce 
beau  monde...  Vous  me  croirez  sans  peine,  ces  petites  échappées 
dans  l'univers  bourgeois,  ces  instants  trop  courts  de  bienveillance 
et  de  bonté  féminine ,  ce  style  liséré  en  pompons  et  en  noisettes, 
me  couvient  mieux  que  le  style  or,  perles,  diamants,  fleurs  et 
cheveux  flottants. 

Maintenant,  de  tout  ceci,  que  conclure?  —  La  conclusion,  je 
vais  la  tourner  contre  nous  tous,  les  frivoles,  les  oisifs,  les  diseurs 
de  riens,  —  les  grands  écrivains  dont  rien  ne  reste,  pas  un  mot, 
pas  une  phrase,  —  tout  au  plus  quelques  bons  sentiments,  quand 
nous  sommes  assez  heureux  pour  en  trouver  dans  notre  cœur. 
Sans  nul  doute,  tout  ce  côté  de  l'histoire  contemporaine,  le  côté 
futile,  la  description  des  mouchoirs  brodés,  des  robes  de  soie,  des 
collerettes  et  des  bouquets  de  madame  Prévost,  est  triste,  sinon  à 
lire,  du  moins  à  relire.  Autant  vaudrait  acheter  l'almanach  de  l'an 
passé,  autant  vaudrait  porter  de  nouveau  l'habit  qu'on  a  mis  il  y 
a  dix  ans.  De  quel  droit,  cependant,  irions-nous  affliger  à  ce 
propos  une  si  aimable  femme  d'un  rare  esprit,  parce  qu'elle  aura 
jeté  çà  et  là  son  esprit  un  peu  au  hasard,  comme  c'est  la  vocation 
de  ces  beaux  diseurs  de  salon  qui  représentent  la  grâce,  la  causerie 
et  Tépigramme  de  chaque  soir?  Non,  ce  n'est  pas  là  notre  sujet 
de  tristesse  et  de  gronderie.  Ce  qui  nous  rend  triste  en  présence 
de  ces  petits  livres  dont  la  vivacité  primitive  s'est  quelque  peu 
effacée  à  passer  ainsi  à  travers  le  journal,  c'est  de  nous  dire  :  — 
Change  le  nom  de  ces  deux  pages  vieillies  si  vite,  et,  malheureux  ! 
voilà  l'histoire  de  tous  tes  livres!  La  destinée  de  ces  recueils  de 
bons  mots,  de  saillies,  d'épigrammes.  de  petites  cruautés,  c'est 
sûrement  la  destinée  des  plus  belles  choses  que  tu  as  pu  écrira 
que  tu  as  écrites  avec  tant  d'amour  et  d'illusions  paternelles!  Mai.- 
toi,  —  un  homme  nourri  par  les  fortes  études,  —  quelle  excuse 


DE    L  ESPRIT    EN    FRANCE  83 

avais-tu  pour  te  faire  léger  à  perdre  haleine?  Quelles  étaient  tes 
prétentions  dans  cette  arène  glissante  de  l'épigramrne  et  du  bon 
mot,  toi,  lourdaud,  sûr  de  rester  en  chemin,  pendant  que  la  belle 
Alalante  franchit  d'un  bond  tout  l'espace  que  tu  parcours  avec 
tant  de  peine  et  de  sueurs  ?  Tes  belles  périodes  !  tes  livres  !  tes  cri- 
tiques! tes  louanges!  tes  colères!  la  belle  œuvre,  et  que  tu  dois 
en  être  fier,  quand,  tout  d'un  coup,  tu  te  vois  dépassé  par  une 
femme  qui  jette  en  se  riant  l'ironie  à  pleines  mains  sur  ce  grand 
art!  —  art  d'une  heure,  —  qui  t'a  causé  tant  de  veilles  et  de 
travaux  !  —  Voilà  ce  qui  me  fait  honte,  voilà  ce  qui  m'afflige, 
voilà  ce  qui  doit  vous  attrister,  vous  tous  les  prodigues  de  votre 
esprit,  de  votre  observation,  de  votre  bonne  humeur  !  —  De  tous 
vos  efforts,  de  tout  votre  long  travail,  de  ces  préceptes,  de  ces 
études,  de  ces  compositions  ironiques  ou  furibondes  que  le  journal 
emporte  dans  les  franges  de  sa  tunique  flottante,  que  restera-t-il, 
je  vous  prie?  —  Moins  que  rien.  Pas  même  ce  petit  livre  dont  je 
parle,  —  pas  même  le  souvenir,  pas  même  l'ombre...  Un  jour,  on 
présentait  à  Alexandre  le  Grand  je  ne  sais  quel  artiste  célèbre  qui 
savait  habilement  jeter  des  pois  chiches  à  travers  le  trou  d'une 
aiguille.  —  En  effet,  d'une  main  sûre,  l'illustre  artiste  accomplit 
cette  tâche  importante.  Et  les  courtisans  d'Alexandre  d'admirer 
de  toutes  leurs  forces.  —  On  s'attendait  à  une  grande  récom- 
pense. «  Çà,  dit  le  roi,  je  veux  que  l'on  donne  à  cet  habile  un 
boiseau  de  pois  chiches.  » 

Que  fit  l'artiste?  S'il  a  été  sage,  il  aura  pris  en  bonne  part  le 
présent  d'Alexandre;  il  aura  dîné,  comme  un  philosophe,  de  ces 
pois  chiches,  et  puis,  de  son  aiguille  humiliée,  il  aura  raccommodé- 
son  vieux  manteau 


.^i  r.r,iTl<H"E 


DES 


PASSIONS    DANS    LE    DKAME    MODERNE 


PAR     H.     SAINT-MARC     G1RARDIX 


Le  cours  de  H.  Saint-Marc  Gîràrdîn.  —  Le  professeur  et  son  auditoire. 
—  La  vraie  popularité.  —  Les  traditions  de  la  Sorbonne.  —  M.  Guizut  j 
M.  Yillemain.  —  Ce  qui  fil  de  M.  Saint-Marc  Girardin  un  journaliste,  et, 
du  journaliste,  un  professeur.  —  De  l'amour  au  théâtre.  —  La  douleur 
physique  et  la  douleur  morale.  —  La  passion  chez  les  Grecs.  —  Invasion 
du  réalisme  dans  l'art  moderne.  —  Théorie  du  suicide.  —  Le  stoïcisme 
antique.  —  Les  douleurs  de  convention.  —  Le  monologue  d'Hamlel.  — 
La  saine  et  vraie  poésie.  —  Werther  et  les  héros  du  scepticisme. 


La  préface  de  ce  livre  contient  à  peine  une  vingtaine  de  lignes  ; 
lisez-la  cependant  ;  vous  y  trouverez  je  ne  sais  quelle  modération 
qui  explique  tout  à  la  fois  le  talent  et  la  popularité  de  l'auteur. 

«  J'ai  cherché,  dit  M.  Saint-Marc  Girardin,  à  montrer  comment 
les  anciens  auteurs,  et  surtout  ceux  du  xvne  siècle,  exprimaient 
les  sentiments  et  les  passions  les  plus  naturels  au  cœur  de 
l'homme...  et  comment  les  passions  sont  exprimées  de  nos  jours.  » 

Cela  dit,  et  quoi  que  vous  fassiez,  M.  Saint-Marc  Girardin  ne 
sortira  pas  du  cercle  qu'il  s'est  tracé  ;  il  sait  très-bien  que  l'his- 
toire du  théâtre,  s'il  est  vrai  qu'elle  ait  eu  un  commencement, 
n'a  de  fin  possible  que  la  fin  des  passions  humaines;  qu'après  et 
avant  Pierre  Corneille ,  il  y  a  tout  un  monde  ;  mais  c'est  trop 


DES    PASSIONS    DANS   LE   DRAME    MODERNE  85 

d'espace  pour  son  regard,  c'est  trop  de  science  pour  son  étude  ;  sa 
causerie  aurait  peur  d'un  horizon  si  vaste;  il  laisse  à  d'autres  le 
soin  d'expliquer  par  où  et  comment  a  commencé  la  comédie  en 
France,  comment  s'est  aiguisé  notre  esprit  à  lancer  le  vieux  mépris 
gaulois ,  à  quelle  heure  a  commencé  cette  justice  souvent  bien 
injuste  dont  parle  Molière.  Encore  une  fois,  il  n'en  veut  pas  tant 
savoir  ;  il  abandonne  à  M.  l'abbé  de  La  Rue  les  poètes  dramatiques 
anglo-normands  du  xne  siècle  ;  même  à  nous  autres  les  futiles,  il 
abandonne  et  bien  volontiers  la  critique,  ou,  pour  mieux  dire,  le 
sifflet  de  chaque  jour;  sifflet  d'ivoire,  sifflet  menteur,  sifflet  de 
corne,  plus  cruel  qu'il  n'est  utile  ;  encore  une  fois,  son  œuvre  n'est 
pas  là  ;  il  ne  fait  pas  de  livres,  il  ne  fait  pas  de  dissertations,  pas 
de  découvertes  ;  il  laisse  à  qui  les  veut  déchiqueter  les  facéties  de 
Gringoire,  les  exclamations  deRutebceuf  ;  il  ne  fait  pas  d'éloquence, 
il  cause  ;  il  ne  discute  pas,  il  raconte;  pourvu  qu'il  parle  honnête- 
ment des  passions  honnêtes,  ça  lui  suffit,  il  est  content,  il  n'en 
désire  pas  davantage,  et,  si  vous  lui  demandez  ce  qui  lui  reviendra 
d'être  si  peu  savant,  si  peu  bruyant,  d'être  honnête,  sérieux,  calme, 
et  durant  tant  d'années,  il  va  vous  dire  qu'il  s'estime  le  plus  heu- 
reux des  hommes  d'avoir  pu  ramasser  tant  de  belles  fleurs  à  la 
bouche  du  volcan,  et  qu'il  n'échangerait  pas  ce  bonheur  contre  des 
gloires  d'une  apparence  plus  brillante  et  plus  difficile.  En  effet,  il 
a  découvert,  au  bout  de  quinze  ans  de  ce  zèle,  de  ce  travail  assidu, 
et  de  cette  sévérité  pour  lui-même  et  fiour  les  autres,  «  qu'en 
parlant  ainsi ,  on  ne  déplaît  pas  à  la  jeunesse  ,  et  que  la  meilleure 
manière  de  se  faire  applaudir  parfois  de  nos  jeunes  étudiants,  c'est 
de  s'en  faire  toujours  estimer.  » 

Vous  l'entendez  !  «  être  estimé  toujours,  être  applaudi  parfois,  » 
voilà  sa  récompense ,  voilà  son  triomphe  !  Il  sait  très-bien  qu'on 
n'est  pas  applaudi  toujours,  et  même  qu'un  homme  sage,  s'il 
était  applaudi  trop  souvent ,  devrait  sô  demander  à  lui-même  s'il 
n'est  pas  tombé  par  malheur  dans  quelque  sophisme  malsain,  dans 
un  dangereux  paradoxe?  Être  applaudi  parfois  seulement,  voilà 


86  CRITIQUE 

en  effet  la  gloire  que  peut  ambitionner  un  honnête  et  sage  esprit 
qui  se  respecte,  depuis  que  les  applaudissements,  la  louange,  l'ad- 
miration, l'enthousiasme,  sont  devenus  la  courante  monnaie  de 
chaque  jour  de  l'année.  N'est  pas  qui  veut  à  l'abri  de  l'applau- 
dissement banal.  Pour  résister  à  l'entraînement  de  la  louange, 
même  la  plus  vulgaire,  il  faut  une  àme  plus  forte  qu'on  ne  pense, 
surtout  quand  il  s'agit  d'arrêter  ces  jeunes  mains  qui  ne  deman- 
dent qu'à  applaudir ,  d'apaiser  ces  jeunes  enthousiasmes  qui  ne 
demandent  qu'à  admirer ,  de  calmer  ces  vives  et  turbulentes  pas- 
sions, à  l'aide  desquelles  il  est  si  facile  au  professeur,  dans  sa 
chaire,  d'augmenter  sa  popularité  à  l'heure  présente.  Certes,  de 
tous  ces  professeurs  de  la  Sorbonne  ou  du  collège  de  France, 
éloquents,  écoutés,  applaudis  à  des  titres  si  divers,  celui-là  qui 
mérite  le  plus  les  sympathies  des  honnêtes  gens,  c'est  le  professeur 
que  son  jeune  auditoire  écoute  le  mieux,  et  non  pas  celui  qu'il 
applaudit  le  plus.  Être  applaudi ,  la  belle  affaire  !  Rien  n'est  plus 
facile,  pour  peu  que  l'homme  qui  parle  préfère  à  la  renommée  un 
vain  bruit  qui  passe  dans  l'air.  Être  applaudi!  vous  n'avez  qu'à  le 
vouloir,  et  ces  applaudisseurs  de  vingt  ans,  non-seulement  ils  vont 
vous  applaudir,  mais  encore  ils  vont  vous  porter  en  triomphe. 
Soudain  vous  verrez  quel  grand  homme  vous  serez  devenu  en 
vingt-quatre  heures!  Vous  serez  Mirabeau  !  vous  serez  l'avenir  ! 
Oui,  mais,  en  réalité,  vous  serez  un  grand  coupable;  vous  aurez 
abusé  de  l'innocence  turbulente  de  tous  ces  jeunes  esprits  confiés 
à  votre  garde,  vous  aurez  mis  l'incendie  dans  ces  jeunes  âmes  qui 
ne  demandaient  pas  mieux  que  de  vous  suivre  dans  les  bons  sen- 
tiers. Et  voilà  pourtant  où  cela  mène  de  vouloir  être  applaudi,  non 
pas  quelquefois,  mais  souvent,  mais  toujours  ! 

De  ces  flatteurs,  la  trahison  est  double;  leurs  lâches  complai- 
sances compromettent  à  la  fois  l'avenir  des  jeunes  gens  et  la  con- 
science des  professeurs  de  la  même  école  qui  ne  veulent  pas  d'une 
popularité  payée  à  si  haut  prix.  0  misère  !  quand  toutes  les 
passions  mauvaises  de  ces  enfants  qui  so  croient  des  hommes,  sont 


DES    PASSIONS    DANS    LE    DRAME    MODERNE  87 

soulevées  par  la  coupable  imprudence  du  professeur,  par  les  grands 
bruits  et  les  grands  gestes ,  et  par'  les  trahisons  décevantes  des 
paradoxes  qui  tombent  du  haut  d'une  chaire  publique,  quel  sera  le 
maître  assez  hardi  pour  oser  parler  à  tous  ces  révoltés ,  avec  sa 
voix ,  avec  son  geste,  son  esprit,  son  bon  sens  de  tous  les  jours? 
Essayez  donc,  si  vous  l'osez,  de  remettre  le  mors  et  la  bride  à  ce 
jeune  cheval  échappé  et  furieux  comme  le  cheval  de  Job  !  Allez 
donc  arracher  les  jeunes  gens  de  ces  hauteurs,  leur  prouver  le 
danger  des  fables  dont,  on  les  berce,  et  enfin  leur  démontrer,  vous 
seul  contre  tous,  la  vanité  du  seul  orgueil  légitime  de  ce  monde, 
l'orgueil  de  la  jeunesse,  cet  immense  triomphe  du  jeune  homme 
qui  se  dit  :  «  L'avenir  est  à  moi,  je  n'ai  que  vingt  ans  !  »  Or,  voilà 
justement  quelle  a  été  l'entreprise  de  M.  Saint -Marc  Girardin. 
Bien  jeune  encore,  il  a  imposé  silence  à  toutes  les  fermentations 
de  sa  propre  jeunesse,  afin  d'avoir  le  droit  de  dompter  toutes  les 
autres  ;  il  s'est  dit  qu'il  y  aurait  un  déshonneur  véritable  à  ne  pas 
tourner  au  profit  de  ce  qui  est  juste  et  vrai  la  fougue  et  la  pétu- 
lance des  jeunes  esprits  confiés  à  sa  garde,  et  que  celui-là  ne  serait 
pas  pardonné  dans  l'avenir,  qui  exploiterait  à  son  profit  cette  sur- 
abondance de  vie  dont  le  professeur  dans  sa  chaire,  l'orateur  dans 
la  tribune,  ou  le  tribun  dans  son  journal ,  peuvent  si  facilement 
abuser  au  profit  de  leur  gloire  personnelle.  Il  s'est  dit  que  ,  dans 
cette  position  éminente  d'un  cours  public,  il  ne  flatterait  pas  même 
les  passions  généreuses  de  son  auditoire  ;  car,  dès  qu'il  y  a  passion , 
on  ne  sait  plus  où  cela  s'arrête  ;  il  s'est  dit  enfin  qu'il  arriverait 
par  le  sang-froid,  par  le  bon  sens,  par  la  probité,  par  la  conscience, 
à  l'estime  d'abord,  au  respect,  et  enfin,  par  l'estime  et  le  respect, 
aux  seuls  applaudissements  que  puisse  accepter  un  honnête  homme 
qui  aime  la  gloire  sans  le  bruit  qu'elle  fait.  Philwophia  paucis 
contenta  judicibus . 

Au  reste,  toutes  les  explications  que  je  vous  donne  là  sont 
inutiles.  A  peine  aurez-vous  entendu  parler  le  professeur  dans  sa 
chaire,  ou  tout  au  moins  à  peine  aurez-vous  ouvert  son  livre,  à 


88  CRITIMUE 

l'instant  même  vous  comprendrez  comment,  en  effet,  M.  Saint-Marc 
Girardin  est  devenu  facilement  populaire,  même  à  force  de  réserve 
et  de  modération.  Il  a  été  servi  par  les  circonstances  qui  devaient 
lui  être  le  plus  défavorables.  Il  a  pris  possession  de  sa  chaire  dans 
les  premiers  jours  de  la  révolution  de  Juillet.  Certes,  la  tentative 
éiait  pleine  de  périls  et  de  hasards.  Le  nouveau  professeur  de  la 
Sorbonne  arrivait  dans  cette  vaste  enceinte  que  M.  Guizot  et 
M.  Villemain  avaient  remplie,  celui-là  de  sa  parole  sévère  et  vigou- 
reuse, celui-ci  de  cette  vive  et  savante  éloquence  qui  se  reproduit 
ça  et  là  avec  une  abondance  dont  on  ne  peut  avoir  ridée  que  lors- 
qu'on a  assisté  à  ces  tempêtes.  —  Ardents  tous  deux ,  tous  deux 
poussés  par  l'instinct  que  les  révolutions  imminentes  jettent  dans 
les  âmes  les  mieux  faites ,  ils  se  contenaient,  mais  en  se  faisant 
grande  violence ,  dans  les  plus  sévères  limites;  la  colère  qui  était 
en  eux  se  laissait  à  peine  entrevoir  dans  quelques-uns  de  ces  mo- 
ments d'enthousiasme  et  d'abandon  auxquels  nul  ne  résiste ,  et 
ces  instants-là  étaient  pour  eux  autant  de  triomphes  qu'ils  ne  re- 
fusaient pas  toujours.  A  les  entendre  parler,  à  commenter  leur 
silence,  il  y  avait  un  intérêt  puissant,  irrésistible;  à  chaque 
instant,  on  eût  dit  qu'ils  allaient  lever  le  sombre  voile  derrière 
lequel  se  cachait  le  terrible  peut-être  de  la  révolutiou  de  Juillet. 
Entraînés  l'un  et  l'autre  par  la  force  même,  celui-ci  de  l'histoire 
obéissant  à  sa  voix,  celui-là  par  la  puissance  de  l'émotion  littéraire 
dont  il  était  le  maître  souvent,  mais  pas  toujours,  ils  donnaient  à 
ce  jeune  auditoire  de  la  Restauration  de  vives,  de  lointaines  espé- 
rances qui  ajoutaient  un  intérêt  de  plus  à  la  magnificence  de  ces 
leçons.  —  Mais  quelles  espérances?  —  Là  était  la  question  !  A  cette 
question,  la  révolution  de  Juillet  a  répondu  ;  elle  a  été  la  conclusion 
du  cours  d'histoire  de  M.  Guizot,  du  cours  de  littérature  de 
M.  Villemain. 

Depuis  Juillet,  leur  chaire  était  restée  vacante,  et,  de  cette  chaire, 

la  jeunesse  triomphante  des  écoles  se  demandait  à  présent  quel 

nseignement  allait  venir?  Alors  nous  vîmes  paraître,  pour  remplacer 


DES    PASSIONS    DANS    LE    DRAME    MODERNE  89 


ces  émotions  regrettées,  ces  orateurs  qui  parlaient  de  si  haut,  un 
jeune  homme  grave  et  aimable  à  la  fois,  d'une  parole  aussi  correcte 
que  son  style,  d'une  prudence  à  toute  épreuve,  et  d'une  réserve  si 
grande,  que,  si  une  seule  fois  il  eût  cédé  à  la  passion  du  moment, 
s'il  eût  promis  plus  qu'il  ne  pouvait  et  plus  qu'il  n'eût  voulu  tenir, 
il  serait  descendu  de  sa  chaire  pour  n'y  plus  remonter. 

A  trouverM.  Saint-Marc  Girardin  si  calme,  à  l'entendre  parler  avec- 
cette  grâce  enjouée  qui  sait  rattacher  un  utile  enseignement  à  tous 
les  sujets,  à  voir  ce  rare  esprit,  si  dégagé,  qu'on  dirait  qu'il  touche 
au  scepticisme,  il  ne  faut  pas  croire  que  la  colère  et  l'indignalion 
soient  trop  haut  placées  pour  son  âme.  Personne,  au  contraire,  plus 
que  celui-là ,  personne  n'est  capable  de  ressentir  une  de  ces  indi- 
gnations vigoureuses  qui  produisent  les  colères  durables.  Cet 
homme  si  désireux  et  si  fier  d'être  rarement  applaudi,  ce  bel  esprit 
à  qui  l'idée  ne  manque  jamais,  tel  que  vous  le  voyez,  d'une  pa- 
tience à  toute  épreuve,  d'une  modération  incroyable,  il  est  l'en- 
fant, non  pas  d'une  révolution ,  mais  d'une  émeute.  Un  jour  qu'il 
passait  devant  la  porte  Saint-Denis,  il  tomba  dans  un  de  ces  guefs- 
apens  que  la  police  de  la  Restauration  tendait  parfois  à  ceux  qui 
osaient  crier  :  Vive  la  charte!  Ce  jour-là,  la  foule  était  grande,  les 
cris  nombreux,  mais  tout  était  calme.  Une  charge  de  gendarmes 
tomba  sur  cette  foule  innocente,  plus  d'un  fut  écrasé  sous  les  pieds 
des  chevaux.  Alors,  poussé  par  une  colère  généreuse,  notre  jeune 
homme  écrit,  du  jour  au  lendemain,  cette  narration  véhémente,  in- 
dignée, des  inutiles  massacres  de  la  rue  Saint-Denis,  qui  est  resiée 
et  qui  restera  comme  une  des  plus  belles  pages  du  Journal  des 
Débats.  C'était  la  première  fois  qu'il  écrivait  pour  le  public,  c'était 
la  première  fois  qu'il  entrait  dans  cette  grande  mêlée  de  la  poli- 
tique ;  ce  premier  coup  qu'il  a  porté  fut  terrible.  Le  lendemain,  on 
se  demandait  dans  toute  la  ville  quelle  était  la  plume  de  fer  qui 
écrivait  ainsi? 

Chose  prévue  !  sa  colère  passée ,  il  retrouva  dans  son  âme  un 
profond  ressentiment  pour  toutes  les  libertés  compromises,  un  vin- 


90  CRITIQUE 

lent  amour  de  tout  ce  qui  était  la  vérité  et  la  justice  ;  cette  colère 
d'une  heure  avait  donné  à  l'opposition  un  auxiliaire  de  tous  les  jours. 
Alors  il  entra  dans  l'arène,  à  l'instant  même  où  la  bataille  était  le 
plus  vivement  engagée.  Tout  d'abord,  il  porta  des  coups  terribles, 
imprévus,  dans  cette  bataille  des  partis,  dont  le  résultat  était  si 
proche  ;  rude  jouteur  s'il  en  fut,  hardi  à  l'attaque,  habile  à  la  ri- 
poste, tantôt  armé  à  la  légère,  tantôt  frappant  d'estoc  et  de  taille  ; 
maître  par  l'ironie,  par  le  dédain,  par  la  colère,  maître  surtout  par 
M  conviction.  Que  de  vivacité  dans  ces  batailles  où  il  donnait  tête 
baissée  !  quelle  nouveauté  dans  ce  style  !  que  d'esprit  bien  placé  et 
qui  se  mêlait  avec  bonheur  aux  meilleures  et  aux  plus  sages 
raisons  !  Sa  colère  avait  fait  peur,  son  ironie  fit  plus  de  peur  que  sa 
colère  ;  ingénieux,  railleur,  goguenard,  éloquent,  il  prenait  tous  les 
tons  avec  une  facilité  sans  égale.  Et  pourtant,  déjà  en  ce  temps-là, 
on  le  disait  grave  :  à  toute  la  jeunesse  de  l'idée  et  de  la  phrase  il 
réunissait  toutes  les  apparences  sérieuses.  Homme  heureux  qui 
n'a  été  jeune  que  du  meilleur  côté  de  la  jeunesse:  Sérieux  dans 
l'attaque,  sérieux  dans  la  défense,  sérieux  même  dans  le  sourire  ! 
Si  bien  que,  lorsque  arriva  la  révolution  de  Juillet,  il  fut  tout  prêt 
pour  la  nouvelle  bataille  qui  allait  s'ouvrir;  non  plus  cette  fois 
l'attaque,  mais  la  défense  ;  non  plus  l'ardeur  qui  va  en  avant,  mais 
la  prudence  qui  résiste;  non  plus,  comme  autrefois,  la  popularité 
et  la  louange  de  tous  les  jours,  mais  les  soupçons,  les  haines.  les 
calomnies,  les  vengeances,  les  flèches  empoisonnées  tirées  de  loin 
et  dans  l'ombre.  Bien  lui  en  prit  d'avoir  été  un  homme  sérieux  de 
bonne  heure,  de  ne  pas  s'être  laissé  amollir  aux  succès  des  pre- 
miers jours  ;  il  fût  resté  le  soldat  mercenaire  des  batailles  impies  : 
au  contraire,  il  a  aussi  sa  place  au  premier  rang,  parmi  les  hommes 
courageux  qui  défendent  et  qui  sauvent  la  chose  publique.  Puis 
enfin,  le  drapeau  gagné  et  l'ennemi  en  fuite,  il  est  revenu  à  ses 
travaux,  à  ses  études ,  à  la  paix  intérieure;  il  n'a  plus  contemplé 
que  de  loin  le  choc  tumultueux  des  partie 

Ceux  qui  ont  suivi  le  cours  de  M.  Saint-Marr  Girardin,  ceux-là 


DES    PASSIONS    DANS    LE    DRAME    MODERNE  91 

seuls  peuvent  se  rendre  compte  de  cette  vive  et  piquante  causerie 
d'un  esprit  qui  se  connaît  et.  qui  se  possède.  Avant  tout,  ce  qu'il 
recherche ,  c'est  la  vérité.  Il  veut  que  tout  soit  vrai ,  même  dans 
l'art  qui  vit  le  plus  de  la  fiction  et  du  mensonge.  Dans  le  drame, 
ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai,  c'est  la  passion,  et,  parmi  les  passions,  la 
plus  vraie  ,  c'est  la  plus  générale ,  c'est  l'amour.  Si  vous  voulez 
être  un  poëte  dramatique  ,  agissez  par  les  passions ,  tout  le  reste 
appartient  aux  coups  de  théâtre  ;  tout  ce  qui  ne  vient  pas  du  cœur, 
ce  n'est  plus  de  l'art,  c'est  une  contrefaçon  grossière.  Plus  la 
passion  agit  librement  et  naturellement,  plus  elle  est  touchante  et 
vraie  ;  elle  s'affaiblit  aussitôt  qu'elle  tombe  dans  ce  qui  est  l'extra- 
ordinaire ou  la  chose  curieuse.  «  A  l'exception  commencera  la 
monotonie,  et  l'exagération  ,  les  deux  grands  vices  du  drame.  La 
bizarrerie  est,  pour  ainsi  dire,  un  mauvais  geste  de  l'àme.  »  Les 
caractères  étranges  et  singuliers  sont  fatigants  parce  qu'ils  sont 
uniformes  :  soyez  comme  tout  le  monde,  cela  vaudra  encore  mieux 
que  d'être  toujours  le  même  ;  l'homme  passionné  nous  plaît  et  nous 
louche,  car  nous  sommes,  nous  avons  été  ou  nous  serons  dans  cette 
passion  quelque  jour;  le  maniaque  nous  fait  peur,  et,  cette  peur 
une  fois  passée,  nous  le  renvoyons  à  l'hôpital  des  fous. 

Ainsi  il  parle.  Il  cherche  ce  qui  est  simple,  réglé,  contenu  dans 
<le  justes  bornes.  11  ne  veut  pas  de  vos  cris  forcenés,  de  vos  robes 
déchirées,  de  vos  chevelures  en  désordre,  d'abord  parce  que  ça  n'est 
pas  beau,  et  ensuite  parce  que  c'est  toujours  la  même  écume, 
.l'entre,  dit-il,  à  la  fin  d'un  cinquième  acte,  et  je  vois  une  femme 
qui  se  tord  les  mains  et  qui  se  roule  à  terre  en  étouffant  ;  à  quoi  en 
veut  cette  femme?  pourquoi  tous  ces  excès?  Est-ce  l'amour,  la  co- 
lère, la  douleur? —  A  tout  prix,  il  veut  savoir  à  quoi  s'en  tenir 
avec  les  contorsions.  Il  n'admet  pas  qu'une  femme  se  tiraille  ainsi 
les  mains ,  par  la  raison  toute  simple  que  l'émotion  dramatique 
s'adresse  à  l'intelligence  et  non  pas  aux  sens.  L'art  ne  doit  parler 
qu'à  l'esprit;  s'il  parle  aux  sens,  il  se  dégrade.  Que  la  tragédie 
parle  du  fond  du  cœur,  c'est  un  grand  art  et  le  plus  grand  de  tous  ; 


93  CRITIULE 

mais  faites- vous  une  tragédie  uniquement  pour  le  petit  plaisir  de 
nous  montrer  des  mourants  et  des  morts,  alors,  et  ce  sera  plus  vite 
t'ait,  menez-nous  aux  combats  de  taureaux  ou  vers  l'arène  des  gla- 
diateurs; vous  étiez  Grecs  ,  vous  devenez  Espagnols  ou  Romains  ; 
vous  étiez  au  théâtre,  vous  êtes  tombés  dans  le  cirque. 

Non,  vous  aurez  beau  exalter  la  douleur  physique,  elle  ne  rem- 
placera jamais  la  douleur  morale.  Madame  Dubarry  demandant 
grâce  au  bourreau  pourra  remuer  les  furies  de  guillotine;  elle  in- 
spire un  profond  dégoût  à  ces  honnêtes  gens  qui  meurent  la  tête 
haute  et  la  conscience  tranquille.  Ce  qui  hurle,  ce  qui  crie  et  se  dé- 
mène, c'est  la  plus  laide  partie  de  l'àme  et  du  visage  de  l'homme, 
et  avec  cette  lie  de  l'àme  on  ne  fait  pas  un  drame.  —  Mais,  direz- 
vous,  cette  Dubarry,  qui  se  roule  dans  le  sang  de  l'échafaud,  cette 
iîlle  qui  meurt  comme  une  fille  surprise  dans  sa  joie,  if  étais-je  donc 
pas  dans  mon  droit  si  je  l'ai  faite  ressemblante?  —  A  quoi  nous 
vous  répondrons  :  Il  s'agit,  non  pas  de  ressemblance,  mais  de  vérité. 
.Nous  faisons  un  drame  et  non  pas  un  portrait.  Le  philosophe 
Plotin  (c'est  Bayle  qui  le  raconte,  et  nous  recommandons  cette  belle 
et  bonne  parole  à  M.  Saint-Marc  Girardin),  comme  un  jour  ses 
disciples  voulaient  le  faire  peindre ,  s'y  refusa  formellement  : 
i  ?s" est-ce  donc  pas  assez,  disait-il.  de  traîner  partout  avec  nous 
cette  triste  image  dans  laquelle  la  nature  nous  a  enfermés,  et 
croyez-vous  qu'il  faille  encore  transmettre  aux  siècles  futurs  une 
image  de  cette  image,  comme  un  spectacle  digne  de  leur  atten- 
tion"? i  Véritable  parole  d'un  Grec.  Les  Grecs  avaient  le  laid  en 
horreur,  et,  partant,  ils  avaient  en  haine  le  portrait,  à  ce  point  qu'il 
fallait  remporter  trois  victoires  aux  jeux  olympiques  pour  avoir 
droit  à  une  statue  ressemblante.  Loi  salutaire  qui  eût  singulière- 
ment profité  au  musée  de  Versailles,  si  quelqu'un  eût  été  assez 
sage  pour  la  remettre  en  honneur. 

Ainsi,  même  dans  la  passion,  les  Grecs  conservaient  leur  visage  ; 
ou  bien,  si  la  douleur  devait  être  trop  forte,  l'artiste  la  cachait  à 
nos  yeux,  non  pas  sans  doute  par  impuissance  de  représenter  les 


DES    PASSIONS    DANS    LE   DRAME    MODERNE  93 

difformités  de  la  douleur,  mais  par  un  double  respect  pour  celui 
qui  souffre  et  pour  ceux  qui  le  regardent.  L'Ayamemnon  de 
Timanthe  a  la  lace  voilée;  la  Niobé,  dans  cette  immense  douleur 
d'une  mère  qui  perd  tous  ses  enfants,  conserve  encore  toute  sa  froide 
beauté.  Je  vivais,  je  suis  devenue  pierre;  vivebam,  sum  fada 
silex.  Bien  plus,  la  poésie  grecque  aime  mieux  faire  d'un  homme 
un  dieu,  que  de  faire  de  cet  homme  un  objet  de  dégoût;  de  Daphné 
poursuivie,  elle  fait  un  laurier;  la  nymphe  Écho  n'est  plus  qu'une 
vaine  plainte  qui  se  cache  derrière  la  montagne.  L'art  moderne, 
tout  au  rebours,  vous  montre  avec  une  joie  féroce  les  plaies,  le 
sang,  les  cadavres;  à  l'Opéra  même,  il  vous  montre  pour  toute 
réjouissance,  au  premier  acte,  une  juive  qu'on  va  brûler;  au 
second  acte,  un  soldat  qu'on  tue;  à  l'acte  suivant,  un  roi  qu'on 
enterre,  et,  enfin,  une  réunion  d'inquisiteurs  qui  font  égorger 
trois  malheureux.  L'art  moderne  n'a  rien  de  caché  pour  personne  : 
vous  êtes  aveugle,  vous  êtes  bossu,  vous  portez  une  livrée;  à  la 
bonne  heure!  ou  bien,  par  hasard,  vous  êtes  belle  :  tant  mieux 
pour  nos  yeux,  car  nous  ne  verrons  plus  qu'avec  nos  yeux.  J'es- 
time, en  effet,  que  c'est  d'une  statue  moderne  qu'il  a  été  dit  : 
Concupiscentia  oculorum . 

Et  pourtant,  dans  l'art  antique,  toute  liberté  est  donnée  à  la 
douleur.  Philoctète  remplit  les  bois  et  les  rivages  de  ses  lamenta- 
tions; il  a  tous  les  sentiments  de  l'homme,  l'amour,  la  haine,  la 
colère,  les  reyrets;  seulement,  il  aura  honte  de  nous  inspirer  de 
la  pitié  pour  son  corps,  quand,  lui-même,  il  n'est  attristé  que  par 
le  délire  de  son  âme.  Que  si  vous  nous  parlez  de  ces  douleurs  ter- 
ribles, immenses,  sans  consolation,  alors  nous  vous  dirons  que, 
plutôt  que  de  défigurer  une  femme  qui  pleure,  vous  ferez  mieux, 
tomme  faisait  Ovide,  de  la  changer  eu  fontaine  ou  en  saule  pleu- 
reur. 

Ainsi,  à  chaque  instant,  à  fout  propos,  par  mille  transactions 
inattendues,  et  sans  laisser  trop  deviner  quel  est  son  plan,  l'habile 
professeur  ramène  son  jeune  auditoire  à  tous  les  vrais  principe- 


94  GRITIQUE 

tout  lui  est  bon,  pourvu  qu'il  y  trouve  un  sujet  d'enseignement. 
Par  exemple,  on  aura  joué,  la  veille,  dans  un  théâtre  perdu,  quelque 
immense  mélodrame  enrichi  des  plus  magnifiques  décorations,  et 
nos  jeunes  gens  auront  beaucoup  admiré  la  foudre  qui  tombe,  la 
mer  qui  gronde,  le  souterrain  obscur,  la  forêt  qui  s'étend  tout  au 
loin;  le  lendemain,  et  comme  par  hasard,  M.  Saint-Marc  Girardin 
expliquera  à  ces  jeunes  gens  comment  l'homme  ne  s'intéresse 
qu'à  l'homme,  comment  la  mer,  toute  vivante  que  Dieu  l'a  faite, 
a  besoin  de  la  présence  de  l'homme  ;  l'agitation  de  l'Océan  nous 
laisse  froids,  si  nous  ne  découvrons  pas  tout  au  moins  une  barque 
de  pêcheur  dans  le  lointain.  Les  anciens  le  savaient  bien  quand 
ils  représentaient  ce  terrible  duel  de  l'homme  contre  les  éléments. 
Pour  mieux  expliquer  la  leçon,  voilà  notre  jeune  maître  qui  nous 
traduit,  à  la  façon  d'un  poète,  l'admirable  tempête  de  l'Odyssée. 
Le  vent  et  la  mer  font  assaut  de  violence;  le  vent  siffle,  la  mer 
gronde,  le  rivage  tremble;  à  la  bonne  heure!  Mais,  comme  un 
grand  poète  qu'il  est,  le  poëte  nous  raconte  avant  tout  ce  qui  se 
passe  dans  l'àme  d'Ulysse.  C'est  ce  que  dit  Pascal.  Ulysse,  englouti 
par  la  tempête,  a,  sur  la  tempête,  l'avantage  de  savoir  qu'il  est 
englouti  par  elle.  Et  c'est  justement  parce  que  cette  tempête  de 
l'Odyssée  n'est  pas  une  description,  qu'elle  est  supérieure  même 
au  Quos  ego!  de  l'Enéide.  L'auteur  de  Robinson  Crusoé,  en  homme 
habile  et  qui  veut  exciter  au  plus  haut  degré  l'intérêt  de  son  lec- 
teur, a  copié,  non  pas  la  tempête  de  Virgile,  non  pas  celle  d'Ovide, 
mais  la  tempête  d'Homère.  En  tout  ceci,  c'est  la  lutte  personnelle 
d'Ulysse  et  la  lutte  de  Robinson  qui  nous  intéressent;  ce  n'est  pas 
le  flot,  ce  n'est  pas  le  ciel,  ce  n'est  pas  le  navire  brisé,  ce  n'est 
pas  la  décoration;  et,  enfin,  tous  les  flots  de  la  mer  ne  valent  pas 
un  seul  battement  du  cœur  humain.  C'est  ainsi  que  notre  habile 
critique  revient  à  sa  dissertation  de  l'autre  jour,  quand  il  nous  parlait 
de  la  beauté  antique,  de  cette  douleur  de  l'àme  qui  ne  défigure  pas 
les  traits  de  l'homme.  A  ce  propos,  il  se  rappelle  qu'en  1825  il  a  lu 
l'histoire  d'un  vaisseau  delà  Compagnie  des  Indes,  placé  entre  la. 


DES  PASSIONS  DANS  LE  DRAME  MODERNE        95 

flamme  qui  dévore  et  l'eau  qui  monte.  Elles  étaient,  sur  ce  vais- 
seau perdu  entre  l'eau  et  le  feu,  sept  cents  créatures  humaines 
qui  s'abandonnaient  aux  horribles  contorsions  du  désespoir,  quand 
soudain  deux  belles  jeunes  filles  de  vingt  ans,  deux  sœurs,  por- 
tant leurs  regards,  non  pas  sur  la  vague  en  courroux  ou  sur  la 
flamme  en  délire,  mais  vers  le  ciel,  qui  était  serein,  se  mettent  à 
dire  tout  haut  les  paroles  consolantes  du  saint  livre  :  «  Dieu  est 
notre  retraite,  notre  force  et  notre  secours!  —  c'est  pourquoi  nous 
ne  craindrions  pas,  quand  même  les  montagnes  se  renverseraient 
dans  la  mer,  —  quand  les  cieux  viendraient  à  se  troubler;  —  car 
le  Dieu  de  Jacob  nous  est  une  haute  retraite!  »  Eh  bien,  quelle 
plus  belle  image,  quelle  preuve  plus  éloquente?  Ces  insensés  qui 
se  roulent  sur  le  pont  du  Kent,  ils  jouent  le  drame;  ces  jeunes 
lilles  d'une  pureté  virginale  qui  appellent  à  leur  aide  le  Dieu  de  la 
mer  et  l'espérance,  c'est  la  tragédie  antique  dans  toute  sa  beauté. 
La  vraie  passion,  la  grande  position,  les  honnêtes  sentiments  du 
cœur,  par  l'exemple,  par  le  conseil,  par  la  comparaison,  par  le 
roman,  par  le  poëme,  il  y  arrive  toujours. 

Sa  causerie  sur  le  suicide  est  plus  que  toute  autre  remplie  de 
ce  bon  sens  qui  pourrait  faire  pardonnera  un  homme,  si  la  chose 
se  pardonnait  volontiers,  l'honneur  d'avoir  tant  d'esprit  et  si  com- 
plètement raison.  Et,  d'abord,  le  suicide  rentre  dans  les  moyens 
extraordinaires  employés  par  la  tragédie  du  second  ordre.  Le  sui- 
cide est  la  maladie  des  raffinés  et  des  philosophes,  il  n'atteint  pus 
les  simples  de  cœur  et  d'esprit.  Dans  l'antiquité,  le  suicide  était 
la  grande  façon  de  terminer  tous  les  doutes;  le  stoïcien  se  tuait 
pour  rester  libre,  l'épicurien  pour  éviter  la  douleur;  la  chose  se 
faisait  dans  le  plus  grand  appareil,  avec  toutes  sortes  de  précau- 
tions dignes  du  théâtre  de  l'Ambigu-Comique.  Caton  lui-même, 
avant  de  se  tuer,  prépare  une  épée  et  lit  le  Phédon  ;  Werther  en- 
voie chercher  des  pistolets  et  lit  une  tragédie  allemande,  Emilia 
Galotti.  Au  milieu  de  festins,  Cléopàtre  essayait  sur  ses  esclaves 
l'effet  du  poison,  afin  de  choisir  son  poison  quand  l'heure  serait 


96  CRITIQUE 


venue.  Le  suicide  à  grand  appareil  est  le  pire  de  tous;  Chat- 
terton, déclamant  contre  la  société  qui  ne  lui  a  fait  aucun  mal, 
me  fatigue  et  me  déplaît.  Tout  au  rebours,  le  suicide  de  Phèdre, 
dAjax,  de  Didon  ;  ils  se  tuent  sans  déclamation,  sans  emphase, 
poussés  par  la  nécessité,  brusquement  et  sans  justifier  à  l'avance 
cette  fureur  nécessaire.  On  plaint  Didon,  on  plaint  Oreste,  on  a 
pitié  d'Ajax,  un  dieu  les  pousse;  mais  les  suicides  modernes,  le 
suicide  philosophique  qui  procède  par  A  -f-  B;  les  Werther,  les 
Chatterton,  les  Escousse,  improvisant,  huit  jours  à  l'avance,  les 
vers  de  leurs  funérailles,  les  philosophes,  les  déclamateurs  qui  vous 
disent  :  «  Voyez  comme  je  sais  bien  mourir!  »  le  suicide  réduit  à 
l'état  d'une  question  de  philosophie  ou  de  droit  naturel  :  voilà  qui 
est  insupportable;  voilà  l'émotion  qui  est  toujours  la  même. 

Ainsi  arrangé  et  perdu  dans  mille  coquetteries  funèbres,  le  stoï- 
cisme n'est  pas  dramatique  ;  il  donne  à  l'âme  humaine  l'immobilité 
de  la  mort,  ou,  si  du  moins  il  produit  un  certain  effet,  c'est  un  effet 
sans  importance.  Quel  intérêt,  d'ailleurs,  puis-jc  porter  à  cette 
statue  de  marbre,  à  cette  volonté  de  fer?  — Mais,  direz-vous,  l'acca- 
blement !  la  tristesse  !  l'ennui  !  le  vague  !  l'idéal  !  —  M.  Saint-Marc 
Cirardin  ne  se  laisse  pas  prendre  à  ces  grandes  paroles  ;  il  en  a  qui 
sont  moins  sonores  peut-être,  mais  sans  réplique.  «  Le  démon  de 
la  tristesse,  dit  saint  Chrysostome,  qui  vous  tourmentait,  Stagyre, 
quand  vous  viviez  dans  toutes  les  joies  frivoles,  on  s'en  guérit, 
une  fois  qu'on  est  marié  et  qu'on  a  des  enfants.  »  lïathwnia, 
l'épuisement,  l'accablement,  folies  que  tout  cela!  II.  Saint-Marc 
Cirardin  n'y  croit  pas  ;  en  revanche,  il  croit  au  travail,  au  dévoue- 
ment, à  l'abnégation;  il  aurait  honte  de  rien  céder  à  ces  dérègle- 
ments, à  cette  mollesse  de  l'âme  ;  mais  iî  est  tout  prêt  à  aider 
ceux  qui  s'aident  eux-mêmes  et  à  leur  tendre  la  main.  Le  grand 
moyen  de  ne  pas  succombera  la  tristesse,  c'est  de  ne  pas  l'aimer; 
«'est  de  ne  pas  se  complaire  dans  ces  misères  chimériques,  dans- 
ces  chagrins  enfantins  du  nuage  qui  passe,  du  vent  qui  souffle, 
du  chat-huanl  qui  crie,  du  chien  qui  se  lamente  à  la  porte  du- 


DES    PASSIONS    DANS   LE    DRAME    MODERNE  97 

manoir.  Il  est  de  l'avis  du  livre  qui  dit  que  la  tristesse  en  a  tué 
plusieurs  et  qu'elle  n'est  bonne  à  personne  :  Multos  occidit  tris- 
titia  et  non  est  utilitas  in  illâ.  Toutes  ces  petites  maladies  des 
esprits  malsains,  il  les  traite  par  l'ironie,  par  le  mépris,  par  le  défi. 
11  va  si  loin  dans  son  dédain  pour  ces  douleurs  de  convention,  que 
même  l'admirable  monologue  d'Hamlet,  ce  résumé  de  toutes  les 
tristesses  d'une  âme  en  peine,  je  crois  bien  que  le  professeur  l'ef- 
facerait de  sa  propre  autorité,  tant  il  pardonne  peu  au  prince  de 
Danemark  d'avoir  mis  à  la  mode  ce  goût  singulier  qu'il  appelle 
le  goût  de  la  mort!  Au  reste,  cette  préoccupation  continuelle  des 
détails  funèbres,  ce  besoin  de  contempler  des  crânes  vides  et  des 
squelettes,  ce  retour  du  moi  vivant  sur  le  moi  qui  est  caché  dans 
le  cercueil,  ce  n'est  pas  seulement  le  crime  d'Hamlet,  c'est  la 
passion  poétique  de  l'Angleterre;  elle  se  plaît  à  cette  joie  des  fos- 
soyeurs ;  les  plus  sincères  héros  de  Shakspeare  sont  poussés  par 
la  même  idée  affriandée  de  cimetière  et  de  cercueils.  Juliette,  avant, 
de  vider  la  coupe  fatale,  parle  des  vers  de  la  tombe  ;  elle  songe  à 
ces  voûtes  sépulcrales,  et  se  demande  si  par  hasard  Roméo  ne 
devait  pas  venir?  Roméo,  à  son  tour,  dans  la  chapelle  des  Capu- 
lets,  entre  ces  tombes,  sous  la  pâle  clarté  de  cette  lampe  funèbre, 
sent  en  lui-même  que  sa  passion  s'exalte  jusqu'au  délire,  à  cette 
odeur  cadavéreuse.  «  Juliette!  c'est  là  que  je  veux  demeurer  avec 
les  vers  qui  sont  ta  compagnie!  »  Mettez  à  la  place  de  Roméo  un 
jeune  Grec  de  Sophocle  ou  d'Euripide,  ou  bien  quelque  amoureux 
d'Horace  et  de  Virgile  :  il  aura  bien  vite  quitté  ce  charnier  pour 
retrouver,  même  sur  le  bûcher,  cette  femme  tant  pleurée.  Non,  ee 
n'est  pas  au  cadavre  que  s'attachera  ce  jeune  homme  d'Athènes 
ou  de  Rome,  c'est  à  la  beauté  de  sa  maîtresse  ;  cette  idée  de  ver 
et  de  pourriture  n'aura  pas  le  temps  de  lui  venir;  car,  plus  la 
jeune  fille  sera  loin  de  la  tombe,  plus  son  beau  corps,  déposé  sur  le 
gazon,  sera  couvert  de  fleurs,  ou  tout  au  moins  plus  la  flamme  du 
bûcher  sera  brûlante,  plus  l'urne  d'or  sera  parée,  et  plus  le  Roméo 
athénien  comprendra  la  beauté  qu'il  a  perdue,  plus  il  sentira  re- 


98  CRITIQUE 

venir  ses  larmes,  son  désespoir,  son  amour.  Lorsque  Orphée  s'en 
va  chercher  Eurydice,  il  demande  d'abord  à  revoir  Eurydice,  et, 
tout  de  suite  après,  il  veut  retourner  à  la  lumière  du  jour  :  Supe- 
rasque  evadere  ad  auras!  C'est  que  la  vie,  dans  ce  qu'elle  a  de 
beau,  d'éclatant,  de  lumineux,  est  le  véritable  fond  de  la  poésie. 
Cette  couche  de  cendres  et  de  poussière,  sous  laquelle  Shakspeare 
a  placé  l'émotion  dramatique,  voyez  quels  fruits  elle  a  portés! 
Elle  a  fait  du  suicide  un  lieu  commun;  elle  a  transporté  sur  la 
scène  les  menaces  de  la  chaire  chrétienne,  mais  les  menaces  de 
l'Évangile  moins  la  consolation  d'ici-bas  et  le  pardon  de  là-haut. 
Beau  sujet  d'élégies  et  de  drames  vraiment!  Aussi,  quand  la 
Pamèla  du  poëte  anglais,  poussée  par  l'abandon  et  le  malheur, 
s'arrête  un  instant  sur  cette  idée  du  suicide,  son  grand  désespoir, 
c'est  de  songer  que  son  nom  deviendra  un  sujet  de  ballades  et 
d'élégies  ;  ut  déclamât io  fias  !  comme  dit  Juvénal. 

A  la  leçon  suivante,  laissant  là  Shakspeare,  et  se  plaçant  dans 
un  ordre  d'idées  encore  plus  élevé,  le  professeur,  qui  a  déjà  con- 
seillé, comme  un  bon  palliatif  à  ces  vapeurs  de  l'arnour-propre, 
les  sentiments  et  les  travaux  de  la  vie  réelle,  indique  un  remède 
admirable  :  la  foi  et  l'espérance.  Ce  n'est  pas  l'Hamlet,  ce  n'est 
pas  Shakspeare,  c'est  le  doute,  c'est  la  vanité,  c'est  l'oisiveté  qui 
font  les  suicides.  Werther  est  un  enfant  du  siècle  passé  ;  il  est  un 
sceptique,  il  appartient  au  genus  ardelionum,  à  ces  ardélions  de 
la  vie  intérieure  qui  agissent  beaucoup  pour  ne  rien  faire,  qui 
s'usent  eux-mêmes  en  efforts  inutiles.  Monsieur  rêve,  monsieur 
doute,  monsieur  se  construit  à  lui-même  de  brillants  châteaux 
dans  les  Espagnes  imaginaires,  monsieur  ne  veut  pas  gagner  sa 
vie,  il  rougirait  d'être  le  secrétaire  d'un  ambassadeur  qui  ne  serait 
pas  M.  de  Talleyrand  ou  M.  le  prince  de  Metternich;  bien  plus, 
monsieur,  devenu  amoureux  de  Charlotte,  n'a  même  pas  le  temps 
de  s'en  faire  aimer  ;  ça  lui  donnerait  trop  de  soins  et  trop  de  peine. 
C'est  si  vite  fait  de  se  tuer!  Une  fois  mort,  on  n'entend  plus  le 
vent  de  bise,  on  ne  voit  plus  la  neige  de  l'hiver,  on  n'a  plus  sous 


DES    PASSIONS    DANS    LE   DRAME    MODERNE  99 

les  yeux  de  pauvres  gens  couverts  de  haillons.  Mais,  malheureux, 
une  fois  mort  aussi,  plus  de  gazon,  plus  de  fleurs,  plus  de  ruis- 
seaux limpides,  plus  ton  père  à  aimer,  plus  la  bénédiction  de  ta 
mère,  plus  de  malheureux  à  secourir!  M.  Saint-Marc  Girardin  ne 
cache  pas  son  peu  de  sympathie  pour  ce  triste  héros,  et  je  suis 
bien  sûr  que,  ce  jour-là,  il  aura  été  fort  peu  applaudi.  Avec  quelle 
froideur,  en  effet,  son  jeune  auditoire  l'aura  écouté!  Attaquer 
Werther!  se  moquer  de  l'amant  de  Charlotte!  Et  pourtant,  malgré 
lui,  M.  Saint-Marc  Girardin,  quand  il  en  vient  à  raconter  les  dé- 
tails de  ce  suicide,  il  se  sent  ému  ;  il  a  pitié  de  ce  jeune  homme; 
il  est  fâché  de  le  voir  mourir  ainsi  ;  il  voudrait  lui  pouvoir  donner 
un  bon  conseil,  le  conseil  qu'il  faut  donner  à  tous  les  jeunes  gens  : 
Aimez  la  vie;  aimez-la  comme  un  grand  bien,  comme  une  fortune 
passagère;  aimez-la  comme  le  moyen  d'être  sage,  d'être  utile, 
d'être  l'orgueil  d'une  famille.  Aimez-la  surtout  comme  il  faut 
l'aimer,  avec  ses  labeurs,  ses  fatigues,  ses  peines  sans  nombre; 
aimez-la  en  homme  courageux,  actif,  et  tout  disposé  à  l'accom- 
plissement des  petits  devoirs,  qui  conduit  tout  droit  à  l'accomplis- 
sement des  grands  devoirs.  «  Je  voudrais  bien  aller  vous  voir, 
écrivait  Fénelon  à  un  ami,  mais  je  n'en  ai  pas  le  temps  ;  il  faut 
que  je  confère  avec  le  chapitre  métropolitain  pour  un  pièces,  que 
j'écrive  des  lettres,  que  j'examine  un  compte.  Oh!  que  la  vie 
serait  laide,  dans  un  détail  si  épineux,  si  la  volonté  de  Dieu  n'em- 
bellissait toutes  les  occupations  qu'il  nous  donne.  » 

Donc,  si  celui-là  qui  a  été  le  maître  du  duc  de  Bourgogne,  si 
cet  enfant  adoré  d'Homère  et  de  Platon  poursuit  des  procès  et  exa- 
mine des  comptes,  il  nous  semble  que,  tout  grand  seigneur  que 
vous  êtes,  vous  ne  devez  guère  être  admis  à  vous  plaindre  des 
petits  embarras  de  la  vie! 


100  CRITIQUE 


sorv  ]•:  x  r  k  s 


1'  A    H       .M.       V   I   I.  I.  E   H    A   I   N 


L'âge  de  seigneurie.  —   Les  mémoires  contemporains.  —   Ahas  de 
r;iutol>iogr;ipliie.  —  Réserve  à  imiter  de  l'auteur,   îles  Souvenirs.    — 
Le  comte  de  Narbonne.  —  Madame  de  Staël.  —  César  et  Hieéron. 


Les  Romains,  nos  maîtres  en  toutes  choses,  avaient  établi  (tant 
ils  étaient  de  sages  dispensateurs  de  la  vie  humaine),  entre  l'âge 
inùr  et  la  vieillesse,  un  intervalle  auguste,  qu'ils  appelaient  l'âge 
de  seigneurie,  et,  dans  ce  véritable  âge  d'or  de  leurs  grands  hommes 
de  la  paix  ou  de  la  guerre,  ils  plaçaient  naturellement  le  conseil, 
le  souvenir,  le  résumé,  la  récompense  enfin  de  ces  sages  esprits, 
de.  ces  hardis  courages  ,  de  ces  honnêtes  consciences ,  pleines  de 
grâces,  de  bienfaits,  de  justice,  de  prudence,  de  charité.  Cet  âge 
de  seigneurie  était  surtout  l'âge  de  l'histoire  honnêtement  racon- 
tée, et  des  commentaires  définitifs,  quand  l'homme  qui  parle  à  ses 
contemporains  les  peut  prendre  en  témoignage  de  la  loyauté  et  de 
la  justice  de  sa  parole.  Ainsi  faite,  au  moment  où  la  vérité  seule 
a  des  charmes  pour  les  honnêtes  gens  amoureux  de  bonne  renom- 
mée ,  il  arrive  que  l'histoire  .  par  la  force  même  et  la  grâce  du 
narrateur,  devient  une  école  irrésistible  de  bonnes  mœurs ,  et  le 
pins  facile  des  chemins  qui  conduisent  à  l'imitation  des  vrais 
exemples.  Pourquoi  donc  F  avons-nous  aboli,  cet  âge  de  seigneurie. 
et  quelle  rage  hostile  à  nous-mêmes  nous  précipite  ainsi,  sans 


SOUVENIRS   DE    M.    V1LLEMÂ1N  101 

ii ii  moment  de  trêve  et  de  répit,  de  l'âge  mûr  dans  la  vieillesse,  et 
de  la  vieillesse  à  la  mort? 

M.  Villemain,  et  voilà  notre  première  louange,  a  rétabli  à  son 
profit  cet  âge  heureux  qui  n'est  plus  la  vie  active,  et  qui  n'est  pas 
le  repos.  Il  est  un  peu  de  l'avis  du  grand  Arnauld.  «  Nous  avons 
l'éternité  pour  nous  reposer!  »  disait  Arnauld  à  Nicole!  Un  sage 
plus  humain,  un  philosophe,  répondait  dans  le  même  sens  à  un 
sien  ami  qui  lui  disait  :  Reposez-vous  !  «  J'attendrai  l'heure  où  je 
n'aurai  plus  de  talent,  »  répondit  l'ami,  qui  s'appelait  Fontenelle. 
En  effet,  celui-là  seul  a  le  droit  du  repos  définitif  qui  n'a  plus  rien 
dans  la  tête  et  plus  rien  dans  le  cœur. 

Ne  croyez  pas  cependant  que  M.  Villemain,  en  ses  jours  de  sei- 
gneurie, et  quand  il  vous  parle  de  ses  souvenirs,  ait  jamais  songé 
à  mettre  en  scène  les  glorieux  travaux  de  sa  jeunesse,  les  luttes 
éloquentes  et  les  sincères  passions  de  son  âge  mûr.  Il  laisse,  à  qui 
n'a  plus  d'autre  ressource,  la  ressource  infime  de  l'autobiographie, 
et  la  stérile  abondance  des  Mémoires  de  M.  un  tel,  écrits  par  lui- 
même,  si  l'on  peut  dire  écrit,  un  papotage  où  la  fièvre  et  le  typhus 
de  L'admiration  d'un  mortel  pour  sa  personne  sont  poussés  jusqu'à 
la  monomanie!  Un  homme  sage,  un  homme  heureux,  un  philo- 
sophe, un  grand  écrivain  ,  un  maître  entouré  de  tous  les  respects 
de  ses  disciples,  un  ministre  des  belles-lettres  françaises,  dont  il 
était  l'exemple  et  la  modération,  dont  il  fut  la  dernière  espérance 
et  le  plus  sage  conseil,  si,  par  hasard,  dans  un  moment  d'oisiveté, 
il  était  tenté  d'écrire  ses  mémoires,  reviendrait  bien  vite  à  la 
modestie,  à  la  prudence  de  toute  sa  vie.  «  Et  quels  mémoires  (se 
dirait-il)  vais-je  raconter,  s'ils  ne  sont  pas  la  représentation 
fidèle  des  choses  que  j'ai  vues,  des  hommes  que  j'ai  connus,  des 
puissances  qui  ont  pesé  sur  ma  tête  innocente,  des  grandeurs  qui 
sont  tombées  à  mes  pieds?  Qui  suis-je  en  fin  de  compte,  et  de 
quel  droit  irais-je  dire  au  lecteur  le  nom  de  ma  nourrice  et  celui 
de  mon  maître  d'école?  Je  laisse  à  Jupiter  la  chèvre  Amalthée, 
Aristote  au  fils  de  Philippe,  madame  de  Warens  à  Jean-Jacques 


102  CRITIQUE 

Rousseau.  Je  ne  suis  pas  un  spectacle,  et  je  ne  veux  pas  être  un 
comédien  qui  joue  un  rôle;  je  suis  un  homme  de  lettres,  un  écrivain, 
un  philosophe,  une  créature  enfouie  et  cachée,  et  je  m'estime 
assez  haut  pour  n'être  pas  tenté  de  dire  aux  gens  comment  sont  faits 
l'habit  que  je  porte  et  le  toit  qui  m'abrite.  Ceux  qui  m'ont  voulu 
voir,  quand  j'étais  à  l'œuvre,  m'ont  vu  dans  ma  chaire,  à  la  Sor- 
bonne,  entouré  par  les  plus  intelligents  esprits  delà  jeunesse  fran- 
çaise; ils  m'ont  vu,  ils  m'ont  entendu,  ils  ont  emporté  avec  eux 
le  son  de  ma  parole  et  l'accent  de  ma  voix  ;  qif  irais-je  faire,  à 
présent,  si  je  tentais  de  raconter  les  grandes  journées  où  je  parlais, 
à  ces  âmes  attentives,  de  saint  Jean  Chrysostome  et  de  Montes- 
quieu, de  Voltaire  et  de  Bossuet?  Ce  n'est  pas  à  moi  à  les  rappeler; 
c'est  à  mes  disciples,  c'est  à  toutes  les  âmes  vaillantes  de  notre 
siècle  à  s'en  souvenir  !   » 

Et,  véritablement,  un  homme,  quel  qu'il  soit,  a  mieux. à  faire 
qu'à  se  raconter  à  soi-même  les  faits  et  gestes  de  sa  vie!  Ou  cet 
homme  appartient  à  l'histoire,  et  alors  il  est  parfaitement  assuré 
que  l'histoire  ne  fera  pas  défaut  à  ses  œuvres  ;  ou  bien  l'histoire 
n'est  pas  faite  pour  aller  jusqu'à  cet  homme  :  aussitôt  vous  com- 
prenez l'ironie  et  le  mépris  public  qui  s'attachent  forcément  à  la 
tentative  malheureuse  de  ce  pauvre  hère  qui  a  tenté  de  pénétrer, 
de  son  autorité  privée,  au  milieu  du  sanctuaire  réservé  aux  per- 
sonnages historiques.  «  Otez  d'ici  tous  ces  magots!  »  disait 
Louis  XIV  en  parlant  de  la  vulgarité  des  maîtres  hollandais.  «  Otez 
d'ici  tous  ces  magots!  *  dira  la  grande  histoire,  si  jamais  elle 
daigne  s'apercevoir  que  les  faiseurs  de  Mémoires  se  sont  glissés 
dans  son  antichambre  !  Otez  d'ici  la  Contemporaine  et  la  Moga- 
dor  !  Otez  d'ici  les  Mémoires  de  Constant  le  valet  de  chambre  et  les 
Mémoires  de  Barnum  !  Otez  d'ici  les  contemporains  qui  se  hâtent 
de  comparaître  en  présence  d'un  tribunal  sur  lequel  ils  sont  assis, 
à  côté  de  leurs  familiers,  qu'ils  ont  déguisés  sous  la  robe  du  ma- 
gistrat. Otez  d'ici  les  abominables  Mémoires  des  lâches  contem- 
porains qui,  pour  mourir  en  paix,  et  pour  que  lpur  tombe  même 


SOUVENIRS   DE    M.    VILLEMAIN  103 

soit  à  l'abri  des  réclamations  de  ceux  qui  leur  survivent,  mais 
sans  renoncer  à  la  lâcheté  des  faiseurs  de  trahisons  et  des  artisans 
de  mensonge,  ont  laissé  après  eux  le  récit  de  leur  vie,  avec  cette 
clause  impie,  que  ces  pamphlets  à' outre-tombe  ne  verraient  le 
jour  que  cinquante  ans  après  la  mort  du  personnage  qui  les  écri- 
vit !  «  J'entends,  vous  voulez  réunir  tous  les  avantages  du  vice 
aux  honneurs  de  la  vertu!  »  C'est  le  mot  d'un  philosophe;  en 
l'arrangeant  un  peu,  on  pourrait  dire  aux  écrivains  de  mémoires 
posthumes  :  «  J'entends,  vous  aspirez  aux  honneurs  de  la  calomnie 
et  aux  plaisirs  de  la  modération  !  » 

Dans  les  deux  merveilleux  tomes  qu'il  a  publiés  il  y  a  peu  de 
temps,  M.  Villemain  se  souvient  Aonc,  en  faveur  des  honnêtes  gens 
qui  lisent  encore  un  bon  livre ,  des  plus  illustres  événements ,  et  ■ 
des  hommes  éminents  de  son  siècle,  et  plus  les  souvenirs  de  ces 
grandeurs  viennent  à  cet  esprit  d'une  qualité  si  rare  et  si  parfaite, 
plus  on  voit  que  lui-même,  il  s'oublie  et  se  néglige  à  plaisir,  soit 
qu'il  dédaigne  pour  son  propre  compte  la  représentation  et  l'effet, 
soit  qu'il  ait,  au  fond  de  l'âme,  cette  intime  certitude  qu'il  obtien- 
dra, quelque  jour,  une  place  glorieuse  dans  les  annales  savantes 
de  la  nation  des  beaux  esprits.  Donc,  yous  pouvez  ouvrir  les  Sou- 
venirs de  M.  Villemain,  soyez  sûr  qu'il  ne  parlera  pas  de  lui. 

Dans  le  tome  premier  de  ses  Souvenirs,  M.  Villemain  rencontre, 
au  milieu  de  l'Empire  qui  commence,  et  dans  ce  pêle-mêle  ardent 
d'uniformes,  d'épées,  de  baïonnettes,  un  grand  seigneur  de  l'an- 
cienne cour,  le  dernier  habitant  de  ce  fameux  palais  de  Versailles 
qui  n'était  plus  qu'une  ruine  hantée  par  des  fantômes  décapités, 
M.  le  comte  de  Narbonnc,  et,  tout  de  suite,  voilà  le  jeune  homme 
attiré  et  fasciné  par  cette  aimable  rencontre,  qui  s'attache  à  ce 
digne  représentant  des  grâces  et  de  l'urbanité  d'autrefois.  Pour  le 
jeune  professeur,  tout  rempli  des  inspirations  du  temps  de  Périclès, 
de  la  cour  d'Auguste  et  du  siècle  de  Louis  XIV,  et  pour  les  soldats 
et  pour  les  capitaines  qui  remplissaient  le  monde  français,  l'en- 
thousiasme n'obéissait  pas  aux  mêmes  conditions,  et,  pendant  que 


t04  CRITIQUE 

tous  les  regards ,  toutes  les  âmes  étaient  tournés  du  côté  des 
grandes  plaines  où  s'agitaient  les  grandes  batailles,  le  jeune  en- 
thousiaste du  passé  poétique  et  des  majestés  abolies  se  sentait  pris 
d'enthousiasme  et  de  passion  pour  ce  témoin  calme  et  respectueux 
des  gloires,  des  misères  et  des  orages  de  ce  monde  implacable  qui 
avait  englouti,  dans  les  cendres  et  dans  le  sang,  le  monde  ancien, 
le  monde  enchanté  de  Corneille  et  de  Racine ,  de  Pascal  et  de 
Diderot  ,  de  madame  de  Sévigné  et  de  la  reine  de  France  Marie- 
Antoinette!  Il  y  avait  loin,  certes,  de  Fontenoy  à  Marengo,  du 
maréchal  de  Saxe  à  Murât,  des  jardins  du  Petit-Triauon  au  plateau 
d'Austerlitz  ! 

Voilà  pour  l'intime  sentiment  de  l'auteur  des  Souvenirs,  voilà 
pour  l'admiration  qui  le  pousse  et  pour  la  passion  qui  l'anime;  au 
moment  où  le  inonde  entier  se  prosterne  devant  un  seul  homme,  il 
aime  à  rester  debout,  et  cela  lui  plaît  de  porter  la  tête  haute,  au 
milieu  de  ces  têtes  inclinées.  —  En  ce  moment,  certes,  l'univers 
n'a  pas  d'autre  intérêt  et  pas  d'autre  bonheur  que  d'entendre  parler 
de  Sa  Majesté  l'empereur  et  roi.  «  Où  est  l'empereur  à  cette  heure? 
en  quel  lieu  son  génie  et  son  aigle  ont-ils  poussé  ce  maître  absolu 
de  la  vie  et  de  la  mort"?  •  Tel  est  le  murmure  immense,  et  toute 
pensée  est  suspendue,  et  toute  idée  a  fait  silence  ;  toute  ambition 
soudain  s'arrête  en  présence  du  terrible  et  tout-puissant  phéno- 
mène, i  Où  est  l'empereur,  et  que  veut  l'empereur?...  »  Seulement, 
dans  le  nombre  et  dans  la  foule,  au  bruit  de  ces  armées  qui  iip  se 
taisent  ni  la  nuit  ni  le  jour,  à  l'ombre  mouvante  de  ce  drapeau  qui 
porte  en  ses  plis  nombreux  la  guerre  implacable,  un  jeune  homme 
à  peine  échappé  aux  doctes  entretiens  de  l'antiquité,  sa  mère 
nourrice,  imagine,  ô  blasphème!  de  ne  songer,  dans  ces  tumultes, 
qu'à  la  gloire  exquise  et  quasi  sainte  de  la  poésie  et  des  belles- 
lettres!  Achille,  Ajax,  Ulysse,  Agamemnon,  Hector  et  Paris,  toute 
la  guerre  des  dix  années,  et  tant  de  héros  qui  se  sont  battus  contre 
\ps  dieux  «  lu  clarté  du  jour,  notre  Athénien  les  donnerait  pour  \f 
poëme  et  pour  !e  poète  qui  les  a  faits  immortels. 


SOUVENIRS    DE    M.    VILLE.MAIN  lOo 

Tel  était,  au  grand  triomphe  de  César,  ce  jeune  Romain  récem- 
ment revenu  des  écoles  d'Athènes;  que  pensez-vous  qu'il  va  cher- 
cher dans  cette  foule,  où  les  peuples  1 1  les  rois  se  pressent  à  l'envi 
sous  les  roues  du  char  triomphal?  Dans  cette  émeute  de  l'univers, 
autour  du  triomphateur,  notre  jeune  Romain  cherche  un  homme 
qui  ne  soit  pas  un  soldat  ou  un  sénateur;  il  cherche  un  des  amis 
de  Cicéron  :  Gallus,  Lentulus,  Trebatius,  Curion,  Titius;  et  même, 
à  défaut  d'un  citoyen,  il  cherche  un  esclave  avec  qui  il  puisse 
parler  du  grand  homme  dont  la  tête  éloquente,  attachée  à  la  tri- 
bune aux  harangues,  devait  trouver  bientôt,  à  cette  place  illustre, 
le  seul  sépulcre  qui  ne  fût  pas  indigne  de  ce  martyr  des  libertés 
de  la  parole.  Et,  pendant  qu'à  travers  ces  chemins  remplis  de  la 
foule  romaine,  à  l'ombre  de  ces  autels  où  le  prêtre  immole  ses  plus 
belles  victimes,  dans  ces  places  publiques  où  l'on  dresse  deux 
mille  tables,  où  l'on  boit  à  longs  traits  le  vin  de  Falerne  ;  quand 
défile  au  loin  cette  armée  amenant  avec  elle  un  monde  de  captifs 
et  de  trésors;  quand  l'encens  fume  sous  les  pas  de  César,  mêlé  à 
la  louange  universelle,  aux  acclamations  du  peuple  et  du  sénat, 
dans  cette  voie  Appienne  ouverte  à  la  domination  de  la  Rome  éter- 
nelle ;  alors  que  chaque  temple  est  ouvert  et  que  chaque  citoyen 
porte  une  toge  blanche  et  tient  en  main  le  laurier  d'Apollon  ou  le 
chêne  de  Jupiter;  quand  l'Imperator,  à  travers  cette  longue  suite 
d'arcs  triomphaux,  du  champ  de  Mars  au  Velabre,  et  du  grand 
cirque  au  forum,  et  sur  ce  long  chemin  du  Capitole,  où  il  arrive 
au  bruit  des  fanfares  solennelles,  et  ce  tumulte  de  trophées  où 
Ton  voit,  captifs,  mais  attachés  par  des  chaînes  d'or,  le  Rhin,  le 
Rhône  et  l'Océan  ;  quand  c'est  à  peine  si  l'on  a  trouvé  dans  Rome 
assez  de  chevaux  pour  transporter  jusqu'aux  autels  de  Jupiter  les 
dépouilles  des  peuples  conquis,  dans  ce  pêle-mêle  de  sacrificateurs 
empressés,  de  magistrats  dans  la  pourpre,  de  vestales  voilées,  de 
rois  vaincus  dont  les  mains  sont  chargées  de  chaînes  et  dont  la 
fêto  porte  encore  la  couronne,  au  bruit  enivrant  des  poésies  et  des 
cantiques  à  la  louange  dp  César,  et  quand  c'est  un  cri  unanime 


106  CRITIQUE 

du  ciel  à  l'abîme;  ■  Écoutez  !  le  voilà  !  le  voilà!  »  le  voilà  dans  son 
char  de  pierreries  et  dans  son  monceau  de  fleurs,  ce  héros,  ce 
demi-dieu,  ce  divin  Jules,  traîné  dans  son  trône  par  quatre  chevaux 
hlancs  que  retiennent  des  rênes  d'or...  Le  voilà  !  c'est  bien  lui  !  je 
le  reconnais  aux  lauriers  de  son  front,  aux  palmes  de  sa  main,  à 
sa  tunique  de  pourpre,  à  son  anneau  de  fer. . .  et  même  aux  chansons 
ironiques  que  chante  à  ses  oreilles  le  soldat  chargé  de  rappeler  à 
César  qu'il  est  un  homme,  à  travers  ce  cri  unanime  :  Honneur  et 
victoire  à  César!  gloire  à  César!  César  lui-même,  partageant 
avec  le  Dieu  qu'il  implore  les  vœux  et  les  prières  de  tous  ces 
mortels;  oui,  et  quand  César  lui-même,  en  sa  qualité  de  grand 
pontife,  immole  une  victime  à  Jupiter,  offrant  au  Dieu  son  terrible 
captif  Vercingétorix  et  sa  captive  charmante  la  reine  Arsinoé... 
«  Viens,  disait  le  jeune  Athénien  à  l'esclave  de  Cicéron ,  abandonnons 
César  à  sa  fortune,  et  parlons  tout  à  Taise  de  Cicéron,  ton  maître 
et  le  mien  !  i 

Et  l'esclave,  étonné  et  charmé  qu'il  y  eût  encore  à  Rome  un 
jeune  homme  assez  amoureux  de  la  vraie  gloire  et  de  la  libre  élo- 
quence pour  songer,  au  milieu  du  grand  triomphe,  à  celui  que  son 
siècle  appelait  déjà  Y  Orateur,  racontait  au- jeune  disciple  des 
maîtres  athéniens  les  palpitations  de  ce  noble  cœur.  Il  racontait 
abondamment  la  vie  et  les  travaux  de  ce  grand  homme  ;  il  rappe- 
lait ses  luttes  généreuses,  ses  combats,  ses  grands  services,  Rome 
par  lui  sauvée,  et  comment  il  avait  obéi  au  conseil  d'Apollon  lui- 
même  •.  *  Obéis  à  ton  inspiration!  »  Ainsi,  ces  deux  obscurs 
spectateurs  oubliaient  César  et  son  triomphe.  11  disait  sa  grâce  à 
la  tribune,  son  courage  au  Sénat,  ses  douleurs  et  ses  espérances, 
son  inquiétude  et  ses  conseils,  sa  vie,  sa  prévoyance.  Ah!  quelle 
admirable  et  divine  causerie  au  milieu  de  cette  poussière  à  obscurcir 
le  soleil  et  de  ce  bruit  à  étonner  Jupiter  porte- foudre,  Cicéron  appa- 
raissant dans  sa  tristesse  et  dans  sa  majesté  au  triomphe  de  César! 

Tel  était  M.  Villemain,  jeune  homme;  en  plein  triomphe,  en 
plein  Empire,  il  allait  du  côté  de  M.  de  Narbonne  et  du   côté  de 


SOUVENIRS   DE    M.    VII.LEMAIN  107 

madame  de  Staël,  qui  lui  parlaient,  celui-là  des  royautés  abolies, 
celle-ci  des  luttes  prochaines  de  l'éloquence  et  des  libertés  à 
venir!  Avec  M.  de  Nar bonne,  il  assislait  à  l'agonie  intelligente 
du  xvme  siècle  ;  avec  madame  de  Staël,  il  assistait  à  la  pro- 
chaine éclosion  du  nouveau  siècle  ;  de  tant  de  poussières,  il  allait 
subitement  à  tant  d'espérances.  M.  de  Narhonne  lui  racontait  la 
Déclaration  des  droits  de  l'homme  ;  madame  de  Staël  lui  faisait 
pressentir  la  charte  nouvelle;  M.  de  Narbonne  était  pour  cet  im- 
patient le  jour  d'hier;  madame  de  Staël  était  l'aurore  d'un  lende- 
main plein  d'espérances;  M.  de  Narbonne  assistait  à  la  grandeur 
en  prévoyant  l'abîme  ;  madame  de  Staël  admirait  le  laurier  en 
annonçant  le  coup  de  foudre.  Enfin,  disait  Tacite,  il  n'y  a  pas  de 
milieu  pour  ces  enfants  gâtés  de  la  fortune  insolente  entre  le  faîte 
et  le  précipice.  Nil  médium  inter  summa  et  prœcipitia! 

Et  c'est  justement  parce  que,  après  ce  faîte  de  prestige  et  de 
grandeur,  il  n'y  avait  que  l'abîme  et  le  précipice,  que  M.  le  comte 
de  Narbonne  se  trouva  tout  disposé  à  aimer  ce  grand  capitaine, 
réservé  à  des  supplices  si  cruels,  que  les  lamentations  de  Versailles 
de  1792  ne  se  pouvaient  même  pas  comparer  aux  plaintes  et  aux 
douleurs  que  les  hommes  prévoyants  étendaient  au  delà  des  mers, 
sur  ce  rocher  perdu  de  l'Océan.  De  même  que  l'abîme  appelle 
1" abîme,  on  a  vu,  dans  les  ruines  de  ce  vaste  empire,  les  honnêtes 
cœurs  plus  touchés  de  l'infortune  du  héros  qu'ils  n'avaient  été 
éblouis  de  ses  grandeurs  passagères;  et  je  ne  sais  rien  de  plus 
touchant  que  la  mort  de  M.  de  Narbonne,  la  veille  du  jour  où  il 
se  préparait  à  accompagner  l'empereur  au  lieu  de  son  premier 
exil,  v  II  mourut,  dit  M.  Villemain,  mêlant  à  la  plus  grande  séré- 
nité de  courage  les  plus  claires  prévoyances  d'un  avenir  qui  s'ag- 
gravait à  chaque  moment.  Il  souriait  intrépidement  à  sa  mort 
prochaine,  loin  de  tout  ce  qu'il  aimait,  dans  un  poste  perdu,  sans 
influence  possible  sur  le  jeu  terrible  qui  se  jouait  encore.  »  Le  jour 
où  l'empereur  et  roi  perdit  cet  homme  généreux,  il  perdit  sa  plus 
chère  et  sa  plus  utile  consolation. 


108  CRITIQUE 


II 


Première  Restauration.  —  Le  20  mars.  —  Le  salon  de  madame  Lavoi- 
sier.  —  La  foi  ce  el  l'intelligence.  —  Seconde  Kestauralion. —  Fouché.  — 

Talleyrand. 


Ainsi,  ce  tome  premier  des  Souvenirs  de  M.  Villemain  s'arrête  au 
moment  précis  où  s'achève,  à  travers  la  gloire,  la  destinée  entière 
du  héros  qu'avait  adopté  M.  de  Narbonne;  puis,  dès  que  M.  de 
Narbonne  est  mort,  on  dirait  qu'il  n'y  a  plus  rien,  dans  ce  vaste 
empire  et  dans  ses  ruines,  qui  mérite  d'arrêter  l'esprit  de  l'écri- 
vain. Lui  aussi,  comme  fait  la  France,  il  se  repose  un  peu  de 
l'Empire;  il  est  ébloui  de  tant  de  gloire,  ébloui  jusqu'au  vertige  ; 
et,  comme  en  ce  moment  de  halte  le  monde  entier  se  remet  de  ces 
guerres  sanglantes  et  sans  fin,  il  assiste,  en  spectateur  content  et 
charmé,  à  la  naissance  des  deux  tribunes  politiques;  il  écoute, 
attentif,  les  premières  voix  qui  répondent  à  l'appel  de  la  liberté 
nouvelle;  et  le  voilà  qui  se  met  à  aimer  le  général  Foy  pour  son 
éloquence  généreuse,  comme  il  amait  tantôt  M.  de  Narbonne  pour 
son  bon  sens,  son  courage  et  son  urbanité.  A  tout  homme  bien 
né,  quand  il  est  jeune,  il  faut  absolument  une  de  ces  passions 
loyales  qui  l'aveugle  sur  l'inconstance  et  sur  la  vanité  des  choses 
humaines,  et  qui  en  fasse,  pour  ainsi  dire,  une  de  ces  dupes  gé- 
néreuses si  facilement  entraînées  à  la  suite  de  la  gloire  et  du  mal- 
heur. Eh  !  que  devient  l'histoire,  si  vous  la  privez  de  ces  honnêtes 
émotions?  Que  deviendraient  les  héros,  si  vous  les  abandonniez 
uniquement  aux  mains  des  politiques  impitoyables?  —  Honle  à  ces 
serments  d'un  jour  qui  ne  sont  pas  une  affirmation  religieuse  (i)  ! 

I     Est  enim  jusjurandum  affirmalio  rtlîgiosa  (Cîc.  de  Offîciis  . 


SOUVENIRS   DE    M.    VILLEMAIN  409 

Fi  de  ces  croyances  inviolables  qui  se  démentent,  et  qui  tombent 
aussitôt  que  le  dieu  est  tombé. 

Et  aun  forluna  slafque  caduque  fides. 

Parmi  ces  dupes  rares,  qui  admirent  l'héroïsme  en  le  jugeant, 
qui  vantent  la  gloire  en  comprenant  à  quel  point  elle  est  souvent 
stérile,  et  qui  adorent  surtout  les  dieux  tombés,  M.  de  Narbonne 
était  sans  nul  doute  au  premier  rang;  et  maintenant  M.  Villemain 
a  pris  sa  place  avec  l'urbanité  du  maître,  avec  la  verve,  le  feu,  le 
génie  et  l'esprit  d'une  dupe  éloquente,  ingénieuse,  habile,  et  qui 
sait  parfaitement  à  quel  point  il  faut  s'arrêter  pour  que  le  lecteur 
ne  soit  pas  une  dupe  à  son  tour.  Voilà  le  grand  secret  et  le  grand 
art  de  M.  de  Villemain;  il  consent  parfois  à  se  tromper  lui-même. . .  ; 
à  aucun  prix  il  ne  voudrait  tromper  personne;  il  veut  bien,  pour 
son  propre  compte,  aller  jusqu'à  l'enthousiasme  et  jusqu'à  l'admi- 
ration, mais  non  pas  pour  le  compte  d'autrui;  c'est  même  une  chose 
charmante,  pour  qui  sait  lire  avec  art  ce  grand  artiste,  de  le  voir 
passer  ainsi  à  chaque  instant,  à  chaque  page,  et  d'un  pas  leste,  de 
la  suprême  louange  à  la  petite  pointe  de  l'ironie,  et  du  léger  coup 
d'encensoir  au  léger  coup  d'épingle,  ajoutant  la  malice  au  cantique 
et  le  sourire  au  Te  Deum.  Mais  aussi,  que  son  double  livre  est 
charmant  !  quelle  grâce  exquise  en  ce  discours  empreint  de  l'abon- 
dance du  langage  français,  ubertatem  gallici  sermonis,  disait  un 
de  ces  Pères  de  l'Église  (1),  si  chers  à  M.  Villemain  lui-même  !  De 
quelle  noble  pitié  il  contemple  tous  ces  naufrages!  Avec  quelle 
grâce  infinie  il  raconte  ces  dernières  grandeurs  !  Il  est  clair,  il  est 
fécond,  il  est  habile,  il  est  vrai,  il  est  pénétrant,  il  est  adroit  avec 
tant  de  réserve  pour  le  tremblement  de  terre,  et  tant  de  respect 
pour  le  Prométhée  enchaîné,  sans  que  pourtant,  par  respect  même, 
il  veuille  jamais  soutenir,  comme  ont  fait  tant  d'historiens  romains, 
que  les  lois  aimaient  mieux  être  abolies  par  César  que  défendues 

I    Sinii  Jérôme. 


410  CRITIQUE 

par  Vitellius.  Ceux  qui  parlent  ainsi  ne  connaissent  ni  Viteliius  ni 
César,  non  plus  que  le  caractère  de  la  force  dont  ils  parlent.  La 
loi  éternelle  ne  veut  pas  supposer  qu'elle  sera  moins  forte  que 
César,  qu'elle  sera  abolie  et  qu'elle  peut  être  abolie;  au  contraire, 
elle  s'honore  elle-même  par  l'intime  sentiment  de  sa  propre  durée, 
et  quiconque  aura  l'honneur  de  la  défendre  lorsqu'elle  est  attaquée 
obtiendra  (s'appelàt-il  Néron  ou  Vitellius)  des  respects  et  des  hon- 
neurs mérités.  Ce  qu'elle  aime  avant  tout,  la  Loi,  c'est  d'être  dé- 
fendue, honorée  et  obéie  par  les  grands  hommes  qui  sont  nés  à  son 
ombre,  et  qui  lui  ont  voué  leur  culte,  leur  génie  et  leur  vertu. 
Aussi  ceux-là,  lorsqu'il  faut  les  louer,  on  les  loue  avec  des  louanges 
sans  égales;  témoin  ce  grand  Solon,  lorsque  à  sa  mort  un  poëte 
nous  représente  cette  àme  honnête  enlevée  aux  deux  éternels  dans 
un  char  rendu  léger  par  l'agréable  fardeau  de  ses  lois!  Quelle 
oraison  funèbre  plus  touchante,  et  quelle  louange  plus  mé*pitée  et 
qui  prouve  avec  plus  d'évidence  que  tout  ne  se  fait  pas  par  le 
destin  ! 

Non,  contrairement  aux  clameurs  de  l'école,  le  destin  n'est  pas 
le  maître  des  choses  humaines;  non,  la  nécessité  n'est  pas  la  maî- 
tresse souveraine  :  elle  a  des  comptes  à  régler  avec  la  volonté  du 
héros  qu'elle  frappe,  et  qui  la  peut  dominer  par  son  courage,  par 
sa  constance,  par  sa  vertu,  c  J'aime  mieux  vivre  un  seul  jour  de 
la  vie  et  de  la  liberté  d'un  homme  que  de  vivre  cent  ans  de  l'inertie 
et  du  sommeil  d'une  pierre!  »  Ainsi  parlait  le  vieux  Dante  dans 
son  exil.  Ceci  est  vraiment  la  parole  d'un  homme  qui  saura  rester 
libre  en  dépit  des  flots  et  des  abîmes  qui  l'entourent  d'un  infran- 
chissable rempart  ;  enfin,  quel  plus  grand  spectacle  a  jamais  frappé 
l'imagination  des  simples  mortels  que  le  Prométhée  enchaîné  et 
défiant  le  courroux  de  Jupiter"? 

M.  Villemain  laisse  au  vieil  Eschyle  le  drame  de  Prométhée  en- 
chaîné et  défiant  le  courroux  de  Jupiter.  Il  n* a  pas  le  courage,  il 
n'a  pas  la  force  d'assister  à  cette  plainte  immense,  qui  tantôt  va 
retentir,  à  travers  l'Océan,  aux  deux  extrémités  de  l'univers.  Es- 


SOUVENIRS    DE    M.    VILLEMAIN  111 

prit  juste  et  fin  et  grand  observateur  des  convenances,  homo  lima- 
tissimi  judicii,  il  s'attache  à  comprendre,  à  deviner  les  causes  de 
cette  grande  ruine,  et,  comme  il  ne  peut  pas  la  contempler  en  si- 
lence, il  la  raconte  aux  amis  de  sa  grâce  et  de  son  bon  sens;  et  puis 
tant  de  pitié,  tant  de  respects,  auxquels  se  mêle,  avec  une  modé- 
ration parfaite ,  le  regret  de  ces  libertés  entrevues  un  instant,  et 
qui,  bien  employées,  pouvaient  tout  sauver,  même  l'Empire  et 
l'empereur!  Comme  à  chaque  page,  à  chaque  parole  de  son  livre, 
on  retrouve  en  ce  grand  écrivain,  qui  est  le  maître  et  l'exemple  de 
tous  les  écrivains  de  notre  âge,  avec  toute  la  science  et  la  force  de 
la  pensée,  l'abondance  et  l'ornement  du  beau  langage;  et  quelle 
grâce  infinie  !  Il  sait  tout  dire  et  même  la  vérité  ;  que  sa  tristesse 
est  éloquente,  et  comme  il  sait  éviter  l'emphase  et  la  déclamation, 
les  deux  écueils  de  ces  histoires  où  tout  se  mêle  et  se  confond,  où 
tout  se  précipite,  où  tout  s'achève,  où  tout  se  meurt,  où  tout  est 
mort!  Ainsi,  quand  la  terre  et  le  ciel  semblent  chanceler  sous 
l'ivresse  et  l'étonnement  de  ces  grandes  catastrophes,  quand  les 
hommes  tremblent,  quand  les  dieux  ont  peur,  c'est  une  consola- 
tion inattendue,  en  ces  désordres,  de  rencontrer  un  enfant  des 
Muses,  le  disciple  d'Homère  et  de  Tacite,  qui,  d'une  main  clémente 
et  ferme  à  la  fois,  avec  un  bon  sens  que  rien  ne  trouble,  et  d'un 
cœur  plein  de  charité,  vous  mène  à  travers  les  sentiers,  les  épines, 
les  fossés,  les  trahisons  et  les  douleurs  dont  était  semée  la  route  qui 
a  conduit  l'empereur,  des  plaines  de  Waterloo,  sur  le  navire  qui 
l'emporte  et  va  le  briser  contre  un  écueil. 

C'est  à  peine  si  notre  historien  avait  dix-huit  ans  au  premier 
jour  des  Cent-Jours,  mais  telle  est  la  toute-puissance  des  grands 
événements,  que,  soudain,  à  cette  seule  date  :  le  20  mars,  les 
moindres  détails  reparaissent  de  cette  journée  illustre  et  terrible  ! 
Oui,  la  soirée  était  belle  et  le  ciel  était  limpide;  rien  ne  disait, 
dans  ce  Paris  qui  appartenait  depuis  à  peine  une  année  au  roi  de 
France  et  à  la  Charte,  que  le  météore  allait  surgir  de  la  Méditerranée 
éclatante!  Ici-bas  et  là-haut  tout  semblait  apaisé,  calme,  obéis- 


M2  CRITIUUE 

saat  ;  pas  une  étoile  qui  fût  couverte  d'un  nuage,  et  pas  une  voile 
qui  n'obéit  à  un  vent  favorable!  Et  pourtant,  à  cette  heure  même, 
dans  une  élégante  maison  du  faubourg  Saint-Honoré,  chez  la  veuve 
même  de  ce  grand  Lavoisier  qui,  réclamé  par  l'éehafaud,  deman- 
dait en  vain  une  heure  à  ses  bourreaux  pour  achever  le  dernier 
problème  qu'il  s'était  imposé  ;  dans  les  bruits,  dans  les  silences, 
dans  les  causeries  et  dans  les  chansons  d'une  intelligente  société, 
qui  savait,  pressentait  et  devinait  tant  de  choses,  à  minuit,  l'heure 
des  fantômes,  la  nouvelle  arrivait  que  l'empereur  et  roi  avait  brisé 
son  exil,  qu'il  avait  retrouvé  son  armée,  et  qu'il  venait  pour  re- 
prendre son  sceptre  et  sa  couronne.  De  ce  lieu  même,  on  entendait 
le  bruit  de  ses  pas  et  les  vivats  de  la  foule,  on  voyait  l'éclat  de  son 
épée  et  les  couleurs  de  son  drapeau  !  «  C'est  lui  !  c'est  lui-même  ! 
il  arrive  !  il  est  arrivé  !  »  Croyez-en  madame  de  Staël  et  son  génie  ; 
elle  le  voit. . .  comme  Hamlet  a  vu  le  roi  son  père,  avec  l'ail  de  son 
esprit;  elle  le  voit,  d'une  façon  si  nette  et  d'un  regard  si  clair, 
qu'elle-même  elle  en  est  fascinée  et  qu'elle  va  s'écrier  :  «  Sire! 
Et  c'est  pourquoi  madame  de  Staël,  par  cette  nuit  rayonnant 
d'étoiles,  s'éluigne  encore  une  fois  de  ce  Paris,  son  domaine,  et  de 
ce  ruisseau  de  la  rue  du  Bac,  son  Océan.  L'empereur!  l'empereur! 
chaque  instant  apportait  l'empereur,  et  tout  ce  monde,  qui  s'éiait 
déjà  réuni  autour  des  libertés  nouvelles.  Chateaubriand,  Hyde  de 
Neuville,  Laine,  Royer-Coliard,  la  Fayette,  Lanjuinais,  Fontanes, 
Daru,  Boissy  d'Anglas,  les  deux  Bertin,  les  maîtres  nouveaux  de 
cette  société  qui  s'était  affranchie  de  l'épée  du  capitaine,  mais  non 
pas  de  sa  gloire,  tournés  du  côté  de  l'orient,  attendaient  ce  ressus- 
cité des  tempêtes,  ce  vaincu  de  l'Autriche,  de  l'Angleterre,  de  la 
Russie,  de  la  Suède,  du  Danemark,  de  la  Sicile,  de  la  Sardaigne. 
du  pape,  du  Hanovre,  des  Pays-Bas,  du  Wurtemberg,  de  la  Suis 
de  la  Toscane,  de  Hesse-Cassel,  des  duchés,  des  villes  libres  dp 
Francfort,  de  Hambourg,  de  Lubeck,  de  Brème,  et  de  la  république 
de  Saint-Marin.. .  D'un  geste  de  son  épée,  il  avait  dissipé  toutes  ces 
ombrps  :  Ferro  diverberat  timbras  ! 


SOUVENIRS    DE    M.    MI.LEMAIN  i\[\ 


Toile  fut  la  vision,  et  telle  fut  la  promenade  de  M.  Villemain, 
jeune  homme,  à  travers  ce  Paris  désert,  par  cette  nuit  froide  et 
claire  du  20  mars  !  11  songeait  qu'en  effet,  il  n'y  a  de  possible  ici-lias 
que  ce  qui  est  vrai  à  cette  heure,  ou  ce  qui  sera  vrai  quelque  jour, 
et,  comme  il  était  déjà  un  homme  sage  et  prévoyant,  il  se  dit  tout  de 
suite  à  lui-même  qu'il  ne  laisserait  point  passer  sous  ses  yeux 
éblouis  une  si  grande  histoire  sans  la  bien  étudier  tout  à  son  aise, 
dans  son  ensemble  et  dans  ses  détails,  afin  de  la  raconter  lui-même, 
à  son  tour,  quand  un  demi-siècle  aurait  passé,  en  les  confirmant, 
sur  le  drame  et  sur  le  poëme  de  ces  terribles  jours.  C'est  donc  un 
témoin  de  ces  rares  aventures  de  la  Providence  et  du  destin  qui  nous 
parle  aujourd'hui,  et,  comme  ce  témoin  jusqu'ici  n'a  trompé  per- 
sonne, au  contraire,  comme  il  s'est  montré  fidèle  aux  croyances  de 
sa  vie  entière,  et  comme  il  est  resté  l'espérance  et  l'honneur  des 
belles-lettres  de  ce  temps-ci,  en  ces  jours  sombres  où  la  poésie 
est  envahie,  où  l'histoire  est  morte,  où  l'éloquence  est  traitée...  à 
peu  près  comme  Platon  traitait  les  poètes  dans  sa  république, 
écoutons  cet  homme-là,  suivons-le  d'un  pas  docile,  et,  cette  fois 
encore,  instruisons-nous  à  ses  enseignements. 

Ecoutons-le,  il  nous  dira  comment  la  gloire  elle-même,  poussée 
à  l'excès,  n'a  guère  moins  de  dangers  que  la  liberté  excessive; 
comment  et  pourquoi  les  peuples  intelligents  sont  aussi  fiers  et  plus 
heureux  d'une  toute  petite  liberté  pacifiquement  conquise,  que 
d'une  énorme  victoire  gagnée  en  bataille  rangée!  Il  nous  dira  par 
quelles  brèches,  que  ne  font  pas  les  conquérants,  l'esprit  politique 
finit  par  envahir  les  villes  les  mieux  armées  de  fossés,  de  canons 
et  de  remparts  ;  comment,  en  fait  de  libre  parole,  il  n'y  a  pas  de  petit 
germe,  et  qu'un  bon  conseil  a  souvent  dominé  même  la  fortune.  11 
nous  dira,  et  en  même  temps  il  nous  prouvera  par  d'heureux  exem- 
ples, comment  la  belle  et  heureuse  place  en  toute  révolution,  c'est 
la  place  obscure  et  cachée;  on  voit  beaucoup,  on  est  peu  vu  de 
cette  place,  on  suit  les  batailles,  et  cependant  les  combattants  ne 
se  doutent  pas  qu'ils  sont  observés,  depuis  le  signal  du  combat  jus- 

10 


Il  4  CRITIQUE 

qu'au  moment  de  la  retraite;  enfin,  nous  saurons,  grâce  à  ce  sage  et 
habile  maître  des  élégances  et  de  l'art  du  bien  dire,  que  l'intérêt, 
la  passion,  la  sympathie  et  la  vérité  de  l'histoire  se  trouvent  moins 
souvent  dans  le  choc  des  armes,  dans  les  grands  bruits  du  tonnerre 
et  du  canon,  que  dans  le  murmure  d'un  simple  cabinet,  où  se  par- 
lent, à  voix  basse,  deux  ou  trois  intelligences  dont  la  foule  sait  le 
nom  à  peine  !  Dans  cette  histoire  des  Cent-Jours  par  H.  Villemain, 
cherchez  bien,  vous  ne  trouverez  pas  cette  bataille  de  "Waterloo 
avec  laquelle  on  a  écrit  des  volumes...  Cherchez  bien,  vous  y  trou- 
verez en  quelques  traits,  et  mis  en  un  vif  relief,  cet  abominable 
Fouché,  non  loin  du  fameux  prince  de  Talleyrand  ! 

Et  ça  nous  plaît  beaucoup,  à  nous  autres,  les  lettrés,  de  voir, 
dans  ce  livre  ingénieux  et  d'une  exquise  prévoyance,  le  peu  de 
place  accordée  à  la  force,  et  tant  d'attention  donnée  à  l'intelligence! 
Un  seul  mot  suffit  à  ce  merveilleux  écrivain  pour  nous  raconter  la 
grande  bataille...;  il  lui  faut  plusieurs  chapitres  pour  expliquer  le 
champ  de  Mai ,  l'assemblée  des  représentants,  l'ouverture  des 
Chambres,  M.  de  la  Fayette,  Manuel,  et  ces  hommes  de  tous  les 
temps,  qui  sont  nés  déshonorés,  et  qui  faisaient  dire  à  cet  ancien  : 
«  Mes  concitoyens  m'ont  dégoûté  des  honneurs,  quand  j'ai  vu  ceux 
à  qui  ils  les  prodiguaient  !  »  M.  Villemain,  dans  ces  lâchetés,  dans 
cos  trahisons  et  dans  ces  hontes,  en  veut  surtout  à  ce  fameux  duc 
d'Oirante,  à  ce  terroriste  gentilhomme,  qui  fut  un  mauvais  maître, 
un  pire  esclave,  «  expert  dans  les  artifices  qui  façonnent  les  lèvres 
que  l'on  voit  murmurer  aux  oreilles  des  rois  malheureux  !  »  C'est 
un  mot  de  Shakspeare;  lui-même,  Corneille,  il  a  flétri,  d'un  vers 
sanglant,  ces  ingrats  qui  brisent  l'arbre  sous  lequel  ils  se  sont  mis 
à  l'abri  : 

Ces  âmes  du  commun  font  tout  pour  île  l'argent, 
Et,  sans  prendre  intérêt  aux  douleurs  de  personne, 
Leur  service  et  leur  foi  sont  à  qui  plus  leur  donue  .' 

De  ce  honteux  et  misérable  Fouché,  M.  Villemain  a  fait  le  jouet 
de  son  livre;  il  découvre,  presque  en  riant,  les  lâches  subterfi 


SOUVENIRS    DE    M.    VILLE.MAIN  115 

de  ce  parjure  {peryurii  latebras)  ;  il  lui  prodigue  en  passant  le  sel 
acre  de  son  ironie  et  les  grâces  piquantes  de  son  discours  :  «  Dans 
ce  récit  détaillé,  Fouehé  ne  supprimait  qu'un  fait  important ,  son 
entrée  dans  le  conseil  du  roi,  et  sa  nomination  immédiate  au 
ministère  de  la  police  générale!  —  Oui ,  par  ordonnance  royale, 
le  conventionnel  Fouehé,  le  votant  de  la  mort  de  Louis  XVI,  le 
proconsul  de  la  Loire  et  du  Rhône ,  était  ministre  de  la  seconde 
Restauration,  de  celle  qui  se  renommait  surtout  du  principe  de  In 
légitimité!  Les  fauteurs  d'un  tel  choix,  les  parrains  et  les  témoins 
de  ce  baptême  étaient  le  prince  de  Talleyrand  et  le  duc  de  Welling- 
ton ;  ajoutons  aussi,  pour  être  vrai,  le  comte  d'Artois,  et  les  plus 
zélés  de  son  parti ,  bien  des  royalistes  d'émigration  et  de  cour,  et 
beaucoup  de  ces  hommes  doux  et  paisibles  qui,  dans  le  retour  de 
l'ancienne  monarchie,  saluaient  surtout  un  gage  de  paix  et  de 
repos  !  » 

Plus  loin,  M.  Villemain  ajoute  —  et,  dans  ces  sortes  de  reprises, 
il  est  d'un  goût  inimitable  :  «  Cette  assistance  de  M.  de  Talleyrand 
étonne  et  choque  beaucoup  ;  on  ne  reconnaît  point  là,  même  à  part 
la  morale,  le  coup  d'oeil  de  cet  homme  d'État.  Redescendre  ainsi 
vers  Fouehé,  l'introduire  dans  le  conseil  royal  était,  pour  M.  de 
Talleyrand,  une  grande  méprise,  et,  cette  fois,  un  défaut  d'habileté 
par  défaut  de  scrupule.  Et  cédàt-il  à  la  pensée  de  couvrir,  devant 
les  ingratitudes  de  cour,  son  propre  nom  et  le  souvenir  de  son 
propre  passé  par  un  nom  bien  plus  compromis  et  un  passé  bien 
autrement  vulnérable,  il  n'importe,  son  avis  en  cela  fut  aussi  fâcheux 
pour  lui-même  que  pour  Louis  XV11I  ;  dans  sa  disposition  à  conseil- 
ler, par  calcul,  ce  qu'il  aurait  dû  repousser  par  honneur,  il  portait 
la  peine  des  rôles  trop  divers  auxquels  il  s'était  plié  avec  trop 
d'indifférence.  » 

On  croirait  lire  une  page  de  Tacite,  et  cette  page-là,  véritable- 
ment, on  la  retrouverait  dans  les  Annales.  Car  cet  homme  est  nourri 
de  la  moelle  de  ce  lion,  et  cette  louange  peut  surtout  s'appliquer  à 
.M.  Villemain,  qu'il  mêle  dans  son  style,  avec  une  habileté  infinie, 


116  CRITIQUE 


une  négligence  attique,  et  que  Ton  ne  sait  pas,  même  en  le  cher- 
chant avec  le  zèle  d'un  écrivain  de  profession,  où  commence  le 
souvenir,  où  finit  l'imitation  dans  ces  pages  merveilleuses,  sem- 
blables à  une  corbeille  pleine  de  fruits  et  de  fleurs. 


III 


Caractère  e!  moralité  ilu  livre  de  H.  Villemain.  —  Son  style.  —  Etat 
présent  Je  la  langue  française.  —  Invasion  îles  barbares.  —  Conclusion. 


Est-ce  un  drame,  est-ce  une  élégie,  est-ce  un  poëme,  cette  his- 
toire des  Cent-Jours  par  M.  Villemain?  C'est  un  peu  de  tout  cela  ! 
La  plainte  est  vive,  Faction  se  hâte,  la  conclusion  se  fait  attendre  ; 
cela  peut  fort  bien  commencer  par  ce  vers  d'Homère,  où  il  est  dit  : 
i  Je  n'ai  jamais  vu  de  troupes  si  belles  et  si  bien  réglées!  »  Cela 
s'achève  par  le  dernier  vers  de  l'Iliade  :  ■  C'est  ainsi  que  les 
Troyens  terminèrent  les  funérailles  du  vaillant  Hector  !  »  Terrible 
histoire,  et  qui  produit  un  effet  d'autant  plus  grand  sur  l'àme  et  sur 
Fesprit  du  lecteur,  qu'elle  est  racontée  avec  plus  de  simplicité, 
moins  d'emphase,  et  de  Féloquence  à  peine!  La  parole  est  sobre, 
le  conseil  est  rare,  chaque  argument  arrive  à  sa  place,  à  son  heure. 
et  tant  pis  pour  qui  s'emporte  contre  ces  arguments  irrésistibles  ! 
Nous  avons  affaire  à  un  homme  généreux,  mais  plein  de  courage, 
aussi  loin  de  la  flatterie  que  de  la  cruauté,  et  tout  rempli  de  cette 
doctrine  que  l'histoire  et  la  poésie,  à  égale  distance,  se  tiennent 
séparées  Fune  de  l'autre.  Alexandre  lui-même,  au  dire  de  Lucien. 
jeta  aux  flots  de  l'Hydaspe  sa  propre  histoire,  écrite  par  Aristobule, 
qui  lui  attribuait  des  miracles  qu'il  n'avait  pas  faits.  «  Et  rends 
grâce  à  ma  clémence,  disait  Alexandre,  si  je  ne  te  fais  pas  par- 
!  iger  le  sort  de  tes  livre-  ! 


SOUVENIRS   DE    M.    VILLEMAIN  417 

La  justice  et  le  bon  sens,  que  soutient  un  beau  langage,  tels 
sont  les  premiers  mérites  de  l'histoire;  ajoutez  une  âme  libre,  et 
une  parfaite  connaissance  des  choses  que  l'historien  raconte.  «  11 
est  même  nécessaire,  ajoute  Lucien,  que  l'historien  ait  mis  parfois 
la  main  aux  choses  humaines,  qu'il  en  ait  vu  les  ressorts  cachés, 
qu'il  ait  touché  au  gouvernement,  et  qu'il  ait  gagné  des  batailles  !  » 
M.  Villemain,  Dieu  soit  loué!  n'a  pas  gagné  de  batailles;  mais  il  a 
touché  au  gouvernement  constitutionnel,  il  a  appartenu  à  un  cabinet 
libéral,  ii  a  vu,  et  de  très-près,  la  vanité  de  ces  grandeurs  écrasées 
sous  leur  propre  majesté,  et  il  a  compris  qu'il  n'y  a  pas  de  renommée 
et  de  gloire,  ici-bas,  qui  vaillent  la  peine  et  la  honte  d'un  mensonge. 
Ainsi,  il  a  pris  pour  sa  devise  :  Liberté  et  Vérité,  ajoutons  :  et  Clarté  ; 
car,  s'il  aspire  à  la  louange  sincère  des  amis  de  la  belle  langue,  il 
s'attache  surtout  à  satisfaire  la  curiosité  et  l'intérêt  des  lecteurs 
de  chaque  jour. 

Personne,  enfin,  mieux  que  cet  homme-là,  n'est  habile  à  bien 
voir,  à  bien  entendre,  à  mettre  en  œuvre  l'or,  l'ivoire  et  le  fer  que 
lui  fournissent  les  Athéniens  pour  l'accomplissement  de  sa  statue; 
il  sait  avec  un  grand  bonheur  lier  entre  eux  cette  suite  un  peu 
brusque  d'événements  que  chaque  heure  apporte  avec  elle  aux 
époques  troublées,  comme  autant  de  flots  de  la  noire  tempête;  il 
ne  hait  pas  la  description,  il  en  a  peur;  l'amplification,  il  la  do- 
mine, et  tant  pis  pour  les  choses  qui  ne  l'attirent  pas  d'une  force 
invincible;  il  reconnaît,  à  ces  signes,  que  ce  sont  de  petites  choses, 
il  les  dédaigne  et  il  poursuit  son  chemin.  Savez-vous  aussi  un  juge 
plus  équitable,  plus  sincère  et  plus  amoureux  de  la  preuve  et  de  la 
mesure  en  ses  moindres  jugements,  aussi  loin  de  la  haine  que  de 
l'amour  sans  bornes, du  dénigrement  que  de  l'enthousiasme?  Enfin, 
avant  de  se  prononcer  pour  la  Providence  contre  la  fortune,  pour 
la  liberté  contre  le  génie,  vous  savez  avec  quelle  sérénité  il  a  porté 
ses  regards  vifs,  rapides  et  calmes,  «  tantôt  sur  les  Thraces,  tantôt 
sur  les  Mysiens,  »  jusqu'à  l'heure  fatale  où  le  grand  capitaine 
abandonné  à  sa  ruine,  et  plus  grand  peut-être,  à  force  de  patience 

10. 


118  CRITIQUE 

et  de  douleur  dans  cet  abîme,  qu'au  sommet  de  ses  prospérités  et 
de  ses  fables,  voit  peu  à  peu  se  rétrécir,  sur  la  terre  et  sur  les  eaux, 
ces  filets  misérables  où  l'attendent  les  Myrmidons  et  les  Dolopes? 

En  ce  moment  solennel,  le  juste  écrivain  s'est  gardé  avec  le 
même  soin  de  l'élégie  et  du  dithyrambe.  A  quoi  bon  la  plainte? 
Elle  affaiblirait  cette  immense  douleur.  A  quoi  bon  le  fanatisme  ? 
Ii  n'y  a  qu'on  historien,  en  ce  moment,  qui  puisse  expliquer  aux 
nations  attentives  la  chute  du  nouveau  Prométhée,  et  cet  histo- 
rien, génie  au  niveau  de  sa  propre  infortune  :  homo  fortiter  miser, 
c'est  l'empereur  lui-même,  du  fond  de  son  exil.  «  A  part  tout  ce 
qu'on  peut  rassembler  (c'est  M.  Villemain  qui  parle)  et  décrire  des 
incidents  de  son  élévation  et  de  son  règne,  le  travail  de  sa  captivité, 
cette  histoire  dictée  près  de  son  tombeau  et  laissée  incomplète  par 
sa  mort,  ne  laissera  pas  d'être  lue  comme  un  des  monuments  du 
génie  français;  les  bas-reliefs  qu'il  a  gravés  lui-même  de  la  cam- 
pagne d'Italie,  de  l'expédition  d'Egypte,  de  la  prise  du  pouvoir  au 
18  brumaire,  de  la  journée  de  Marengo,  et  d'une  partie  des  guerres 
d'Allemagne,  expliqueront  à  jamais,  et  directement,  par  i'empreinte 
de  l'historien,  la  domination  du  héros,  et  le  long  éblouissement  des 
hommes  !   » 

A  ces  paroles,  il  nous  semble  entendre  un  écho  lointain  de  Bos- 
suet  !  «  La  première  chose,  disait  Racine  un  de  ces  historiens  qui 
n'ont  pas  gagné  de  batailles,  mais  qui  ont  vu  et  connu  ceux  qui  les 
ont  gagnées),  e'esl  de  bien  considérer  là  où  il  commence,  et  là  où 
il  finit,  i  >"e  dirait-on  pas  que  M.  Villemain  s'est  inspiré  de  l'élé- 
gance et  de  l'admirable  bon  sens  de  Racine  historien?  Autant  que 
Racine,  il  est  peut-être  un  grand  artiste  dans  l'art  de  donner  à  la 
prose  française  la  vie  et  le  mouvement  des  saines  paroles;  autant 
que  lui  peut-être,  il  réalise  cet  idéal  du  poëte  historien  à  qui  la 
poésie  elle-même  a  donné  plus  qu'au  reste  des  humains,  tous  les 
droits  du  monde  à  notre  sympathie,  à  nos  respects.  11  a  si  peu 
d'ambition,  le  poëte,  il  est  si  naturellement  à  l'abri  de  toute  pas- 
sion vulgaire,  il  voit  de  si  haut  les  actions  humaines,  il  est  si  dis- 


SOUVENIRS   DE    M.    VILLEMÀIN  119 

posé  à  l'exercice  assidu  des  vertus  civiles,  que  l'histoire  est  heu- 
reuse et  fière  de  se  voir  confiée  à  ces  mains  innocentes,  à  ce  profond 
regard  qui  contemple  avec  ce  douloureux  respect,  mêlé  de  retenue 
et  de  gravité,  les  suprêmes  splendeurs  du  soleil  à  son  déclin. 
A  cette  heure  dernière  d'un  pareil  siècle  et  d'un  tel  héros  (M.  Ville- 
main  Ta  bien  compris),  toute  plainte  est  inutile,  toute  parole  est 
importune,  l'éloquence  est  odieuse,  le  moindre  bruit  vous  gêne; 
c'est  tout  au  plus  si  l'histoire  a  le  droit  de  rapporter  quelque  hon- 
nête mouvement  dans  cette  foule  hébétée  à  force  de  bruit,  de  tu- 
multe et  de  changements.  «  Non,  disait  un  pauvre  soldat  à  Marc- 
Antoine,  par  supplices  ou  par  bienfaits,  je  ne  cesserai  pas  d'être  le 
soldat  de  César.  »  Auguste,  de  son  côté,  comme  on  vint  lui  dire 
qu'un  soldat  d'Antoine  se  rendait  à  lui,  mais  qu'il  avait  laissé  son 
cheval  dans  le  camp  ennemi  :  «  Il  a  fait,  répondit  Auguste,  a  son  che- 
val, un  honneur  qu'il  devait  garder  pour  lui  !  »  Passagères  lueurs 
qui  traversent,  de  temps  à  autre,  le  nuage  de  ces  règnes  infortunés. 
Ces  deux  tomes  de  M.  Villemain  resteront  une  des  pages  de  notre 
langue,  malheureuse  langue  insultée  à  plaisir  par  les  sacristains 
et  par  les  cuistres,  et  qui  va  se  dégradant,  chaque  jour,  dans  les 
poèmes  de  l'algèbre  et  dans  les  cantiques  de  l'industrie.  Elle  mourra, 
qui  en  doute?  elle  se  meurt  en  dépit  des  luttes  suprêmes  et  des 
derniers  efforts  de  trois  ou  quatre  écrivains  qui  ne  l'arracheront  pas, 
malgré  leurs  chefs-d'œuvre,  à  l'envahissement  des  mathématiciens, 
des  philanthropes ,  des  économistes  et  autres  barbares.  Elle  se 
meurt,  elle  est  morte!  Zanetto,  lascia  le  donne,  estudia  lamate- 
matica,  disait  cette  aimable  fille  de  l'Italie  à  J.-J.  Rousseau  lui- 
même,  à  l'homme  qu'attendaient  YEmile,  YHéloïse  et  le  Contrat 
social...  Mais  à  nous  autres  qui  avons  oublié  l'art  des  maîtres, 
le  studiu  la  matemnlica  est  devenu  un  mot  d'ordre  irrésistible  ! 
Allons,  <;à  !  la  craie  et  la  planche  noire,  et  traçons  des  xx  dans  le 
vide;  il  n'y  a  plus  d'autre  science  à  notre  usage;  éludions  la 
mathématique,  et  laissons  la  poésie,  elle  n'est  pas  faite  pour  des 
savants  tels  que  uous. 


120  CRITIQUE 

Certes,  lorsqu'il  présidait  aux  enseignements  et  aux  destinées 
de  cette  noble  part  de  la  jeunessefrançaise  que  se  réservent,  chaque 
année,  les  belles-lettres,  les  beaux- arts  et  les  professions  libérales, 
afin  de  perpétuer  la  tradition  qui  unit  Tune  à  l'autre  les  cjénéra- 
fions  éclairées  de  François  Ier  à  Louis  XIV,  de  Bossuet  à  Voltaire 
et  de  Voltaire  à  Victor  Hugo,  M.  Villemain.  avec  ce  bon  sens  qui 
est  le  maître  de  la  lie  humaine,  au  dire  de  Bossuet,  n'a  pas  né- 
gligé un  seul  instant  de  rappeler  à  la  jeunesse  française,  et  de  le 
lui  rappeler  par  son  exemple,  par  ses  leçons,  par  ses  conseils,  la 
fidélité  que  les  bons  et  sages  esprits  doivent  aux  Muses,  nos  mères 
nourrices,  et  qu'il  n'y  a  pas  d'excuse,  à  celui  qui  les  abandonne, 
une  fois  qu'il  a  goûté  de  leurs  divines  faveurs.  «  Hirlius  et  Dola- 
bella,  mes  disciples,  dont  je  suis  devenu  l'émule,  »  disait  Cicéron 
avec  un  juste  orgueil. 

Ainsi,  grâce  au  maître  et  grâce  à  ses  disciples,  l'univers  peut 
cheminer  sans  l'appareil  et  sans  les  miracles  du  feu,  du  fer,  de 
l'électricité,  du  temps  vaincu,  de  la  distance  franchie  en  un  clin 
dVil  ;  ce  grand  ministre  de  l'instruction  publique  ne  reconnaît  que 
les  miracles  de  la  triple  antiquité  :  l'Iliade,  l'Enéide,  Polyeucte; 
il  s'incline  aux  seuls  noms  des  poêles,  des  philosophes,  des  histo- 
riens, des  orateurs,  des  grands  rhéteurs!  Sa  voix,  son  geste,  son 
regard,  son  sourire,  sa  passion  et  les  trésors  infinis  de  cette  mé- 
moire abondante  et  féconde  comme  l'eau  des  claires  fontaines  qui 
murmurent  autour  des  ruines  de  l'ancienne  Rome,  tout  en  lui 
raconte  et  racontait  des  merveilles  supérieures  aux  étonnements 
modernes,  des  miracles  que  l'éternité  consacre,  des  chefs-d'œuvre 
auxquels  le  génie  et  le  hasard  ne  peuvent  rien  ajouter,  ne  peuvent 
rien  retrancher;  des  œuvres  si  parfaites  et  si  complètes,  qu'on  ne 
sait  pas  si  ce  sont  vraiment  des  hommes  à  notre  image  qui  les  ont 
accomplies.  Dans  le  monde  entier,  vous  chercheriez  un  maître  plus 
rempli  de  ces  leçons,  un  disciple  plus  rempli  de  ces  maîtres,  un 
rnthousiasle  de  l'antiquité  plus  imprégné  des  suaves  parfums  du 
vieux  Parn^sp  .  un  plus  intrépide  commentateur  des  plus  grands 


SOUVENIRS   DE    M.    VILLE» AIN  121 

esprits  dont  il  est  devenu  le  camarade  et  dont  il  a  fait  tantôt  ses 
compagnons,  tantôt  ses  complices,  vous  ne  sauriez  trouver  rien 
qui  approche  de  cette  verve,  de  cet  éclat,  de  cette  abondance,  de 
cette  inspiration,  de  ces  souvenirs.  C'était,  autour  de  ce  ministre, 
un  feu  de  tous  les  instants  qui  brillait  et  pétillait  en  l'honneur  des 
Muses,  des  Grâces,  d'Apollon,  de  Cicéron,  de  Démosthènes,  de 
Mirabeau,  du  général  Foy,  de  quiconque  ici-bas,  par  la  toute- 
puissance  de  la  parole  écrite  ou  parlée,  a  tenu  le  monde  attentif. 
Ainsi  il  a  exercé,  à  toute  heure,  enfant,  jeune  homme,  homme 
fait,  et  dans  Y  âge  de  seigneurie,  à  l'Académie,  à  la  Sorbonne,  à  la 
tribune,  au  pouvoir,  dans  le  rang  des  victorieux  et  dans  la  foule 
des  vaincus,  par  le  sarcasme  et  par  la  louange,  par  l'ironie  et  par 
l'admiration ,  par  toute  la  puissance  ingénieuse  d'un  vaste  esprit 
qui  ne  s'est  jamais  reposé,  cette  passion  des  belles  choses  qu'un 
philosophe  appelait  si  bien   «  la  science  et  érudition  qui  est  la 
vraie  substance  de  la  félicité,  la  cause  efficiente  de  prudence,  utile 
à  une  maison,  à  une  ville,  à  une  nation,  à  tout  le  genre  humain  !  » 
—  Aimez  les  lettres,  nous  disait-il,  aimez-les  pour  elles-mêmes, 
snns  souci  de  l'avantage  et  de  la  gloire  !  aimez-les  d'un  zèle  infa- 
tigable et  d'une  passion  généreuse,  et,  par  votre  zèle  et  par  vos 
respects,  honorez  la  langue  que  parlaient  vos  pères,  défendez  la 
langue  que  parleront  vos  enfants. 

«  Telle  est  ma  façon  de  penser,  disait  Socraîe  :  si  je  vois  un 
jeune  homme  s'adonner  à  la  philosophie  (qui  est  l'ensemble  et  le 
résumé  de  tout  ce  que  l'honnête  homme  doit  savoir),  j'en  suis 
charmé,  cela  me  semble  à  sa  place,  et  je  juge  que  ce  jeune  homme 
a  de  la  noblesse  dans  les  sentiments.  Au  contraire,  s'il  obéit  aux 
ambitions  vulgaires,  je  me  dis  en  moi-même  :  Voilà  une  âme 
incapable  d'aucune  action  belle  et  généreuse  !  » 

Oh!  les  nobles  paroles  pleines  d'encouragement,  de  consolation, 
d'espérance,  et  qu'il  faudrait  écrire  en  lettres  d'or! 


PORTRAITS 


CARACTÈRES  CONTEMPORAINS 


HISTOIRE 


D'UNE    FAMILLE    BOURGEOISE 


L'auteur  de  Y  Histoire  des  Français  des  divers  états,  M.  Amans- 
Alexis  Monteil,  est  mort  Tan  passé  (1850)  dans  une  humble  maison 
d' un  petit  village  de  la  forêt de  Fontainebleau  nommé  Cély;  il  est  mort 
à  la  façon  d'un  philosophe  et  d'un  sage,  sans  une  plainte,  sans  un 
regret.  Dans  les  fragments  qu'il  a  laissés  après  lui,  débris  précieux 
d'une  pensée  infatigable  et  que  rien  n'a  pu  lasser,  nous  avons 
retrouvé  plusieurs  chapitres  d'une  autobiographie  abandonnée  et 
reprise,  et  enfin  brusquement  interrompue.  11  est  fâcheux  que  ces 
mémoires,  d'un  ton  si  calme  et  d'une  résignation  si  charmante, 
n'aient  pas  été  achevés  :  ils  seraient  aujourd'hui  un  des  meilleurs 
litres  de  M   Monteil. 


124       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Comme  j'é.'ais  un  peu  le  confident  de  M.  Monteil  et  le  déposi- 
taire des  projets  de  son  arrière-saison,  je  me  suis  fait  un  devoir 
de  recueillir  ces  derniers  témoignages  de  cette  vie,  unique  peut- 
être  dans  le  monde  turbulent,  hâbleur  et  peu  véridique  des  belles- 
lettres  françaises.  Il  était  si  complètement  un  bonhomme  malin, 
spirituel  et  sincère  ;  il  avait  si  peu  vécu  avec  ses  semblables  et  ses 
pareils;  il  avait  prolongé  par  tant  de  pénibles  travaux,  à  travers 
tant  de  poussières  que  jetaient  sous  ses  pas  les  siècles  écoulés, 
une  jeunesse  inaltérable  ;  il  avait  si  bien  mis  à  profit  la  pauvreté, 
le  chagrin,  l'isolement,  la  solitude  et  la  vieillesse  enfin,  quand  elle 
vint  tout  d'un  coup  le  surprendre  au  terme  de  ses  travaux  et  de 
ses  jours,  qu'il  était  impossible,  en  dépit  de  mille  difficultés  de 
tous  genres,  de  résister  au  désir  de  mettre  en  œuvre  ces  derniers 
efforts  d'une  ardeur  qui  s'éteint.  J'ai  donc  tenté  d'écrire,  à  la  suile 
de  cet  aimable  et  paternel  vieillard ,  les  petits  événements  bour- 
geois qui  ont  signalé  d'une  façon  si  obscure  sa  propre  vie  et  celle 
de  ses  proches  auxquels  il  a  survécu.  De  cette  famille  nombreuse, 
il  était  resté  seul  ;  il  avait  perdu  même  sa  femme,  morte  en  pleine 
jeunesse  ;  il  avait  perdu  même  son  fils  unique,  son  compagnon,  sa 
fortune,  sa  providence  !  Ainsi,  les  pages  du  livre  destiné  à  raconter 
humblement,  chose  rare  aujourd'hui,  ces  existences  oubliées,  ces 
pages  remplies  des  plus  sévères,  des  plus  cachées  et  des  plus 
charmantes  tendresses,  elles  sont  écrites,  juste  ciel!  sur  la  pierre 
silencieuse  de  quelques  sépulcres  sans  nom. 

Pour  peu  que  vous  ayez  lu  les  livres  de  M.  Monteil,  vous  savez 
déjà  à  quel  point  il  aimait  l'ordre  et  la  règle  en  toutes  choses;  il 
lui  fallait,  à  chaque  pas,  une  trace;  à  chaque  mot,  une  preuve. 
Eh  bien,  il  a  fait  pour  lui-même  et  pour  les  siens  ce  qu'il  avait 
fait  pour  les  Français  des  divers  états  ;  il  a  été  vrai,  sincère,  com- 
plet, et,  afin  que  la  méthode  et  la  logique  fussent,  cette  fois  en- 
core ,  ses  compagnes  fidèles,  il  a  écrit  un  chapitre  à  part  pour  son 
père,  un  chapitre  à  part  pour  sa  mère;  en  un  mot,  autant  de 
chapitres  que  sa  famille  en  pouvait  contenir.  Ajoutez  que  ces 


HISTOIRE   D  UNE   FAMILLE   BOURGEOISE  125 

notes  sans  jactance  sont  écrites  en  marge  d'un  livre  imprimé  à 
Paris  (1599),  sous  ce  titre  :  Inventaire  de  l'histoire  journalière; 
de  sorte  que  la  famille  Monteil  est  traitée  à  peu  près  comme  si 
elle  était  tout  le  genre  humain.  «  Veux-tu  savoir  les  mœurs  d'une 
nation,  étudie  avec  soin  une  seule  famille.  »  Stifficit  una  (loin us  ! 
Ainsi  parle  Ju vénal.  Vous  verrez,  en  effet,  à  quel  point  ces  très- 
simples,  très-médiocres  et  très-vulgaires  événements  vous  rap- 
pelleront (pour  peu  que  vous  soyez  fils  de  bourgeois)  les  grands 
événements  de  votre  maison  paternelle  :  domestica  facla.  Qui  de 
nous,  à  certains  bruits,  à  certains  accents,  à  ces  sentences,  à  ces 
voix,  à  ces  paysages,  à  ces  cris,  à  ces  larmes,  à  ces  douces  joies, 
à  l'aspect  de  ces  vieux  meubles,  sous  ces  vieux  toits,  ne  s'est  pas 
rappelé  tout  à  coup  les  commencements,  les  premières  années, 
les  vastes  pensées  dans  ce  petit  horizon,  les  grandes  espérances 
dans  un  humble  enclos?  Histoire  cent  fois  racontée,  cent  fois 
nouvelle,  et  mille  fois  charmante!  Il  y  a  beaucoup  de  ce  charme 
des  souvenirs  vrais  et  des  émotions  honnêtes  dans  les  mémoires 
posthumes  de  M.  Monteil. 


La  maison  du  père.  —  Lcsconlcsilu  foyer.  —  La  messe  du  dimanche. 
—  Les  privilèges  et  immunités  d'un- conseiller  du  roi.  —  M.  Comboulas. 

—  La  fin  du  bon  vieux  temps. 


Pour  commencer,  le  voilà  qui  nous  présente  son  père,  M.  Jean 
Monteil,  et  nous  le  voyons  tout  d'abord  tel  qu'il  était,  un  peu 
homme  d'épée,  homme  de  loi  un  peu,  mi-parti  avocat  et  mi-parti 
agriculteur;  il  aimait  les  habits  parants;  il  portait,  les  jours  de 
fête,  une  veste  écarlate  à  galons  d'or;  il  cherchait  le.  bruit,  l'ap- 


1:26       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

parât,  l'être  et  le  paraître,  aurait  dit  le  baron  de  Funeste.  En 
rette  bonne  ville  de  Rhodez,  dans  ce  pays  moitié  Auvergne  et 
moitié  Rouergue  qui  fut  le  berceau  de  sa  famille,  M.  Jean  Monteil 
habitait  une  maison  de  bonne  bourgeoisie  ;  on  obéissait,  en  ce  lieu 
choisi,  aux  commandements  de  Dieu  et  aux  commandements  de 
son  Église;  on  y  disait  la  prière  en  commun,  chaque  matin  et 
chaque  soir;  le  travail,  l'économie  et  l'ordre  présidaient  aux 
destinées  de  l'humble  famille.  A  peu  de  chagrins  suffisent  de  mo- 
destes plaisirs;  le  jeu  même  avait  quelque  chose  de  sérieux,  et  les 
nouvelles  du  monde  extérieur,  on  les  savait  quelquefois,  par  les 
révélations  tardives  d'une  gazette,  à  six  semaines  de  date. 

•  La  vie  est  courte,  disait  Fénelon;  les  heures  sont  longues.  » 
Ces  longues  heures  étaient  bien  employées,  et,  si,  parfois,  aux 
jours  de  fête,  il  y  avait  dans  la  journée  un  moment  de  trop,  le  père 
de  famille  tenait  toujours  en  réserve  un  conte  à  rire  ;  par  exemple, 
le  conte  du  Braconnier,  »  II  chassait  ;  son  seigneur  le  rencontre. 
Le  braconnier  le  met  en  joue...  Et,  le  lendemain  ,  comme  le  sei- 
gneur se  plaignait  d'avoir  été  arrêté  par  ce  garnement  :  «  Vrai 

Dieu  !    i   dit  l'autre,   «  c'est  bien  vous  qui  vous  êtes  arrêté, 

monseigneur!  »  —  Autre  exemple.  ■  Un  cordelier  se  donnait  la 
discipline,  et  d'une  main  peu  diligente.  Le  frère  gardien,  qui  avait 
l'ceil  à  tout,  détache  au  bon  frère  un  grand  coup  de  sa  discipline 
à  cinq  branches.  «  Par  saint  François  !  »  s'écria  le  moine , 
«  voilà  un  coup  qui  n'est  pas  de  mon  cru  !.,.  i  C'étaient  là  les 
bons  contes  de  la  famille  Monteil.  Ils  n'en  avaient  pas  d'autres; 
ils  se  contentaient  de  ceux-là;  —  plus,  un  jeu  de  l'oie  en  hiver, 
un  jeu  de  boules  en  été.  Les  grands  passe-temps  inconnus  étaient 
remplacés  par  une  gaieté  inaltérable  ;  ce  qui  est  bien  quelque 
chose,  quand  on  songe  aux  tourments  de  la  mauvaise  humeur. 

Ah  !  disait  madame  de  Sévigné  à  son  ami  H.  d'Orves,  que  vous 
êtes  gai  !  que  vous  êtes  gaillard  !  que  vous  vous  portez  bien  dans 
ce  Boulay  !  que  vous  êtes  content  d'y  être,  et  que  vous  adoucirez 
bien  là  votre  sang  !  Vous  y  faites  passer  bien  plus  de  lait  qu'il  n'y 


HISTOIRE    D'UNE    FAMILLE    BOURGEOISE  l 'Il 

a  d'eau  dans  nos  fleuves  !  »  Heureuse  vie  en  fin  de  compte,  occupée 
à  des  riens  qui  représentent  volontiers  de  grosses  atï'aires  !  heu- 
reux état  de  ces  âmes  pacifiques  et  toutes  remplies  de  la  sécurité 
d'une  société  régulière,  sous  une  loi  facile,  dans  une  patrie 
honorée!  Il  y  avait  une  chanson  dont  le  refrain  plaisait  beaucoup 
aux  bonnes  gens  de  Rhodez  : 

Bergères, 
Toujours  légères, 
Toujours  bon  temps! 

Que  les  temps  sont  changés!  «  Nous  avons  du  feu,  pas  de  lait.  » 
C'est  encore  un  mot  de  madame  de  Sévigné. 

Il  y  a  beaucoup  de  ce  calme  et  de  cet  abandon  des  âmes  cor- 
rectes dans  le  récit  du  naïf  historien  se  racontant  sa  propre  en- 
fance. Il  se  rappelle  encore  les  moindres  détails  de  l'existence  de 
chaque  jour;  il  assiste  à  la  messe  le  dimanche;  il  se  voit  lui- 
même  marchant  à  la  suite  de  son  père,  qui  va,  le  premier,  suivi  de 
ses  garçons,  pendant  que  la  mère  arrive  ensuite,  ornée  de  ses  trois 
filles.  A  l'église,  chacun  avait  sa  place  réservée.  Au  milieu  de  leurs 
écoliers  agenouillés,  se  tenaient  les  frères  de  la  doctrine  chrétienne, 
à  l'autre  extrémité  de  l'église,  et  sur  des  bancs  à  dossier,  sous  les 
fleurs  de  lis,  la  fleur  du  printemps  et  de  la  royauté  de  la  France, 
se  tenaient  gravement  MM.  les  conseillers  au  présidial,  MM.  les 
officiers  des  eaux  et  forêts,  MM.  les  officiers  municipaux  en  lon- 
gues robes  rouges  bordées  de  noir.  Entre  ce  banc  vraiment  royal  et 
ces  frères  des  écoles,  sur  les  dalles,  se  tenait  le  populaire.  Si, 
d'aventure,  un  des  petits  Monteil  avait  oublié  ses  heures,  le  père, 
qui  était  assis  sur  les  hauts  sièges,  passait  son  livre  à  l'enfant  ou- 
blieux, et  le  livre,  recouvert  d'un  chamois  violet,  arrivait,  de  main 
en  main,  à  son  adresse. 

Nous  n'avons  pas  encore  dit  au  juste  la  profession  de  messin1 
Jean  Monteil.  C'est  une  des  lois  de  tout  écrivain  qui  veut  tenir  en 
éveil  son  lecteur,  de  garder  toujours  quelque  chose  en  réserve.  11 


128       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

était,  le  croirez-vous,  races  futures?  conseiller  du  roi  en  sa  qua- 
lité de  commissaire  aux  saisies  réelles,  c'est-à-dire  qu'il  était 
chargé  de  l'administration  des  biens  que  retenait  dame  Justice. 
Or,  cette  charge  importante  ne  valait  guère  moins  de  quarante 
mille  livres,  six  fois  le  prix  d'une  charge  de  conseiller  au  présidial. 
Eh  bien  (toute  grandeur  a  ses  peines),  ce  conseiller  du  roi  se  vit 
forcé  d'intenter  un  procès  à  MM.  les  conseillers  au  présidial,  qui 
l'empêchaient  de  s'asseoir  sur  le  banc  réservé  aux  magistrats  de 
la  cité.  L'affaire,  portée  au  parlement  de  la  province,  ne  dura  guère 
que  six  ans;  tous  les  grands  avocats  du  Rouergue  y  prirent  la 
parole,  et,  finalement,  Jean  Monteil  et  le  bon  droit  l'emportèrent 
haut  la  main.  Voilà  par  quelle  suite  de  dits  et  de  contredits  il  était 
parvenu  à  endosser  la  robe  rouge  et  noire.  Aux  processions,  il  se 
contentait  d'un  habit  écarlate,  et  son  privilège  lui  ouvrait  les  rangs 
des  frères  jacobins,  à  la  droite  même  du  frère  porte-croix.  Autre 
privilège  de  M.  le  conseiller  du  roi  :  il  avait  une  stalle  haute  chez 
nos  pères  les  chartreux;  on  l'encensait,  lui  et  monsieur  son  fils,  et 
pas  un  chartreux  n'eût  osé  se  permettre  la  distraction  de  ce  prêtre 
de  Cybèle  dont  parle  Biogène  Laërce  en  ses  livres.  «  Ce  prêtre  était 
si  distrait,  qu'il  mettait  souvent  l'encens  à  côté  de  l'encensoir.  » 
Je  connais  plus  d'un  critique  aussi  distrait  que  ce  maladroit  en- 
censeur. 

Outre  ces  honneurs  rares  et  signalés,  qui  suffisaient,  et  au  delà, 
à  ses  modestes  ambitions,  M.  Jean  Monteil  avait  conquis,  avait 
usurpé  un  certain  veto  qui  devait  gêner  quelque  peu  le  système  des 
armées  permanentes.  Il  faut  entendre  raconter  à  M.  Monteil  lui- 
même  la  série  et  l'histoire  de  ces  privilèges. 

«  Mon  père,  dit-il,  qui  était  l'ami  de  tant  de  gens,  n'avait  garde 
de  négliger  l'amitié  du  prévôt  chargé  du  tirage  de  la  milice.  Ce 
n'était  certes  pas  pour  faire  exempter  messieurs  ses  fils,  qu'il 
exemptait  en  effet  à  plusieurs  titres  :  1°  comme  officier  royal; 
2°  comme  avocat  ;  3°  il  les  exemptait  aussi  en  sa  qualité  de  sei- 
gneur de  fief.  En  revanche,  il  avait  besoin  d'aide  et  d'appui  pour 


HISTOIRE    DUNE    FAMILLE    BOURGEOISE  129 

faire  exempter  les  domestiques  de  ses  fermes,  et,  tous  les  deux  ou 
trois  ans,  il  fallait  qu'il  s'ingéniât  pour  sauver  de  la  milice  une 
couple  ou  deux  de  beaux  garçons  robustes  et  fleuris,  que  Dieu 
semblait  avoir  créés  et  mis  au  monde  tout  exprès  pour  le  service  du 
roi.  Or,  voici  comment  s'y  prenait  mon  père  en  ces  occasions  diffi- 
ciles :  «  M.  Comboulas,  »  disait-il  au  prévôt,  qui  assistait  avec  ses 
archers  au  tirage  de  la  milice,  «  d'après  les  ordonnances,  vous 
»  devez  me  passer  un  domestique.  —  J'en  conviens,  »  disait 
M.  Comboulas.  Aussitôt  paraissait  un  villageois  qui  était  bien  le 
domestique  de  mon  père,  mais  qui  était  aussi,  et  en  même  temps, 
garde-pré,  garde-chasse,  jardinier  et  laboureur.  Il  était  vêtu,  pour 
la  circonstance,  d'un  petit  habit  de  serge  verte,  orné  d'un  pardon 
de  laine  en  guise  de  livrée.  «  Celui-là  est  exempt,  »  disait  le  prévôt. 
«  M.  Comboulas,  »  reprenait  mon  père,  «  ma  ferme  est  de  neuf 
»  charrues;  vous  devez  me  passer  un  maître  valet!  —  Va  pour  le 
»  maître  valet,  »  disait  le  prévôt.  «  Monsieur  Comboulas,  je  suis 
»  seigneur  de  Saint-Géniez-aux-Erres  ;  j'ai  le  droit  de  nommer 
»  les  consuls  ;  or,  je  nomme  consuls  de  cette  année  vos  deux  con- 
»  scrits  Jacques ,  mon  premier  bouvier ,  et  Guillaume ,  mon  trâ- 
»  bouvier,  c'est-à-dire  mon  second  bouvier.  »  Et  Jacques  et  Guil- 
laume étaient  consuls  désignés  de  Saint-Géniez-aux-Erres,  village 
de  trois  maisons,  lesquelles  maisons  composaient  jadis  une  pa- 
roisse. «  Exempts!  »  disait  le  prévôt.  Aussitôt,  les  consuls  retour- 
naient à  leurs  charrues,  aussi  tranquilles,  pour  le  moins,  que  le 
consul  Régulus  lorsqu'il  s'en  va  passer  les  beaux  jours  à  sa  maison 
de  Tarente. 

»  Quant  aux  autres,  je  ne  sais  pas  tout  à  fait  comment  s'y 
prenait  mon  père  ;  il  trouvait  toujours  une  excuse,  un  motif,  une 
petite  réforme  par-ci,  une  petite  maladie  par-là.  Cependant,  il  en 
vint  un,  parmi  ces  miliciens,  qui  était  si  frais,  si  reposé,  si  ner- 
veux, si  gaillard  :  «  Ah!  pour  celui-là,  »  s'écria  le  prévôt,  «  il 
»   n'y  a  point  d'excuse;  au  moins,  en  voilà  un  que  je  garde.  Au 

i  hapeau,  mon  drôle!  au  chapeau!  —  Monsieur,  »  dit  mon  père, 

11. 


130       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

«  vous  pouvez  le  faire  partir,  mais  le  faire  marcher,  on  vous  eu 
»  défie.  —  Nous  verrons  bien,  »  dit  le  prévôt.  Et  il  interroge  le 
patient;  alors,  bonté  du  ciel!  voilà  ce  garçon  (il  était  un  peu 
bègue)  qui  se  met  à  baragouiner  un  jargon  inintelligible,  et  d'une 
façon  si  plaisante,  que  le  prévôt,  les  archers,  l'assistance  se  met- 
tent à  rire  comme  des  fous.  «  Exempt!  »  dit  encore  le  prévôt.  » 

La  bonne  histoire!  Et,  quinze  ans  plus  tard,  quand  il  fallait,  à 
chaque  année,  une  hécatombe  de  cent  mille  hommes,  quand  toute 
famille  était  en  deuil,  quand  tant  de  charrues,  faute  de  bras,  res- 
taient oisives,  quand  c'était  à  peine,  sur  mille  conscrits,  si  l'on 
disait  :  «  Exempt!  »  une  ou  deux  fois,  bien  souvent  ces  pacifi- 
ques Auvergnats  ont  dû  vous  regretter,  digne  monsieur  Com- 
boulas  ! 

Hélas!  ce  bonheur,  cette  prospérité,  cette  abondance  et  ces 
faciles  sommeils,  tous  ces  bonheurs  de  l'ancien  monde  allaient 
disparaître  au  milieu  des  tempêtes.  «  Le  14  juillet  1789,  une  plus 
grande  cloche  que  le  bourdon  de  la  cathédrale  se  fit  entendre  au 
fond  même  de  l'Auvergne  et  du  Rouergne,  et  ce  premier  coup  de 
tocsin  fit  plaisir  à  mon  père  ;  au  second  coup,  mon  père  eut  grand'- 
peur  !  »  Au  second  coup  de  cette  cloche  funèbre,  tout  se  brisa  ;  car, 
en  dépit  de  la  fable,  en  ces  tempêtes  sociales,  le  chêne  et  le  roseau 
eurent  le  même  sort.  D'abord,  on  fit  tête  à  l'orage,  et  bien  vite  il 
fallut  reconnaître  que  l'orage  était  le  plus  fort.  Plus  de  libertés, 
plus  de  charges,  plus  de  privilèges,  plus  d'honneurs,  plus  rien  de 
la  fortune  et  des  petites  distinctions  d'autrefois  ;  plus  de  galon  d'or 
au  chapeau ,  plus  de  livrée  au  valet ,  plus  de  fleur  de  lis  sur  les 
bancs  de  l'église,  et  bientôt  plus  de  banc,  et  bientôt  plus  d'église! 
Dans  ces  désastres  et  dans  ces  famines  mêlées  de  meurtre,  dans 
ces  cris  de  Ça  ira  et  de  Marseillaise  (nous  étions  loin  de  votre 
chanson,  Bergères!),  le  ci-devant  conseiller,  le  quasi-noble,  le 
magistrat,  seigneur  de  fiefs  et  le  père  de  famille,  Jean  Monteil,  qui 
passait  naguère,  la  tête  haute,  la  main  fièrement  posée  sur  sa 
canne  à  pomme  d'or,  à  travers  ce  peuple  qui  l'honorait,  saluant 


HISTOIRE   D  UNE    FAMILLE    BOURGEOISE  131 

chacun  et  salué  de  tous  chapeau  bas,  hélas!  à  peine  il  osait  se 
montrer;  il  n'était  plus  qu'un  aristocrate,  un  ci-devant,  un  suspect! 
Autour  de  lui  le  silence  et  la  solitude.  Chaque  jour  apportait  un 
meurtre,  une  spoliation,  et  cette  terre  volée  au  misérable  égorgé 
la  veille  rencontrait  aussitôt  un  acheteur.  Ces  Auvergnats  sont  les 
vrais  enfants  de  la  folle  enchère  ;  ils  achètent  aussi  volontiers  un 
vieux  château  qu'un  vieux  chaudron,  pour  peu  que  le  vieux  châ- 
teau ne  se  vende  pas  plus  cher.  Du  château  féodal,  ils  avaient  fait 
bien  vite  une  ferme,  de  la  chapelle  une  grange,  de  la  seigneurie  un 
bien  national.  Ainsi  furent  déchirés  aux  criées  publiques  les  beaux 
biens  delà  famille  des  Guiscards,  les  terres  nobles  du  Dauphiné 
d'Auvergne,  les  domaines  de  la  duché  d'Arpajon.  Maître  Jean  Mon- 
teil  suivait  d'un  regard  indigné  ces  jeux  sanglants  de  la  fortune 
insolente.  «  A  quoi  s'amuse  Jupiter?  s'écriait  un  philosophe.  Il 
s'amuse  en  ce  moment  à  exalter  les  choses  viles ,  à  abaisser  les 
choses  grandes!  »  Ainsi  pensait  l'indigné  Jean  Monteil  Dans  ces 
usurpations  par  force  majeure,  il  voyait  disparaître  tous  ses  amis- 
les  uns  après  les  autres.  Le  premier  qui  disparut  sous  le  couteau, 
son  ami  et  son  hôte,  M.  le  baron  d'Ussel,  était,  comme  Nemrod, 
un  grand  chasseur  devant  le  Seigneur.  Il  aimait  et  cultivait  la 
vie  avec  le  plus  grand  soin,  ce  digne  baron,  et  cependant  il  était 
très-économe ,  et  même  quelque  chose  au  delà.  C'était ,  par 
exemple,  un  de  ses  tics  :  chaque  dimanche,  à  peine  l'aumônier 
du  château  d'Ussel  avait-il  dit  le  dernier  mot  de  l'évangile,  aus- 
sitôt M.  le  baron  soufflait  la  chandelle  au  nez  de  l'aumônier.  Écla- 
tante leçon  d'économie!  en  profitait  qui  voulait;  le  digne  baron 
en  profitait  tout  le  premier. 

On  vous  épargne  ici  tous  les  meurtres  de  ces  époques  horribles! 
A  quoi  bon  revenir  sans  cesse  et  sans  fin  sur  toutes  ces  horreurs? 
«  J'écris  ces  choses  pour  moi-même ,  uniquement  pour  me  déli- 
vrer des  souvenirs  qui  m'obsèdent,  et  pour  me  consoler  par  le  récit 
de  mes  propres  misères,  qui  ne  sauraient  profiter  à  l'imprévoyance 
de  l'époque  où  nous  vivons.  »  Non  ut  sœculo  meo  prosit  cujuê 


13:2       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

desperaia  miser  ia  est!  Ainsi  parle  un  poëte  de  la  renaissance; 
il  a  raison,  la  honte  et  les  douleurs  du  passé  sont  perdues  pour 
l'avenir.  Si  jeunesse  savait,  si  vieillesse  pouvait!  dit  le  pro- 
verbe; il  est  de  fait  que  c'est  un  des  privilèges  des  jeunes 
gens,  —  l'imprévoyance,  —  et  c'est  le  dernier  repos  des  vieil- 
lards, —  l'impuissance.  On  nous  a  bercés  de  ces  histoires;  les 
contes  de  l'ogre  ont  été  remplacés,  pour  nos  enfants,  par  ces 
contes  de  la  terreur  ;  la  fée  à  la  baguette  d'or  a  cédé  la  place  à  ces 
décrets  sanglants  de  la  Providence,  épouvantée  elle-même  de  ses 
forfaits...  Et  maintenant  à  quoi  nous  ont  servi  ces  drames  terri- 
bles dont  notre  mère  elle-même  avait  été  le  témoin  oculaire,  et 
quels  utiles  enseignements  nous  ont  apportés  ces  échafauds  rougis 
du  sang  de  nos  aïeux?  Que  nous  ont  appris  ces  clubs,  ces  antres, 
ces  cavernes,  ces  motions,  ces  tambours,  ces  conspirations,  ces 
accusations,  ces  délations,  ces  mensonges,  les  circonstances  et  les 
récits  des  meurtres  de  Paris,  les  fureurs  de  la  Convention,  ses 
héros  et  ses  doctrines,  cette  monarchie  égorgée  à  outrance,  ces 
gémissements,  ces  malédictions,  tant  de  larmes  versées,  tant  de 
sang  répandu  dont  la  vapeur  obscurcit  le  ciel  irrité,  toutes  les  tra- 
gédies et  tous  les  drames  contenus  dans  un  seul  et  même  drame, 
précipitant  dans  un  sombre  désespoir  ces  âmes  jusque-là  inno- 
centes et  paisibles?  Il  me  semble  que  c'est  Platon  lui-même  qui 
parle  quelque  part  de  ces  tristesses,  armées  d'un  grand  clou  très- 
fort  et  très-pointu,  qu'elles  enfoncent  dans  le  corps  et  dans  l'âme 
des  hommes,  afin  que  l'âme  ait  la  même  opinion  que  le  corps.  — 
Justement, l'infortuné  Jean  Monteil  se  sentait  percé  de  ces  pointes 
aiguës,  et  il  ne  songeait  pas  à  se  défendre.  Ces  lâches  époques  sont 
châtiées  par  leur  lâcheté  même  :  elles  suffiraient  à  déshonorer  les 
plus  beaux  caractères  ;  elles  brisent  les  oppositions  les  plus  géné- 
reuses; elles  vous  tiennent  incessamment  dans  l'état  où  vous  plon- 
gerait un  mauvais  rêve  sorti  de  l'abîme;  elles  réduisent  à  néant 
les  trois  genres  de  justice  qui  ne  font  qu'une  seule  et  même  jus- 
ticc  :  elles  refusent  à  Dieu  ce  qui  lui  revient  dans  nos  respects, 


HISTOIRE   D'UNE   FAMILLE   BOURGEOISE  433 

aux  hommes  ce  que  leur  doivent  nos  sympathies,  aux  morts  elles 
refusent  un  tombeau! 

Ainsi,  cet  homme,  qui  était  brave,  intelligent,  bien  né,  et  qui 
avait  autour  de  lui  tant  de  choses  à  défendre,  il  ne  songeait  même 
pas  à  s'enfuir.  Il  avait  élevé,  dans  les  temps  propices,  deux  jeunes 
gens  dont  il  avait  fait  deux  secrétaires  :  Jérôme  Dclpcch  et  Jules 
Baulèze,  le  fils  d'une  ravaudeuse,  et  ses  deux  secrétaires  étaient 
passés  dans  les  bureaux  des  districts.  Là,  ils  furent  témoins  de  bien 
des  crimes  ;  de  temps  à  autre,  ils  disaient  tout  bas  à  leur  ancien 
maître  :  «  Prenez  garde  !  hâtez-vous!  fuyez  !...  »  Jean  Monteil  ne 
voulait  rien  entendre.  Un  jour,  il  apprit  que  le  fils  de  la  ravaudeuse 
était  accusé  comme  aristocrate  ;  un  autre  jour,  il  vit  mourir  Jérôme 
Delpech,  emporté  par  le  typhus  des  prisons.  Un  jour,  enfin,  on  vint 
le  prendre  en  sa  maison  ;  il  traversa,  sans  rencontrer  un  geste  de 
sympathie,  un  regard  de  pitié,  ces  rues  désertes,  où  les  chiens 
même  n'osaient  plus  aboyer.  Il  était  perdu,  cette  fois;  il  apparte- 
nait au  bourreau  !  Dans  cette  église  des  Cordelicrs,  où  naguère  il 
chantait  les  vêpres  du  haut  de  sa  stalle  en  bois  de  chêne,  il  ren- 
contra deux  vieilles  femmes  agenouillées  sur  les  débris  de  l'autel, 
la  Baulèze  et  une  bonne  vieille  qui  vendait  des  oublies  aux  enfants! 
La  ravaudeuse  avait  été  jetée  en  cette  prison,  en  sa  qualité  de 
mère  d'aristocrate,  de  l'aristocrate  Baulèze!  La  marchande  d'ou- 
bliés chantait  le  Veni  Creator!  —  La  chute  de  Robespierre  sauva 
Jean  Monteil,  et  tant  d'autres  !  Il  sortit  de  sa  prison,  il  en  sortit 
ruiné  ou  peu  s'en  faut.  En  retrouvant  un  peu  de  liberté,  il  retrouva 
le  courage;  il  vendit  sa  maison,  il  prit  congé  delà  ville,  il  se  retira 
dans  les  champs,  emportant  ses  enfants,  ses  livres,  son  christ 
d'ivoire,  sa  tapisserie  en  toile,  peinte,  au  prix  de  trois  francs  l'aune, 
par  quelque  Terburg  vagabond  qui  avait  jeté  sur  ces  tentures  rus- 
tiques, dans  un  pêle-mêle  harmonieux,  les  fruits  et  les  fleurs  de 
son  caprice  au  milieu  des  neiges  et  du  soleil  de  sa  création.  Dans 
cette  maison  des  champs  s'arrangea  et  se  blottit  l'humble  famille  ; 
on  vécut  de  rien,  on  vécut  de  peu  ;  on  attendit  patiemment  des 


i'âi  PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 


jours  meilleurs.  Or,  voici  comment  s'aperçut  Jean  Monteil  que 
l'ordre  revenait  peu  à  peu.  Son  fils  aîné  était  un  des  employés  de 
la  ville,  et,  quand  le  jeune  homme  avait  à  voyager,  on  lui  requé- 
rait un  cheval  :  on  vivait  alors  en  pleine  réquisition.  Tant  que  la 
terreur  fut  à  Tordre  du  jour,  la  réquisition  requérait  les  plus  beaux 
chevaux  de  la  contrée  ;  peu  à  peu  le  requérant  n'obtint  que  les 
mauvais,  et,  bientôt  après,  il  fallut  se  contenter  des  plus  rétifs. 
■  Ah!  disait  Jean  Monteil,  Dieu  soit  loué!  il  me  semble,  monsieur 
mon  fils,  que  votre  municipalité  ne  fait  plus  peur  à  personne...  i 
Un  jour,  enfin,  le  jeune  homme  vint...  à  pied,  i  Bon  !  dit  le  père 
en  riant  de  toutes  ses  forces,  voilà  la  réquisition  à  vau-l'eau  !  » 

Tel  était  le  chef  de  cette  famille  abandonnée  à  ses  bons  instincts, 
depuis  que  la  mère  était  morte,  au  commencement  des  années 
sombres,  emportant  avec  elle  la  vraie  et  sincère  fortune  de  tous 
ces  êtres  de  sa  tendresse,  que  le  bon  Dieu  lui  avait  confiés  ! 


II 


Les  .Maffelies  el  les  Bandinelli.  —  Dame  et  demoiselle.  —  Les  grands 
événements  de  la  vie  de  Marie  Muzel.  —  La  ménagerie  bourgeoise.  —  L'n 
déjeuner  manqué.  —  Le  mitron.  —   La   vendange.  —    L'ange  gardien 

envolé. 


«  Elle  mourut,  dit  M.  Monteil  en  parlant  de  sa  mère  (et  ce  voile 
funèbre  ne  gâte  rien  à  l'énergie,  à  la  beauté  de  cette  douce  image), 
elle  mourut  environnée  de  tous  ceux  qu'elle  aimait,  dans  une  mai- 
son à  elle,  que  ses  aïeux  habitaient  depuis  tantôt  deux  ou  trois 
cents  ans!  »  Vous  l'entendez!  il  parle  de  deux  ou  trois  siècle>, 
comme  nous  parlerions  d'une  vingtaine  d'années  :  cent  ans  de  plus, 
cent  ans  de  moins,  bagatelle!  —  Il  se  souvient  seulement  qu'il  y 
avait  en  ce  temps-là,  dans  sa  calme  et  heureuse  province,  un  cer- 
tain nombre  de  ces  maisons  roturières  qui  étaient  aussi  vieilles 


HISTOIRE   DUNE   FAMILLE    BOURGEOISE  135 

que  la  cilé,  tant  le  sol  était  solide  et  fort  sur  lequel  ces  maisons 
élaient  bâties.  Les  révolutions,  les  changements,  les  batailles, 
les  guerres,  l'immense  absorption  que  fait  Paris,  cette  pompe  as- 
pirante et  foulante ,  de  toutes  les  forces  et  de  toutes  les  intelli- 
gences de  la  province ,  le  hasard  enfin ,  ce  dieu  nouveau  ,  ont 
cruellement  dérangé  la  stabilité  de  ces  générations  bourgeoises, 
qui  avaient  pour  devise  ce  mot  du  droit  romain  :  Qui  tenct — tenet  ! 
«  Celui-là  tient  bien  qui  tient  une  fois.  »  Aujourd'hui,  il  n'y  a  plus 
que  la  feuille  qui  tienne  à  l'arbre  un  instant. 

Trois  cents  ans  !  c'était  pourtant  le  compte  exact  de  cette  de- 
moiselle Monteil,  une  des  plus  humbles  filles  de  la  cité,  bien  que 
son  mari  lui  rappelât  de  temps  à  autre,  qu'elle  tenait  par  son  père 
aux  Bandinelli  d'Italie,  et  par  sa  mère  à  très-haut  et  très-puissant 
seigneur  Jacques  de  Maffettes ,  dont  l'écusson  se  voyait  encore  à 
demi  effacé  sur  la  muraille,  et  dont  l'argenterie  était  chargée  d'ar- 
moiries! «  Bon  !  répondait  la  dame,  ils  sont  bien  loin,  ces  Bandi- 
nelli, ces  Florentins,  et  c'étaient,  ce  me  semble,  en  leur  temps, 
d'assez  médiocres  sujets.  Quanta  M.  de  Maffettes,  il  avait  fait 
graver,  j'en  conviens,  ses  armes  sur  notre  maison,  et  sur  sa  vais- 
selle plate  ou  montée;  il  est  fâcheux  que  la  cour  des  aydes  ait 
gratté  les  armes  et  brisé  l'argenterie  des  Maffettes  comme  rotu- 
rière. »  Elle  avait  donc  une  très-bonne  âme  et  peu  orgueilleuse, 
cette  jeune  femme  Monteil;  elle  ne  songeait  qu'à  son  père,  le  petit 
marchand  de  drap,  et  non  plus  aux  Maffettes  qu'aux  Bandinelli. 
Ces  Bandinelli,  je  les  regrette,  ils  m'auraient  servi  à  enfler  ces 
mémoires.  Florence  n'a  pas  oublié  ce  digne  élève  de  Michel-Ange, 
Baccio  le  sculpteur,  cher  à  Léon  X,  protégé  du  grand  Doria,  et  ce 
Bandinelli  eût  été  une  belle  alliance  pour  les  Monteil,  un  vaste  sujet 
de  déclamations,  pour  moi,  leur  historien.  Comme  aussi  je  me 
serais  fort  bien  arrangé  d'une  certaine  parenté  avec  cette  illustre 
famille  des  Sévigné-Monteil,  qui  tenait  aux  Castellane  de  Provence, 
une  des  plus  grandes  maisons  de  l'Europe.  Il  y  a,  Dieu  merci,  en- 
core de  ces  Sévigné-Monteil  dans  le  Midi;  un  de  ces  Monteil  disait 


136  PORTRAITS   ET   CARACTERES   CONTEMPORAINS 

un  jour  à  fauteur  de  Y  Histoire  des  Français  :  i  Je  veux  vous  faire 
un  procès,  à  ces  fins  de  vous  faire  ouïr  que  vous  n'avez  pas  le  droit 
de  vous  appeler  Monteil  ;  je  perdrai  ma  cause,  et  vous  serez  notre 
cousin'.  »  Certes,  il  faut  reconnaître  au  fond  de  cette  plaisanterie 
une  certaine  ambition  honorable  pour  tout  le  monde;  la  droiture 
et  le  bon  sens  de  M.  Alexis  Monteil  le  préservèrent  de  la  tentation. 
11  se  rappela  le  haut  et  puissant  seigneur  de  Manettes  et  son  ar- 
genterie brisée,  et  il  déclina  l'honneur  de  l'honorable  procès  qu'on 
voulait  lui  intenter.  Il  racontait  très-bien  cette  anecdote,  ajoutant 
cependant  que  sa  mère  était  devenue  une  dame  deux  ou  trois  ans 
après  avoir  mis  au  monde  son  troisième  fils ,  fils  de  M.  Monteil, 
avocat,  et  de  mademoiselle  Monteil,  son  épouse,  disait  le  registre. 
Être  une  dame,  autrefois,  et  surtout  à  Rliodez,  cela  avait  un  sens 
très-net  et  très-précis.  «  La  femme  d'un  riche  marchand ,  d'un 
notaire,  d'un  médecin,  d'un  avocat,  était  mademoiselle!  et  la  na- 
tion des  artisans,  pour  rien  au  monde,  ne  l'eût  appelée  madame  ; 
il  n'y  avait  que  les  femmes  des  nobles  et  des  conseillers  au  prési- 
dial  qui  eussent  le  droit  de  prendre  le  titre  de  dame  !  Aussitôt  que 
mon  père  fut  conseiller  du  roi,  ma  mère  fut  dame,  au  vif  conten- 
tement de  mon  père,  qui  tenait  en  grand  honneur  les  moindres 
distinctions.  » 

Pour  compter  déjà  deux  ou  trois  cents  ans  d'existence,  cette 
maison  de  la  rue  Neuve,  à  Rhodez,  n'en  était  pas  plus  gaie  et  plus 
claire;  elle  était  bâtie  en  grès  noirâtre,  et  les  croisées  en  croix  de 
pierre  rappelaient  le  temps  de  la  Ligue,  et  même  le  temps  du  bon 
roi  Louis  XII.  Plus  tard ,  on  fit  la  dépense  utile  d'ouvrir  tout  à 
fait  les  fenêtres,  et  on  les  dégagea  de  la  croix  qui  obstruait  le  jour. 
Dans  ces  murs,  la  mère  de  famille  était  née  ;  elle  y  a  passé  son 
enfance,  sa  jeunesse,  son  cage  mûr;  elle  y  est  morte.  Enfant,  elle 
avait  eu  deux  aventures  dans  cette  maison.  Une  fois,  elle  était 
montée  sur  l'appui  de  la  boutique  de  son  père  au  moment  où  pas- 
sait en  voiture  M.  de  Tourouvre,  évêque  de  Rhodez  ;  elle  fit  même 
au  prélat  une  si  belle  révérence,  qu'il  lui  dit  avec  un  beau  geste  : 


HISTOIRE    D  UNE    FAMILLE    BOURGEOISE  1:S7 

«  Bonjour,  petite!  »  — Autre  aventure  :  dix  ans  plus  tard  (elle  était 
encore  toute  jeunette  ,  mais  on  l'appelait  déjà  la  belle  Marie),  le 
ruisseau  de  la  rue  avait  subitement  grossi,  comme  la  belle  Marie 
revenait  de  l'église  ;  elle  hésitait  à  franchir  Tonde  noire,  lorsque 
M.  le  juge-mage,  en  grande  tenue,  prit  la  belle  enfant,  sous  les 
deux  bras  et  la  porta  de  l'autre  côté  de  l'eau.  Il  ne  faudrait  pas 
croire  cependant  que  mademoiselle  Marie  ait  fait  parler  d'elle  à 
outrance.  Elle  était  si  réservée  et  si  modeste,  en  dépit  de  ces  deux 
triomphes,  qui  auraient  fait  tourner  la  tête  à  toute  autre  fille,  que 
jamais  on  ne  put  lui  persuader  de  venir  danser  aux  violons  dans 
le  beau  salon  du  père  de  Jean  Monteil.  Et  pourtant,  ce  Jean  Mon- 
teil n'avait  guère  alors  que  vingt-trois,  vingt-quatre  ans  ;  il  était 
la  coqueluche  des  beautés  de  la  ville ,  et  pas  une  mère  qui  ne  le 
couchât  en  joue  pour  sa  fille!  En  vain  le  père  de  Jean  Monleil  in- 
vitait Marie  avec  sa  mère,  il  lui  disait  que  madame  une  telle  y  se- 
rait, et  madame  une  telle,  et  qu'on  entendrait,  sur  sa  vielle,  Ternot 
le  ménestrel,  Ternot  de  Longoustovi!  Marie  Mazel  n'écoutait  rien 
de  cette  oreille-là  ;  ce  que  voyant,  et  qu'elle  était  la  plus  sage 
comme  la  plus  belle  de  toutes  les  filles  à  marier,  Jean  Monteil,  qui 
pouvait  prétendre  à  des  filles  plus  riches,  et  d'un  rang  plus  élevé, 
se  décida  à  demander  en  mariage  l'ingénue  et  belle  Marie  Mazel. 

Ainsi,  la  voilà  mariée....  On  la  voyait  peu,  tant  qu'elle  fut  une 
jeune  fille;  à  peine  mariée,  on  ne  la  vit  plus.  La  seule  et  unique 
fois  qu'elle  parut  en  publie,  ce  fut  un  matin,  dans  un  château  voi- 
sin, où,  d'une  voix  douce  et  fraîche  comme  son  visage,  elle  chanta 
l'aubade  à  la  porte  nuptiale  d'une  nouvelle  mariée,  et,  depuis  ce 
jour  de  grande  exception,  on  ne  l'entendit  plus  chanter  qu'au  ber- 
ceau de  ses  enfants.  Elle  n'a  reçu  qu'une  visite,  elle  n'a  fait  qu'une 
visite,  une  seule  en  toute  sa  vie,  et  ce  furent  encore  deux  grands 
événements  qui  vinrent  compléter  les  deux  grands  événements  de 
son  enfance  et  de  sa  jeunesse.  Il  arriva  donc  que  le  nouveau  gou- 
verneur de  Rhodez,  étant  en  train  de  faire  ses  visites  de  bon  avè- 
nement aux  principaux  de  la  ville,  se  fit  annoncer  chez  madame 

1-2 


433       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Monteil.  La  dame  était  dans  sa  cuisine;  c'était  autrefois  la  pièce 
habitée  de   la   maison.  La  servante  du  logis,  voyant  ce  grand 
seigneur  qui  demandait  madame,  le  fit  entrer  dans  l'endroit  où 
madame  se  tenait  de  préférence,  et  ce  fut  à  grand'peine  si  mon- 
seigneur trouva  une  chaise  où  s'asseoir.  Vous  jugez  de  l'embarras, 
et  si  la  maîtresse  de  céans  fut  mal  à  Taise  jusqu'au  moment  où 
son  mari,  entendant  ce  remue-ménage,  vint  à  son  secours.  Au 
contraire ,  0  misère  !  il  fallut  une  autre  fois  que  ce  fût  madame 
Monteil  qui  fît  une  visite  à  la  princesse  de  Rosbac.  La  princesse 
de  Rosbac  !...  En  vain  la  pauvre  femme  prie  et  supplie,  il  faut 
obéir.  Donc,  elle  se  fait  belle,  elle  prend  ses  jupes,  son  visage  des 
dimanches;  elle  arrive  enfin,  émue  et  tremblante,  et  la  princesse 
la  fait  asseoir  à  ses  côtés ,  l'encourageant  à  parler  avec  mille 
bonnes  grâces.  Vains  efforts!  l'humble  bourgeoise  ne  sut  que  dire 
à  cette  grande  dame,  et  elle  rentra  dans  sa  maison,  délivrée  enfin 
de  sa  quatrième  et  dernière  aventure.  Ici ,  en  effet,  s'arrêtent  les 
grands  événements  qui  devaient  signaler  ces  heureuses  et  paisibles 
journées.  Après  cette  visite  à  la  princesse  de  Rosbac,  la  jeune 
femme  se  dit  à  elle-même   qu'elle  avait  définitivement  obéi  à 
toutes  les  exigences  du  monde,  et,  désormais  tout  entière  à  ses 
devoirs  de  mère  de  famille,  elle  resta  cachée ,  obscure,  timide, 
humble;  on  ne  la  vit  plus  jamais  au  dehors,  sinon  pour  aller  à 
l'église;  à  peine  on  l'entendait  à  l'intérieur  de  ses  domaines,  et 
pourtant  elle  était  la  maîtresse  absolue  dans  son  gouvernement. 
Ce  qu'elle  disait  était  un  ordre  ,  ce  qu'elle  faisait  était  bien  fait  ; 
elle  réglait  toutes  choses ,  elle  entrait  dans  les  moindres  détail?  ; 
la  première,  elle  était  debout  le  matin;  la  nuit  venue,  et  quand 
tout  dormait  autour  d'elle,  elle  se  couchait  enfin.  Un  quart  d'heure 
avant  que  la  cloche  du  collège  appelât  ses  enfants  dans  leur  classe, 
elle  faisait  déjeuner  son  petit  monde  :  des  fruits  en  été,  de  la  ga- 
lette en  hiver,  du  pain  de  fleur  de  seigle  en  tout  temps;  ajoutez  à 
ce  déjeuner  frugal  un  doigt  de  vin,  et  tout  était  dit.  Elle  déjeunait 
de  la  même  faron  ,  tout  en  rangeant  autour  d'elle,  ou  bien  elle 


HISTOIRE    D  UNE    FAMILLE    BOURGEOISE  J3Ï) 

lisait  le  thème  et  la  version  de  la  veille;  si  elle  ne  comprenait  p;is 
le  français  de  la  version,  elle  disait  qu'elle  était  mauvaise  à  coup 
sûr;  si  elle  comprenait  le  latin  du  thème,  elle  disait  qu'il  n'était 
pas  bon  certainement.  Les  enfants  partis,  elle  rentrait  un  instant 
dans  sa  chambre  ,  parquetée,  boisée,  plafonnée  et  tapissée  d'une 
tenture  de  feltrine,  et,  sa  toilette  faite,  elle  descendait  à  sa  chère 
cuisine,  où  elle  passait  sa  vie  à  coudre,  à  acheter  et  à  vendre,  à 
raccommoder  les  hardes  de  ses  garnements.  A  peine  une  fois  l'an, 
elle  habitait  un  vaste  salon  qui  était  froid,  humide  et  garni  de 
fauteuils  enfouis  dans  leur  immuable  fourreau  de  toile  bleue.  On 
dînait  dans  la  cuisine;  il  y  faisait  chaud  en  hiver,  frais  en  été; 
elle  était  gaie  en  toute  saison  ;  la  table  y  était  toute  dressée,  une 
table  en  noyer,  portée  sur  un  lourd  ployant,  et  l'on  peut  dire  qu'à 
chaque  repas  les  dix-huit  jambes  de  la  famille  avaient  grand' 
peine  à  se  combiner,  à  s'arranger  à  leur  belle  aise.  Le  dîner  même 
ressemblait  à  l'accomplissement  d'un  devoir  dans  cette  maison 
correcte  et  chrétienne.  Le  Benedicite  et  les  Grâces  suivaient  et 
précédaient  chaque  repas  ;  on  dînait  à  onze  heures,  on  soupait  à 
six  heures;  la  table  était  servie  en  linge  gris,  en  faïence  brune; 
ici  les  couverts  d'argent,  plus  bas  les  couverts  d'étain;  le  père 
était  assis  du  côté  du  feu  entre  ses  deux  fils  aînés,  la  mère  entre 
les  deux  plus  jeunes  enfants;  c'était  elle  qui  coupait,  tranchait, 
et  servait  chacun  d'après  son  rang,  en  qualité  et  en  quantité; 
«  ni  trop  ni  trop  peu,  »  c'était  sa  maxime,  et  ces  repas,  si  simples 
et  si  bien  réglés ,  rappelaient  chaque  jour  cette  définition  de  la 
table,  lorsque  le  bon  Plufarque  appelle  la  table,  «  une  société  qui, 
par  le  commerce  du  plaisir  et  par  l'entremise  des  grâces,  se  change 
en  amitié  et  en  concorde.  »  Athénée  appelait  cette  table  du  père 
de  famille  d'un  mot  grec  qui  veut  dire  charité  et  bienveillance  tout 
ensemble.  «  11  me  semble,  dit-il,  que  la  même  nourriture,  pro- 
duisant les  mêmes  qualités  dans  le  sang  et  dans  les  esprits,  pro- 
duise la  même  sympathie  entre  les  convives  et  qu'ils  deviennent 
un  même  corps,  une  même  âme.  » 


140  PORTRAITS   ET   CARACTERES   CONTEMPORAINS 

On  raconte  aussi  qu'un  général  athénien,  à  table  avec  ses  en- 
fants, leur  disait  souvent  qu'un  repas  sage  et  bien  entendu  était 
un  conciliabule  des  dieux  propices.  —  Mensœ  deos  adesse,  disait 
Ovide  en  ses  heureuses  chansons. 

Le  souvenir  du  double  repas  qu'il  faisait  enfant  chez  son  père 
et  sa  mère,  est  resté  d'autant  plus  dans  la  reconnaissance  de 
M.  Monteil,  qu'il  est  peut-être  l'homme  de  France,  et  à  coup  sûr 
l'écrivain  de  tous  les  temps  qui  ait  mené  la  vie  la  plus  sobre,  et 
qui  se  soit  abstenu  plus  entièrement  de  toute  superfluité  dans  le 
boire  et  le  manger.  Il  vivait  de  rien;  il  mangeait  seul;  il  ne  s'est 
pas  assis  deux  fois,  que  je  sache,  à  la  table  d'un  ami.  En  vain  on  le 
priait,  on  le  suppliait  ;  en  vain  les  femmes  les  plus  charmantes  lui 
disaient  d'une  voix  tendre  :  ■  Soyez  des  nôtres  !  »  il  s'en  allait,  et 
dînait  à  sa  guise,  en  marchant,  d'un  petit  pain!  Ah!  le  féroce! 
Après  trente  ans  de  séparation,  il  rencontre  un  jour,  sur  le  boule- 
vard de  la  Bastille,  un  sien  ami,  un  philosophe  de  son  espèce,  un 
stoïque.  Ils  se  jettent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  et,  quand  ils  se 
sont  embrassés  tout  à  leur  aise  :  ■  Ah  çà  !  dit  M.  Monteil,  tu  déjeu- 
neras dimanche  à  Passy,  chez  moi,  avec  moi?  »  L'autre  accepte. 
i  Mais,  dit  Monteil,  ne  viens  pas  avant  neuf  heures  et  demie, 
entends-tu? — C'est  convenu.  »  Les  deux  amis  se  séparent,  et,  le 
dimanche  suivant,  l'ami  retrouvé  s'en  va  d'un  pied  léger  à  Passy. 
11  monte  (en  ce  temps-là,  M.  Delessert,  cet  homme  excellent,  qui 
a  laissé  sur  ces  collines  heureuses  tant  de  bons  et  charmants  sou- 
venirs, n'avait  pas  aplani  la  vallée,  abaissé  la  montagne,  et  la 
montagne  était  rude  à  franchira  ;  il  monte,  il  grimpe  ;  il  arrive  chez 
son  ami  Monteil  ;  et  il  était  neuf  heures  et  quelques  minutes  seu- 
lement. Porte  close  !  En  vain  il  frappe,  il  frappe  à  la  porte  de  sou 
ami,  rien  ne  bouge!  A  la  fin,  notre  affamé  découvre,  au  coin  du 
palier,  un  pot  de  grès  qui  pouvait  bien  contenir  pour  quatre  sous 
de  lait,  et,  sur  ce  pot,  deux  petits  pains  d'un  sou  chacun.  «Bon  !  • 
dit-il.  Il  boit  la  moitié  du  lait;  c'était  son  droit;  il  emporte  un  des 
deux  pains  de  la  fournée,  et,  sur  la  porte  fermée,  il  écrit  à  la  craie  : 


HISTOIRE    D'UNE    FAMILLE    BOURGEOISE  141 

«  Ami  Monteil,  ne  vous  dérangez  pas,  j'ai  déjeuné!  »  Sur  Pentre- 
faite  sonne  l'heure  et  sa  fraction.  La  porte  s'ouvre,  et  M.  Monteil, 
lisant  l'inscription  de  son  ami  :  «  Le  malheureux  !  dit-il,  il  ne  saura 
jamais  ce  qu'il  a  perdu  !...  »  Il  conscnait,  pour  cette  fête  inter- 
rompue, un  pot  de  cerises  confites  par  sa  femme,  il  y  avait  dix  ans, 
sous  le  consulat  de  Plancus. 

Pensez  donc  alors  s'il  se  rappelait  avec  délices  les  gais  et  faciles 
repas  de  son  enfance,  quand,  le  père  ayant  salué  la  mère  de  famille, 
qui  lui  rendait  gravement  son  salut,  chacun  prenait  sa  part  de  ces 
festins  de  l'âge  d'argent,  en  compagnie  de  ces  cœurs  de  l'âge  d'or. 
Quant  à  la  carte  de  ces  festins,  elle  était  peu  variée,  et  telle  était 
la  loi  de  ces  tables  frugales,  que  le  même  plat  revenait  invariable- 
ment chaque  année,  à  la  même  heure  et  le  même  jour.  Chaque 
année  apportait  à  cette  table  indulgente  ses  biens  de  chaque  saison, 
jusqu'au  moment  où  le  mitron  se  montrait  à  la  ville  enchantée,  au 
son  de  ses  sonnettes  argentines.  Ah  !  le  mitron!  c'est  le  nom  de 
l'ànc  aux  montagnes  du  Rouergue.  Quand  l'heure  arrivait  du  raisin 
frais,  à  demi  caché  sous  la  feuillée  en  octobre,  arrivait  aussi  le 
mitron,  la  tète  haute,  entre  ses  deux  paniers  chargés  des  premières 
vendanges  ;  il  arrivait ,  annonçant  les  fêtes  des  vacances  prochaines, 
et  faisant  sonner  ses  sonnettes.  Il  faisait  ainsi  trois  ou  quatre 
voyages  de  la  vigne  à  la  ville  et  de  la  ville  à  la  vigne,  et,  quand  la 
maison  de  Rhodez  était  suffisamment  garnie  et  approvisionnée  de 
raisins  dorés  par  le  calme  soleil  (délicieuse  espérance  des  goûters 
de  l'hiver),  aussitôt  la  famille  entière  prenait  sa  volée,  aussitôt 
commençait  la  fête  des  vendanges  définitives,,  la  fête  de  l'espérance 
du  vin  nouveau.  Pour  les  gens  du  Nord,  ce  n'est  rien  ce  mol 
vendange!  A  ce  souvenir,  un  homme  du  Midi  sent  battre  son 
coeur,  et  soudain  lui  apparaissent  en  leur  déshabillé  charmant  les 
belles  heures  de  son  enfance,  —  en  pleine  santé,  en  pleine  abon- 
dance, en  pleine  sécurité  de  l'âme  et  d'un  beau  jour.  De  Rhodez 
même,  on  allait  aux  vignes  en  grand  triomphe.  Premièrement,  on 

avait  grand  soin  d'asseoir  la  mère  de  famille  sur  le  dos  d'une  douce 

is. 


142       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

et  paisible  haquenée;  les  enfants,  montés  sur  les  ânes,  faisaient 
cortège  à  leur  mère  ;  les  domestiques  et  les  vendangeurs  suivaient 
à  pied,  le  panier  au  bras;  l'ovation  amenait  à  sa  suite  un  char 
rustique,  attelé  de  deux  bœufs;  le  char  était  rempli  de  pains  savou- 
reux et  des  grandes  formes  de  fromage  du  Cantal  Quatre  lieues 
séparaient  la  ville  du  vallon,  quatre  lieues  sans  fin,  par  un  terrain 
étiolé,  parsemé  de  prunelliers  sauvages;  mais  plus  la  route  est 
longue,  plus  le  charme  est  grand,  lorsque,  tout  à  coup,  à  ces 
beaux  regards  impatients  viennent  s'ouvrir  ces  vallons  de  Tempe, 
chargés  de  vignes  et  d'arbres  fruitiers  !  Et  la  vigne,  et  la  pomme 
dorée,  et  le  pampre  ami  des  hauteurs,  et  la  pêche  balancée  au  vent 
du  midi  s'en  vont  franchissant  ces  douces  collines  de  compagnie, 
et  décorant  de  leurs  splendeurs  savoureuses  ces  longues  exposi- 
tions où  la  feuille  verte  de  l'été,  mêlée  à  la  feuille  jaunissante  de 
l'automne,  protège  le  raisin  mûr  contre  les  rayons  du  soleil.  Oh  ! 
la  joie!  et  les  enfants  de  crier  :  Terre,  terre  !  et  de  s'emparer  de 
leurs  domaines  à  la  façon  de  Guillaume,  ivre  à  l'avance  de  sa  con- 
quête. 

Dans  les  vignes  de  Monteil  le  père,  madame  Monteil  seule  était 
sérieuse  :  elle  restait  d'ordinaire  au  logis,  ne  se  sentant  pas  assez 
vaillante  pour  franchir  les  terrasses  à  travers  ces  ceps,  pareils  à  des 
buissons  d'épines  ;  elle  se  plaisait  dans  le  pré  attenant  à  la  maison, 
sous  quelques  arbres  touffus  dont  elle  aimait  l'ombre  et  le  frais: 
elle  se  promenait  seule,  en  silence,  et,  quand  par  hasard  son  fils 
Alexis  lui  tenait  compagnie,  il  sentait,  au  tressaillement  de  la  main 
maternelle,  que  sa  mère  était  heureuse!  «  Elle  était  elle-même  si 
charmante!  Un  si  tendre  parler,  un  si  doux  sourire!  »  Sa  conver- 
sation était  remplie  de  peintures,  de  poésie  et  de  sel,  comme  ks 
bons  morceaux  des  romans  de  Le  Sage.  —  Elle  se  plaisait  en 
mille  causeries  avec  elle-même.  —  «  On  la  voyait  des  heures  en- 
tières à  sa  fenêtre  et  les  yeux  levés  au  ciel.  «  Ma  chère  femme,  à 
quoi  pensez-vous?  a  lui  disait  mon  père.  «  A  l'éternité!  ■  répon- 
dait-elle de  cette  douce  voix  qui  allait  à  l'àme.  Cette  noble  tête  se 


HISTOIRE   D  UNE    FAMILLE   BOURGEOISE  143 

penchait  sans  épouvante  au-dessus  de  ces  abîmes  sans  fin,  sans 
limites,  au  delà  du  temps,  au  delà  de  l'espace...  dans  l'éternité! 

Il  ne  fallait  pas  moins  de  quinze  grands  jours  pour  venir  à  bout 
de  cette  vendange;  après  quoi  s'en  allait  chaque  vendangeur,  em- 
portant pour  sa  peine  une  pièce  de  trente  sous  et  son  panier  plein 
de  raisins.  Plus  calme  alors,  la  maison  s'ouvrait  aux  bonnes  amies 
de  madame  Monteil  :  la  Laforeste,  qui  l'embrassait  à  l'étouffer  ;  la 
Derelate,  une  bonne  et  douce  créature  qui  ne  voyait  qu'une  fois 
par  an  ces  belles  choses  :  l'espace,  la  verdure  et  le  soleil  !  Il  y 
venait  aussi  la  jeune  femme  d'un  vieux  procureur,  puis  une  belle 
artisane,  monteuse  de  coiffes,  qui  parlait  des  modes  de  la  ville  à 
ces  campagnes  étonnées.  Le  père  Grosset  avait  son  tour;  c'était 
un  janséniste  tout  ridé,  qui  s'était  battu  vaillamment  contre  la  bulle 
au  temps  des  grandes  batailles  théologiques.  Il  avait  le  mot  pour 
rire,  ce  savant  père!  De  ces  histoires,  j'en  passe  et  des  meilleures, 
je  n'ose  pas  insister  sur  ces  enfantillages  charmants,  tant  j'aurais 
peur  de  toucher  d'une  main  maladroite  à  ces  fibres  du  cœur  hu- 
main où  frémit  encore  en  mille  harmonies  le  son  divin  des  jeunes 
années.  La  naïveté  est  un  privilège  que  donnent  l'âge,  l'autorité, 
l'approbation,  le  consentement  unanime,  le  génie!  Il  faut  être  Un 
enfant,  ou,  tout  au  moins,  il  faut  être  M.  Monteil  septuagénaite 
pour  raconter  ces  choses  enfantines.  —  Nous  devons  cependant 
consigner  ici  quelques-uns  des  préceptes  de  cet  esprit  ferme  et 
juste.  Madame  Monteil  disait  qu'une  mère  de  six  enfants  n'avait 
pas  le  droit  de  se  dépenser  au  dehors  ;  elle  disait  aussi  :  «  La  route 
est  longue;  allons  droit  devant  nous;  une  fois  au  but,  nous  aurons 
le  droit  de  nous  reposer  et  de  nous  plaindre.  »  Par  exemple,  elle 
enseigna  à  ses  enfants  qu'il  faut  rendre  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu, 
à  César  ce  qui  est  à  César.  Elle  avait  un  sien  voisin  qui  était  tout 
ensemble  épicier  et  consul  du  faubourg  :  quand  l'épicier  se  pré- 
sentait chez  elle  dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  elle  ne  l'eût  pas 
fait  asseoir  pour  un  empire;  mais,  si,  le  jour  suivant,  le  sérénis- 
sime  consul  se  montrait  dans  l'exercice  de  sa  charge,  aussitôt  ellr 


144  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

retroussait  sa  robe  comme  à  l'église,  et  elle  dessinait  ses  plus 
belles  révérences.  «  C'est  le  magistrat,  dit-elle,  il  le  faut  saluer 
comme  il  convient.  » 

Elle  mourut  comme  une  sainte  qui  se  souvient  qu'elle  est  mère  ; 
elle  emportait  dans  sa  tombe  honorée  la  fortune  de  cette  famille 
dont  elle  avait  été  l'ange  gardien.  La  maison  se  fût  relevée  peut- 
être  après  les  misères  de  la  Terreur,  si  elle  eût  retrouvé  cette  reine 
active  et  bienveillante  du  foyer  domestique!  elle  était  l' économie, 
elle  était  la  règle,  elle  était  le  frein,  elle  était  l'espérance,  la  con- 
solation et  le  conseil  de  ce  petit  monde,  soumis  à  sa  loi  bienveil- 
lante, c  Elle  est  tombée  en  poussière,  et  notre  maison  est  tombée 
avec  elle  !  »  Ainsi  son  fils ,  son  petit  Alexis ,  la  pleurait  à  la  dis- 
tance de  soixante  et  dix  ans. 


III 


If.  Vaine.  —  1/évéque  de  Rhodcz  el  le  candidat  en  Idéologie.  —  Infor- 
tunes amoureuses  et  politiques  de  M.  l'aine.  —  La  bande  (te  Charrié.  — 
Lu  héros  malgré  lui.  —  H.  de  Caveyrae,  ou  le  gentilhomme  pour  rire. — 
Comment  on  venait  du  Roueriiue  à  Paris,  en  ce  temps-là. —  Fin  roturière 
du  chevalier.  —  Maître  Fontenilles. 

Accipe  Danaum  insidias,...  c'est-à-dire  écoutez  maintenant 
l'histoire  des  Français  et  des  Françaises  des  divers  états  dont  se 
composait  la  famille  de  Jean  Monteil.  —  M.  F  aine  s'appelait 
Jean -Baptiste-Jacques  ;  il  se  vantait  d'avoir  vu  les  jésuites,  mais 
la,  devrais,  de  purs,  de  sincères  jésuites,  des  jésuites  comme  ou 
n'en  voyait  plus.  Il  avait  vu  M.  le  duc  de  Richelieu,  et  il  l'avait 
tlairé  en  passant  comme  on  flaire  un  brin  de  muguet.  A  Toulouse, 
il  avait  été  un  des  six  mille  lions  qui  avaient  assiégé  le  capitale  ; 
il  aurait  pu  être  un  des  quinze  écoliers  qui  se  firent  tuer  à  l'assaut 
de  celte  roche  Tarpéienhe.  Malheur  aux  vaincus!  Cette  fois,  ce 
fut  le  Capitole  qui  écrasa  les  Gaulois. 

M.  l'aîné  portait  le  chapeau  galonné  '■!  L'hahil  d'un  parfait  cava- 


HISTOIRE    DUNE    FAMILLE    BOURGEOISE  145 

lier  ;  moins  l'épée  ;  il  jouait  de  la  guitare  et  donnait  des  sérénades 
aux  jeunes  pensionnaires  de  Sainte-Catherine.  Évidemment,  il  était 
né  pour  la  guerre  ;  il  s'appelait  lui-même  ayathos  (bon,  brave  à  la 
guerre),  comme  dans  les  Racines  grecques;  c'est  pourquoi  il 
voulut  se  faire  avocat.  Comment  il  fut  reçu  avocat,  on  n'en  sait 
rien,  à  moins  qu'il  n'ait  trouvé,  pour  l'interroger,  ce  bon  M.  de 
Lusignan,  évêque  de  Rhodez.  M.  de  Lusignan,  comme  il  présidait 
un  acte  de  théologie,  eut  pitié  d'un  jeune  clerc  qui  était  resté 
court  et  ne  savait  plus  que  répondre  au  docteur  qui  l'interrogeait. 
«  Vous  le  troublez,  dit  M.  de  Lusignan  au  maître  des  arts;  laissez- 
moi  l'interroger,  vous  verrez  s'il  ne  va  pas  répondre  à  merveille.  » 
En  même  temps,  il  se  tournait  vers  le  jeune  homme.  «  Mon  ami, 
lui  dit-il,  quel  âge  avez-vous?  —  Vingt  ans,  monseigneur.  — Bon, 
cela!  Comment  se  nomme  votre  père?  —  Il  s'appelle  Jean  Leroux. 
— Très  bien  !  —Où  logez-vous? — A  la  ferme  des  Aunes.  — Amer- 
veille  !  Et  combien  avez-vous  de  sœurs?  —  Trois.  —  De  frères?  — 
Cinq. —  Et,cematin,qu'avez-vous  fait?  —  Je  me  suis  levé...  Je  me 
suis  habillé...  J'ai  fait  ma  prière!...  »  Alors  le  prélat,  interrom- 
pant le  jeune  clerc  :  «  Voilà  ce  qui  s'appelle  répondre,  mon 
enfant  !  Vous  serez  quelque  jour  un  grand  docteur.  » 

M.  l'aîné  fut  donc  avocat,  musicien  etpoëte.  Quand  il  fut  reçu 
avocat,  M.  l'aîné  voulut  essayer  son  éloquence  naissante  sur  un 
petit  voleur  de  grand  chemin,  et  son  client  ne  fut.  condamné  aux 
galères  que  pour  toute  sa  vie.  Alors,  quand  Jean  Monteil  vit  que 
son  fils  était  un  avocat  pour  tout  de  bon,  il  songea  à  le  marier 
avec  une  sienne  cousine  d'au  delà  des  monts,  dont  le  père  était  un 
riche  agriculteur.  Sur  ce  projet,  voilà  le  vieux  Jean  Monteil  qui 
franchit  la  montagne;  il  arrive;  il  est  le  bienvenu  chez  son  cou- 
sin; il  fait  ses  offres,  on  ne  lui  dit  pas  non  :  «  Seulement,  lui 
dit-on,  je  veux  rendre  la  réponse  sur  vos  terres,  mon  compère.  »  Le 
fait  est  que,  huit  jours  après  la  visite  de  Jean  Monteil,  celui-ci  vit 
arriver  chez  lui  son  bon  parent,  le  père  de  la  fille  à  marier,  lequel 
père  était  accompagné  d'un  certain  M.  de  Monlfnl  qui  était  1k1!  o\ 


146       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

bien  seigneur  d'un  fief,  et  le  conseil  de  notre  demi-manant.  — 
«  Qu'en  dit  M.  de  Montfol?  »  demandait  à  chaque  instant  le  père  de 
la  prétendue;  et  M.  de  Montfol  répondait  d'un  geste  équivoque. 
11  virent  tout,  la  maison  de  ville  et  la  maison  des  champs;  ils 
calculèrent  ce  que  les  meubles  pouvaient  valoir,  ce  que  les  vignes 
pouvaient  rapporter;  ils  s'informèrent  discrètement  du  préciput 
et  du  hors-part.  Seulement,  ils  oublièrent  de  demander  où  était 
le  futur  gendre,  —  l'aîné.  M.  l'aîné  cependant  donnait  des  séré- 
nades aux  filles  du  voisinage  ;  il  comptait  sur  ses  fleurs,  sur  ses 
grâces,  sur  ses  distiques,  chansonnettes  et  sonnets  pour  dompter 
le  cœur  de  l'inhumaine...  Et,  comme  il  était  en  train  d'ali- 
gner son  martyre  avec  son  délire,  il  se  trouva  que  l'inhumaine 
épousa,  à  la  barbe  de  M.  l'aîné,  un  jeune  cadet  non  apanage  qui 
parlait  en  bonne  prose;  à  ces  causes,  messire  Jean-Baptiste-Jacques 
Monteil,  malgré  ses  droits  d'aînesse,  fut  avisé  d'aller  chercher 
fortune  ailleurs. 

Cet  aîné  eut  le  grand  malheur  de  venir  au  monde  au  moment 
où  tous  les  droits  anciens,  y  compris  le  droit  d'aînesse,  allaient 
être  absorbés  par  le  droit  nouveau.  Il  fut  la  victime  du  monde  féo- 
dal, qui  l'écrasa  sous  ses  ruines.  La  Révolution  lui  fit  peur  autant 
que  s'il  eût  porté  un  des  grands  noms  du  royaume  de  France,  et  il 
se  sauva  dans  les  montagnes  du  Gévaudan,  où  il  se  plaignait  tous 
bas  de  ses  grandeurs.  «  S'il  vous  arrive  des  malheurs  dignes  des 
fautes  que  vous  avez  faites,  ne  soyez  pas  assez  injuste  pour  en 
accuser  les  dieux!  »  C'est  le  mot  d'un  sage,  et  notre  aîné,  en 
son  gîte  songeant,  en  était  venu,  lui  aussi,  à  ne  pas  accuser  les 
dieux  de  son  infortune.  Il  s'accusait  lui-même  d'arrogance,  d'or- 
gueil, de  vanité,  d'imprévoyance.  La  nécessité  en  avait  fait  un 
homme  brave.  Dans  ce  Gévaudan,  il  arriva  qu'un  ex-notaire  royal 
de  village,  un  Monk  en  sabots,  nommé  Charrié,  entreprit  de  réta- 
blir la  monarchie  et  le  roi  légitime.  A  la  tête  de  cinq  ou  six  mille 
paysans  armés  de  bâtons,  et  portant  au  chapeau  une  cocarde  en 
papier  blanc,  Charrié  se  mit  en  campagne,  et  bientôt  il  s'empara. 


HISTOIRE   D  UNE    FAMILLE   BOURGEOISE  147 

sans  coup  férir,  de  Mende  et  de  Marvejols.  Puis,  comme  il  voulait 
renforcer  son  armée  de  quelques  braves  gens,  le  grand  Charrié  fit 
de  notre  aîné  un  colonel.  Le  colonel  Monteil!  cela  sonnait  bien, 
cela  sonnait  creux,  cela  sonnait  l'exil  ou  tout  au  moins  l'échafaud  : 
comment  faire?  Accepter  était  dangereux,  refuser  était  difficile. 
Ici,  Charrié  et  sa  bande,  et  là-bas  le  comité  de  salut  public  !  Il  y 
avait  bien  un  moyen  terme  :  l'héroïsme  ;  on  pouvait  répondre  aux 
proscripteurs  un  de  ces  mots  dignes  des  vieux  Grecs  :  «  Les  Athé- 
niens te  chassent  de  leur  ville...  Et  moi,  répond  l'exilé,  je  les 
condamne  à  y  rester.  »  11  y  avait  encore  un  beau  mot  à  emprunter 
à  l'histoire  de  ces  républiques  turbulentes  qui  punissaient  de  leur 
vertu  même  les  plus  grands  citoyens.  «  Chère  patrie,  adieu!  disait 
Solon  ;  moi  absent,  et  c'est  ce  qui  me  fâche,  tu  restes  privée  du 
dernier  ennemi  de  Pisistrate  !  »  Il  y  avait  aussi  Anaxagore  qui 
disait  :  «  Je  suis  banni  des  Athéniens,  dites-vous?  Eh  !  ce  sont  les 
Athéniens  que  je  bannis  loin  de  moi.  »  L'aîné  des  Monteil  n'en 
savait  pas  si  long  ;  il  eut  recours  à  une  ruse  qui  consistait  à  porter 
une  cocarde  tricolore  au  dedans  et  blanche  au  dehors.  Il  en  était 
quitte  pour  retourner  sa  cocarde  du  bon  côté,  du  côté  où  souffle  le 
vent,  du  côté  des  forts,  des  puissants,  des  vainqueurs.  «  Ayez  le 
vent  en  poupe,  et  vous  trouverez  toujours  de  bonnes  gens  pour 
monter  dans  votre  barque.  »  C'est  un  mot  de  Tacite  :  Ubi  sis  in- 
gressus,  studia  et  ministras.  Quand  enfin  sa  ruse  eut  été  décou- 
verte, M.  l'aîné  se  cacha  dans  le  plus  humble  réduit  de  sa  basse- 
cour.  Un  aîné,  un  colonel,  au  milieu  des  poules  effarouchées! 
C'est  comme  on  a  l'honneur  de  vous  le  dire,  et  trop  heureux  fut-il 
d'échapper  au  sort  de  Charrié,  et  de  cultiver  en  paix,  au  milieu  des 
guerres  de  l'Empire,  les  deux  pommes  de  terre  en  crédit  dans  son 
canton,  la  noire  et  lajaune,  le  raisin  blanc  et  le  raisin  noir,  excel- 
lents raisins  à  brasser  du  vin  de  Gévaudan,  s'il  faut  l'appeler  par 
srm  nom... 

Et  quo  le  nominc  dicara, 

Rhelica  ? 


148  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

Douce  piquette!  elle  est  vin  d'été  aux  rudes  gosiers  des  regnicoles 
de  Marvejols. 

Ce  que  c'est  que  de  nous!  En  dépit  de  ces  hauts  faits,  notre 
aîné  finit  par  dépérir  comme  un  autre  homme.  A  soixante  ans  qu'il 
avait  ou. plutôt  à  soixante  ans  qu'il  n'avait  plus,  il  ajouta  un  rhume, 
au  rhume  un  catarrhe,  et  il  mourut  muni  de  tous  les  sacrements 
de  l'Église  ;  ce  qui  n  était  jamais  arrivé  à  aucun  chevalier  errant, 
pour  finir  comme  finissait  je  ne  sais  quel  roman  espagnol. 

Quant  au  puîné  de  cet  aîné  des  Monteil,  toucher  à  cette  biogra- 
phie, à  proprement  dire,  c'est  remuer  un  nid  de  guêpes,  et  jamais, 
que  je  sache,  l'aveugle  déesse  de  la  fortune  ne  traita  ses  jouets 
d'une  façon  plus  incivile.  On  appelait  ce  gentilhomme  Caveyrac,  du 
nom  d'un  fief  qui  était  un  peu  le  fief  des  brouillards. 

El  le  doux  Caveyrac,  el  Trubfet,  et  tant  d'aulres... 

C'est  un  nom  de  la  satire  ;  le  Caveyrac  de  la  satire  était  un  bandit, 
mais  un  bandit  plein  de  foi,  qui  avait  eu  le  malheur  de  faire  l'apologie 
de  la  Saint-Barthélémy,  et  certes,  Jean  Monteil  ne  savait  pas  la  honte 
attachée  à  ce  nom,  lorsqu'il  en  décorait  monsieur  son  deuxième 
fils.  Caveyrac  était  ce  qu'on  appelle  un  bon  vivant,  un  plaisant.  La 
première  plaisanterie  de  Caveyrac  fut  de  dédier  sa  thèse  en  latin  à 
la  ville  de  Rhodez  :  Almœ  parenti!  et,  l'ingrate  !  elle  a  oublié  sans 
doute  ce  titre  d'honneur.  Cette  plaisanterie  annonçait  en  Caveyrac 
mille  bonnes  farces  plus  plaisantes  celles-ci  que  celles-là.  Toutes  ses 
promesses  furent  tenues  et  un  peu  au  delà.  Quelle  farce  il  a  faite 
à  ce  vieil  orfèvre  qui  épousait  une  jeune  femme  sans  le  consente- 
ment de  Caveyrac  !  Quelle  farce  il  a  faite  à  cet  autre  marié  qui 
voulait  ramener  d'Albi  sa  jeune  femme  sans  payer  aux  jeunes  gens 
de  Rhodez  les  droits  de  la  bienvenue  !  En  a-t-il  fait  de  toutes  les 
couleurs  ce  Roger-Bontemps  de  Caveyrac!  Grâce  à  lui,  la  ville  de 
Rhodez  a  pu  voir  en  un  jour  quatre  représentations  iïEsther  jouée 
par  des  amateurs!  Rhodez  n'avait  vu  jusqu'à  ce  jour  que  des  co- 


HISTOIRE    D'UNE   FAMILLE    BOURGEOISE  449 

médiens  venus  de  Lyon  ou  de  Toulouse;  elle  fut  bien  heureuse  et 
bien  fière  en  voyant  un  de  ses  fils  représenter  si  dignement  le  roi 
Assuérus.  Dans  toute  la  ville,  on  ne  jurait  que  par  Caveyrac  ;  c'est 
lui  qui  frappait  aux  portes  la  nuit,  réveillait  la  maison  endormie  : 
Au  feu  !  au  feu!  c'est  lui  qui  décrochait  les  enseignes,  plaçant 
la  sage-femme  à  la  porte  du  cabaret,  et  le  bouchon  du  cabaret  à 
la  porte  du  conseiller  !  Aux  processions,  il  agaçait  les  pénitents 
blancs  dans  leur  sac  de  toile,  et  lui-même,  à  travers  sa  capuce 
froncée,  il  faisait  aux  fidèles  d'horribles  grimaces.  Était-il  drôle, 
amusant,  et  désopilant,  cet  être-là  !  Était-il  le  bienvenu  chez  les 
marchands,  chez  les  bourgeois,  voire  à  l'église  et  parmi  les  ton- 
surés !  Et  quand  il  partit  pour  se  faire  recevoir  avocat  au  parlement 
de  Paris,  que  de  larmes  !  que  de  regrets!  «  Caveyrac  !  »  criaient  les 
jeunes  gens  dont  il  était  le  prince  et  le  modèle  ;  princeps  juven- 
tutis!  L'écho  répondait  :  «  Caveyrac!  » 

Pleurez,  amours  !  grâces,  pleurez  ! 

En  ce  temps-là,  qui  osait  se  rendre  de  Rhodez  à  Paris,  allait 
prendre  à  Clermont  le  coche  de  voiture  et  payait  sa  place  quatre 
louis  d'or.  C'était  beaucoup  d'or,  quatre  louis,  en  ce  temps-là  ;  aussi 
l'usage  était  d'acheter  un  cheval  au  plus  bas  prix  possible,  de  le 
pousser  autant  que  possible,  et  de  l'amener  à  Paris  mort  ou  vif 
autant  que  possible.  Avec  un  peu  de  chance  heureuse,  vous  ven- 
diez votre  monture  pour  une  pièce  de  trente  sous,  et  vous  suspen- 
diez la  bride  en  guise  ôi1  ex-voto,  à  la  muraille  du  chevalier  Dieche, 
un  gentilhomme  auvergnat  qui  était  le  protecteur,  l'ami,  le  con- 
seiller, le  répondant  de  tous  les  enfants  du  Pioucrgue.  » 

Caveyrac,  notre  puîné,  était  digne,  à  tout  prendre,  de  jouer  le 
rôle  du  fils  aîné  dans  quelque  bonne  maison  d'autrefois.  A  force 
d'être  bon  à  tout,  il  arriva  qu'il  ne  fut  bon  à  rien.  Il  eut  des  maux 
de  nerfs  comme  un  petit-maître,  et  des  vapeurs  comme  une  petite- 
maîtresse;  il  voulait  être  avocat,  il  voulait  être  agriculteur,  il  finit 

15 


150       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

par  être  arbitre-arpenteur.  Il  mourut  de  gras  fondu,  à  l'âge  de 
quatre-vingt-deux  ans,  très-estimé  dans  la  ville  de  Saint-Geniès, 
dont  il  était  l'ornement.  On  écrivit  sur  sa  tombe  l'épithète  consa- 
crée :  «  Bon  père,  bon  époux,  bon  ami.  De  profundis!  » 

Le  deuxième  puîné ,  le  dernier  frère  enfin ,  vous  représente  le 
fléau  que  renferme  en  son  sein  toute  famille  bourgeoise  un  peu  nom- 
breuse, soit  que  l'homme  tourne  mal,  et  se  mette  à  déshonorer  un 
nom  honorable,  soit  que,  l'honneur  étant  sauf,  l'infortuné  tombe 
à  plaisir  dans  les  abîmes  du  vice,  de  la  paresse,  de  l'inconduite. 
On  a  vu  les  plus  grandes  maisons  et  les  renommées  les  mieux 
méritées  attristées  ou  compromises  par  ces  misères  inévitables,  par 
ces  hontes  auxquelles  toute  la  prudence  humaine  ne  peut  rien  cor- 
riger. Par  exemple,  voyez  ce  Fontenilles  (c'est  le  nom  du  troisième 
Monteil)  :  enfant,  il  apprend  à  peine  un  peu  de  latin,  qu'il  oublie  à 
boire  comme  un  sonneur  en  compagnie  de  cordeliers.  A  seize  ans, 
il  s'engage  dans  un  régiment  provincial;  soldat  en  1792,  rien  ne 
lui  était  plus  facile  que  d'arriver  aux  grandes  choses,  l'heure  était 
bonne  à  coup  sûr,  et,  parmi  les  gens  de  son  âge,  quelle  ardeur  à 
partir! 

J'ai  d'une  lieutenance 

Tout  récemment  demandé  la  faveur; 
Mille  rivaux  briguaient  la  préférence 
C'est  une  presse.  En  vain  Mars  en  fureur 
De  la  patrie  a  moissonné  la  fleur  : 
Plus  on  en  tue  et  plus  il  s'en  présente. 
Ils  vont  trottant  des  bords  de  la  Charente, 
De  ceux  du  Lot,  de  ceux  du  Champenois 
Et  de  Provence  et  des  monts  franc-comtois, 
En  botte,  en  guêtre  et  surtout  en  guenille, 
Tous  assiégeant  la  porte  de  Crémille 
Pour  obtenir  des  maîtres  de  leur  sort 
Un  beau  brevet  qui  les  mène  à  la  mnrl. 

Maître  Fontenilles  n'avait  pas  tant  de  hâte  ;  il  se  fit  mettre  en 
prison,  il  en  sortit;  il  eut  une  dispute  avec  le  régiment  de  Royal- 


HISTOIRE   D'UNE    FAMILLE   BOURGEOISE  151 

Vermandois,  qui  voulut  le  mettre  en  pièces.  A  chaque  disgrâce,  il 
revenait  au  colombier,  comme  font  ces  parasites  des  familles 
pauvres  qui  ne  songent  qu'à  faire  régulièrement  leurs  quatre  repas 
par  jour.  Fruges  consumera  nati  !  La  République  heureusement  se 
contenta  de  ce  Fontenilles,  et  elle  en  fit...  un  tambour.  Il  alla 
ainsi ,  tambour  battant,  jusqu'à  Nice ,  et  ses  chefs  se  plaignaient 
déjà  de  ses  fantaisies.  Un  matin,  comme  il  était  en  ses  jours  de 
flânerie,  il  arriva  que  notre  tambour  poussa  sa  reconnaissance 
imprudente  au  delà  d'Oneille,  et  non  loin  de  Gênes  la  Superbe. 
Il  fut  arrêté  comme  déserteur  sans  bagages,  et  conduit  devant  ses 
juges,  Salicetti  et  Robespierre  le  jeune.  Il  se  défendit  comme  un 
beau  diable;  on  lui  fit  grâce,  on  le  renvoya  dans  ses  foyers,  où  il 
revint  en  haillons.  Pendant  vingt  ans  que  ce  héros  se  reposa  de  sa 
gloire,  il  dévora,  sans  rien  faire,  le  blé  de  cette  humble  métairie; 
pendant  vingt  ans,  il  se  promena  de  la  vallée  à  la  plaine  et  de  la 
plaine  à  la  vallée,  à  charge  à  tous,  inutile  à  lui-même,  sans  souci 
de  la  veille,  et  pour  le  lendemain  sans  inquiétude.  Tout  inutile 
qu'était  cet  homme,  il  y  a  cependant  un  salutaire  enseignement  à 
retirer  de  sa  mort.  Voici  la  note  que  je  retrouve  à  son  propos  dans 
les  papiers  de  M.  Monteil  : 

«  La  dernière  fois  que  je  le  vis,  je  le  rencontrai  sur  le  pont  du 
Pecq  (30  décembre  1815)  ;  il  allait  à  Saint-Germain;  moi,  j'allais  à 
Paris;  il  était  à  pied,  j'étais  à  pied  ;  il  s'obstina  à  rebrousser  che- 
min; il  avait,  disait-il,  affaire  à  l'hôpital.  En  vain  je  le  prie  et  le 
supplie  de  venir  s'installer  dans  ma  chambre,  où  je  le  veux  entourer 
des  soins  les  plus  tendres;  il  voulut  absolument  entrer  à  l'hôpital. 
Je  le  menai  à  l'hospice  Saint-Louis,  où  il  fut  reçu  dans  le  ser- 
vice même  de  M.  Alibert.  J'étais  alors  ce  que  j'ai  toujours  été,  un 
homme  pauvre  et  gagnant  chaque  jour  son  pain  de  chaque  jour. 
J'habitais  à  Saint-Germain,  j'avais  une  place  à  Saint-Cyr;  je 
venais  voir  mon  frère  à  Paris.  Quand  je  retournai  à  Saint-Cyr,  à 
l'époque  des  examens,  je  recommandai  que  toutes  mes  lettres  me 
fussent  envoyées  à  l'École  militaire.  Une  de  ces  lettres  fut  égarée, 


152 PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

et,  le  jour  même  où  tout  joyeux  j'allais  pour  chercher  et  reprendre 
mon  frère...  il  était  mort  !  «  Monsieur,  me  dit  un  malade,  son  voisin, 
vous  venez  trop  tard,  on  l'a  passé  cette  nuit,  à  deux  heures.   » 

Il  était  mort,  le  pauvre  Fontenilles ,  appelant  son  frère  à  son 
aide  ;  au  plus  fort  de  cette  agonie  horrible,  il  racontait  son  enfance 
heureuse  et  les  respects  dont  la  maison  maternelle  était  entourée. 
Dans  une  dernière  convulsion,  il  se  dressa  sur  son  lit  pour  arracher 
l'étiquette  funèbre  où  son  nom  était  attaché.  A  ces  affreux  spec- 
tacles, on  se  rappelle,  malgré  soi,  ce  conseil  d'un  philosophe  cyni- 
que :  i  II  faut  se  munir  dans  la  vie,  ou  de  raison  pour  se  conduire,  ou 
d'un  licou  pour  se  pendre.  »  Eh  !  oui,  ceci  est  l'histoire  universelle 
de  tous  les  malheureux  qui  dépensent  leur  vie  en  ces  incroyables 
négligences.  Pas  de  milieu,  le  suicide  ou  l'hôpital.  A  quoi  donc 
ont  servi  à  cette  famille,  vous  le  voyez,  tant  de  soins,  tant  d'exemples, 
tant  de  leçons  du  père  et  de  la  mère?  A  produire  un  vaniteux,  un 
poltron,  un  paresseux,  trois  braves  gens  parfaitement  inutiles,  un 
fardeau,  inutile  pondus  !  Ce  n'est  pas  ceux-là,  même  dans  leur 
misère ,  que  l'on  peut  comparer  à  ces  pièces  tragiques  mais 
éclatantes,  dont  parle  un  poëte  ;  la  fin  est  tragique,  mais  le  com- 
mencement et  le  milieu  ont  été  sans  éclat. 

Pour  se  reposer  de  ces  histoires  lamentables,  M.  Monteil  ren- 
contre, il  est  vrai,  quelques  douces  et  touchantes  figures,  sa  sœur 
Marie  et  sa  sœur  Nanette,  grande  et  jolie  :  à  dix-sept  ans,  elle  fut 
mariée  au  jeune  M.  Salgues,  officier  des  eaux  et  forêts;  mais 
l'histoire  des  deux  sœurs  n'est  pas  faite  pour  arrêter  un  lecteur 
quelque  peu  gâté  , comme  ils  le  sont  tous,  par  les.grandes  machines 
philosophiques  et  littéraires.  De  ces  filles  bien  nées  et  bien 
humbles,  l'histoire  est  la  même  en  toute  famille,  à  cette  époque. 
Au  départ,  tout  est  beau  et  charmant;  on  n'entend  que  le  doux 
concert  de  ces  voix  enfantines  mêlées  aux  paroles  maternelles  ;  la 
chaste  prière  et  les  douces  chansons  remplissent  de  leurs  plus 
divines  mélodies  ces  premières  bouffées  du  printemps  qui  guettent 
à  l'orient  le  lever  de  l'aurore;  à  ce  cantique  intime  des  cœurs 


HISTOIRE   D  UNE   FAMILLE   BOURGEOISE  1o3 

heureux,  des  âmes  innocentes,  la  fleur  mêle'ses  parfums,  l'oiseau 
mêle  ses  chansons  : 

Narcissum  et  florem  jungis  bene  oient is  anethi... 

Bientôt ,  hélas  !  s'en  va  cette  fortune ,  disparaît  cette  abon- 
dance, s'éteignent  en  sanglots  ces  doux  cantiques;  l'âge  mûr 
arrive,  escorté  de  ses  deux  furies,  l'ambition  et  la  paresse.  A  cette 
limite  fatale,  s'arrêtent  les  grâces  et  les  mignardises  des  belles 
passions  de  la  vie  ;  ici  s'envole  le  charme,  et,  de  tous  ces  enfants 
joyeux,  dont  les  voix  fraîches  faisaient  retentir  l'écho  de  leurs 
franches  gaietés,  il  vous  reste...  un  infirme,  un  goutteux,  une 
veuve,  une  mère  de  quatre  enfants,  un  vieillard,  des  limbes... 
quelques  tombeaux  sans  nom  ! 


IV 


Les  auberls  de  M.  Bonald.  —  L'abbé  Causse.  —  Le  correcteur  du  col- 
lège. —  Un  dragon  de  seize  ans.  —  L'historien  de  la  bourgeoisie  fran- 
çaise. —  L'école  militaire  de  Fontainebleau.  —  Le  petit   Ri  vie.  —  Son 
Altesse  madame  la  baronne  de  Lugnas.  —  Sœur  Marthe.  —  Lune  de  miel. 
—  Travail  et  misère.  —  Les  deux  voisins. 

Nous  arrivons  ainsi  au  chapitre  important  de  cette  biographie, 
intitulé  Moi!  Et,  si  jamais  le  moi  cessa  d'être  haïssable,  si  jamais 
le  moi,  cette  chose  ridicule  lorsqu'elle  n'est  pas  stupide,  prit  une 
forme  heureuse  et  charmante,  à  coup  sûr  ce  sera  dans  ces  lignes, 
écrites  d'une  main  ferme  et  d'un  courage  viril,  par  ce  vieillard  dont 
la  personnalité  se  compose  uniquement  du  souvenir  de  sa  femme 
et  de  son  fils,  deux  êtres  adorés  qu'il  a  perdus  dans  la  force  de 
l'âge,  et  dont  la  mort  l'a  laissé  seul,  pauvre  et  nu,  dans  une  vie 
austère  où  le  travail  et  la  pauvreté  se  mêlent  et  se  confondent  tout 
le  jour  et  tous  les  jours. 

Encore  une  fois,  on  n'étudie  ici  que  l'homme  isolé  de  ses 
oeuvres  ;  c'est  un  exemple  et  non  pas  une  gloire  que  nous  cher- 

13. 


154  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

chons  dans  les  fragments  épars  d'une  vie  si  admirablement  remplie 
par  la  science  et  le  travail.  Ce  fut  le  25  juin  1769  que  vint  au 
monde,  en  sa  bonne  ville  de  Rhodez,  l'historien  des  Français  des 
divers  états.  Un  des  premiers  spectacles  dont  il  se  souvenait  en 
remontant  à  sa  première  enfance,  c'était  d'avoir  assisté  au  service 
commémoratif  du  roi  Louis  XV;  il  revoyait  la  haute  pyramide 
ornée  de  fleurs  de  lis  en  papier  d'argent;  les  premiers  noms  qu'il 
entendit  prononcer,  il  ne  les  a  jamais  oubliés  :  "Washington,  la 
Fayette,  le  comte  d'Estaing!  «  Ils  étaient  dans  toutes  les  bouches, 
au  fond  de  tous  les  verres!  »  Ces  souvenirs  de  l'enfance  ont  l'hon- 
neur de  vivre  et  de  mourir  avec  nous.  Tout  compte  alors  dans  ces 
débris  des  printemps  envolés  :  les  premiers  mystères  de  l'alphabet, 
les  premiers  sourires  de  la  grand' m  ère. 

Il  y  avait  dans  la  ville  de  Rhodez  un  vieux  cloître,  et  dans  ce 
vieux  cloître,  où  se  plaisait  l'enfant,  vivait  le  vieux  boulanger  de 
MM.  les  chanoines,  M.  Ronald. 

La  veille  de  chaque  fête  carillonnée,  M.  Bonald  (c'était  l'usage) 
pétrissait  et  mettait  au  four  certains  pains  de  seigle  du  poids  de 
trois  livres,  à  trois  cornes,  comme  au  temps  du  roi  Dagobert.  Ces 
pains,  dont  les  enfants  étaient  très-friands,  s'appelaient  des  au- 
beris.  Quand  passait  le  boulanger  du  chapitre  :  «  Monsieur  Bonald, 
monsieur  Bonald,  quand  nous  donnerez-vous  des  auberts?  »  Et  lui 
de  répondre:  ■  Dans  un  mois,  dans  trois  semaines,  mes  enfants.  » 

Après  M.  Bonald  se  présentait,  dans  les  souvenirs  du  vieil  his- 
torien, l'abbé  Causse,  le  pointeur  des  chanoines;  c'était  l'abbé 
Causse  qui  tenait  la  feuille  de  présence  des  offices  de  la  cathédrale  ; 
il  était  la  terreur  des  vicaires,  des  hebdomadaires,  des  chapelains. 
Malheur  à  qui  se  présentait  après  YIntro'it!  il  était  noté  sans 
rémission.  En  vain  on  le  priait,  on  le  suppliait.  «  Ta  ta  ta! 
disait  M.  Causse,  il  faut  obéir  aux  obits,  et  je  ne  veux  pas  m'ex- 
poser,  pour  vous  plaire,  à  la  vengeance  des  fondateurs  à'obits  qui 
nous  font  vivre  depuis  tant  de  siècles.  De  quoi  vous  plaignez-vous, 
d'ailleurs?  disait  l'abbé  Causse  aux  chanoines.  Les  Matines  se 


HISTOIRE   D  UNE   FAMILLE   BOURGEOISE  155 

disaient  autrefois  à  minuit  ;  on  les  disait  de  mon  temps  à  cinq 
heures  ;  et  maintenant  vous  trouvez  que  c'est  trop  matin  de  les 
dire  à  sept  heures  et  demie,  au  grand  scandale  de  ce  peuple  qui 
n'est  pas  fâché  que  ses  religieux  veillent  quand  il  dort  !  » 

Quand  le  petit  Amans-Alexis  eut  l'âge  d'aller  aux  écoles,  il  fut 
confié  à  un  vicaire  de  la  cathédrale  qui  tenait  une  petite  pension 
et  dont  les  sœurs  étaient  couturières.  Le  vicaire  n'était  pas  tou- 
jours facile  à  vivre  ;  en  revanche,  ses  jeunes  sœurs  et  leurs  jeunes 
ouvrières  étaient  de  la  meilleure  humeur  qui  se  pût  voir,  si  hien 
que,  lorsque  les  cloches  de  la  cathédrale,  Martial,  Marie  et  Jac- 
queline (la  petite  cloche),  appelaient  nions  le  vicaire  à  l'autel,  aus- 
sitôt l'école  allait  rejoindre  l'atelier  de  couture,  et  c'étaient  des 
rires  aux  éclats.  Tant  hien  que  mal,  on  finit  toujours  par  arriver 
au  que  retranché;  ce  fossé  franchi,  il  fallut  quitter  la  maison  du 
vicaire,  et  passer  au  collège  même,  sous  la  loi  de  sept  ou  huit  pro- 
fesseurs qui  enseignaient  de  leur  mieux  la  grammaire,  la  rhéto- 
rique, la  théologie  et  la  physique. 

Chaque  professeur,  nourri  et  logé  dans  le  collège,  grâce  à  quel- 
ques rentes  féodales  et  à  quelques  petits  fonds  de  terre  autour  de 
la  ville,  touchait  de  cinq  à  huit  cents  francs  chaque  année.  Ils 
étaient  aidés,  dans  leurs  augustes  fonctions,  par  un  correcteur 
qui  dormait  à  MM.  les  écoliers  plus  que  des  férules.  Tous  ces 
braves  gens,  maîtres  et  disciples,  étaient  à  l'œuvre,  et  l'on  mar- 
chait d'un  si  bon  pas,  le  correcteur  aidant  plus  ou  moins,  qu'à 
seize  ans,  qu'il  pouvait  avoir,  le  jeune  Alexis,  fils  de  Jean  Mônteil, 
savait  assez  de  philosophie  et  de  logique  pour  s'engager  dans  un  régi- 
ment de  dragons,  lequel  régiment  allait  à  Paris.  Un  dragon  à  seize 
ans!  Heureusement  que  notre  guerrier  avait  au  moins  un  nom  de 
guerre  :  Belcombe! 

C'était  échoir  en  dignes  compagnons! 
Aussi  Relrombe,  ignorant  leurs  façons, 
Se  trouva  là  comme  en  terre  étrangère; 
Nouvelle  langue  et  nouvelles  leçons. 


U6       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

La  ville  entière  poussa  un  cri  de  douleur  quand  elle  apprit  l'es- 
capade et  l'engagement  de  son  jeune  bachelier.  Il  fallut  courir 
après  le  régiment,  qui  relâcha  volontiers  ce  jeune  héros.  Le  voilà 
donc  ramené  chez  son  père  en  grand  triomphe,  et  malheur  au  veau 
gras!  Ces  pauvres  veaux,  gras  ou  non,  les  malheureux  pères  de 
famille  en  ont  ils  fait  des  hécatombes  !  Eh  !  Dieu  !  que  de  sacrifices 
inutiles!...  H.  Jean  Monteil  n'a  pas  pleuré,  j'imagine,  au  retour 
de  cet  enfant  prodigue;  il  le  savait  tendre  et  bon,  honnête  et 
timide,  chaste  et  loyal,  et  il  l'abandonna  à  ses  bons  instincts.  A 
cet  âge  de  seize  ans,  quand  les  études  sont  achevées,  à  ce  qu'on 
dit.  la  première  et  la  plus  facile  de  toutes  les  passions,  c'est  la  lec- 
ture ;  et  qui  de  nous,  qui  avons  tant  lu  et  tant  lu,  dans  tant  et  tant 
de  livres,  ne  se  souvient,  avec  un  ravissement  voisin  de  l'ivresse, 
des  intimes  extases  que  laissent  après  elles  les  premières  lectures 
à  l'ombre  des  bois  en  été,  dans  la  chambre  écartée  en  hiver,  la  nuit 
et  le  jour?  Charmante  obsession,  visions  décevantes,  chers  fan- 
tômes des  poésies  fugitives  !  A  peine  ouvert,  le  livre  nouveau  lais- 
sait échapper  des  rayons,  des  étoiles,  des  mondes,  des  fièvres.  Il 
est  si  beau,  si  vaste  et  coloré  de  tant  de  feux  plus  brillants  que  les 
feux  mêmes  du  firmament,  ce  monde  éthéré  des  romanciers  et  des 
poètes,  des  historiens  et  des  philosophes,  illustres  génies,  esprits 
fameux,  obéissants  ou  révoltés,  en  plein  doute...,  en  pleine  croyance, 
qui  nous  ont  révélé,  pour  la  première  fois,  tant  d'idées  endormies 
au  fond  de  nos  âmes,  tant  de  passions  réveillées  au  fond  de  nos 
cœurs!  ■  J'ai  lu  tous  les  livres  qui  me  sont  tombés  sous  la  main, 
écrit  M.  Monteil,  et  même  l'Histoire  naturelle  de  M.  de  Buffon...  ; 
de  tous  les  livres  que  j'ai  lus,  c'est  le  seul  dont  il  ne  me  soit  rien 
resté.   ■ 

A  force  de  lire,  il  s'aperçut  que  c'était  à  peine  s'il  savait  écrire 
lisiblement  une  page  suivie,  et  il  s'en  alla  demander  quelques  leçons 
d'écriture  aux  frères  de  la  doctrine  chrétienne.  Ceux-là  riront, 
qui,  se  rappelant  avec  respect  l'honnête  et  sainte  misère  mêlée  de 
propreté  et  d'orgueil,  qui  entourait  le  savant  auteur  de  Y  Histoire 


HISTOIRE   D'UNE   FAMILLE   BOURGEOISE  457 

des  Français,  l'entendront  raconter  son  entrée  chez  les  frères  : 
«  J'étais  poudré  à  frimas,  je  portais  un  habit  couleur  de  rose,  à 
boutons  d'acier  :  on  eût  dit  tous  les  diamants  de  la  couronne  ;  le 
tout  se  complétait  d'une  paire  de  manchettes  et  d'une  culotte  de 
soie  gorge  de  pigeon.  »  Aussi  bien,  la  classe  entière,  éblouie  à 
l'aspect  de  cet  ancien  dragon,  de  cet  ancien  philosophe  de  dix-sept 
ans,  se  leva  dans  un  transport  unanime,  et  M.  de  Belcombe  fut 
salué  jusqu'à  terre.  «  11  me  semble  que  j'y  suis  encore  aujourd'hui, 
ajoutait  M.  Monteil,  et  puis  cela  m'amuse,  cela  me  plaît  de  me 
moquer  de  moi-même...  »  ïl  disait  vrai  ;  il  avait  le  sourire  facile  à 
son  endroit,  et  jamais  on  ne  l'a  entendu  parler  de  lui-même  que 
de  la  façon  la  plus  simple  et  la  plus  naïve.  Il  n'est  occupé  que  des 
siens  dans  cette  biographie,  écrite  à  la  fin  de  sa  journée.  A  peine 
a-t-il  indiqué  les  endroits  faibles  de  ses  premières  années  ;  il  s'ar- 
rête, et  vous  ne  trouvez  plus  que  de  longues  pages  blanches  dans 
ce  chapitre  dont  il  devait  être  le  héros.  Tout  le  reste  de  ce  livre, 
écrit  avec  la  plume  du  testament,  sera  consacré  à  sa  femme,  à  son 
fils,  et  vous  n'entendrez  plus  de  ce  savant  homme  que  ses  gémis- 
sements et  ses  larmes.  Il  ne  vous  dira  même  pas  par  quel  procédé, 
par  quelle  suite  infinie  de  raisonnements  et  de  recherches,  il  est 
arrivé  à  écrire,  dans  un  système  historique  dont  il  est  l'inventeur, 
son  Histoire  des  Français  des  divers  états,  ces  huit  tomes  si  rem- 
plis de  faits,  de  recherches  et  de  découvertes,  auxquels  il  a  atta- 
ché son  nom  d'une  façon  impérissable. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  ici  tenter  une  dissertation  dans 
les  formes,  et  remplacer  par  une  déclamation  historique  le  simple 
récit  de  cette  vie  honorable,  honorée  !  Il  faudrait  avoir  certains 
droits  que  je  n'ai  pas  pour  porter  un  jugement  définitif  sur  ce  livre 
étrange  et  sans  antécédents  ;  il  est  le  seul  de  son  genre  et  de  son 
esprit  au  milieu  de  tant  et  tant  de  témoignages  si  divers  que  les 
siècles  écoulés  laissent  après  eux  d'ordinaire.  C'est,  à  proprement 
dire,  le  recueil  des  monuments,  des  petits  et  des  grands  métiers 
de  l'ancienne  France,  et,  pendant  que  le  père  Montfaucon,  dans  ses 


158       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

quatorze  volumes  in-folio,  s'attache  surtout  au  solennel  témoi- 
gnage de  la  grande  histoire  où  les  rois,  les  princes  et  les  capi- 
taines illustres  sont  appelés  à  jouer  le  rôle  principal,  l'historien 
des  divers  états  s'attache  aux  débris  plus  humbles  que  laissent 
après  eux,  en  passant  sur  cette  terre  vouée  aux  disputes,  la  bour- 
geoisie et  le  peuple  de  France. 

Ouvrez,  au  hasard,  un  des  tomes  du  père  Montfaucon,  vous  ren- 
contrerez, à  coup  sûr,  l'image  fidèle  des  pompes,  du  luxe  et  de  la 
majesté  des  royautés  d'autrefois  :  les  couronnes,  les  armes,  les 
devises,  les  blasons,  les  coupes  d'or.  M.  Monteil,  au  contraire, 
dans  ses  Monuments  de  la  bourgeoisie,  s'attache  à  tout  ce  qui  a 
vécu,  à  tout  ce  qui  a  servi,  a  tout  ce  qui  a  souffert  bourgeoise- 
ment. Au-dessous  des  gloires,  des  pourpres  et  des  trônes,  dans 
l'univers  qui  travaille  et  qui  se  résigne,  dans  le  peuple  des  artisans 
et  des  artistes,  dans  l'échoppe,  dans  le  marché,  H.  Monte:!  a  placé 
sa  tente,  il  n'en  veut  pas  sortir  :  là,  il  vit,  il  règne;  là,  il  entasse, 
avec  un  acharnement  incroyable,  toutes  sortes  de  détails,  de  for- 
mules, d'accents,  de  formes,  au  milieu  d'un  monceau  de  chartes, 
de  comptes,  de  fragments,  de  poussières.  Tout  compte  ici  :  pas  un 
feuillet  qui  n'apporte  sa  découverte,  et  pas  une  ligne  qui  ne  soit 
une  révélation  ;  —  tout  sert  ici,  même  un  parchemin  roussi,  un 
grain  de  sable,  un  fragment,  un  écho.  Dans  cette  laborieuse  recon- 
struction des  temps  d'autrefois,  il  n'y  a  pas  une  loi  abolie,  pas  un 
usage  oublié,  pas  un  métier  renversé,  pas  un  droit  périmé,  pas  un 
feuillet  où  la  main  d'un  artisan  ait  tracé  quelques  lignes  au  ha- 
sard, qui  ne  devienne  à  la  longue  une  précieuse  trouvaille.  C'est 
ainsi  que  M.  Monteil  a  composé  ses  huit  tomes  de  Y  Histoire  des 
Français  des  divers  états,  de  ces  voix,  de  ces  rumeurs,  de  ces 
blasphèmes,  de  ces  chartes  déchirées,  de  ces  lois  en  lambeaux,  de 
ces  tessons  et  de  ces  haillons  du  temps  passé  que  la  révolution 
de  1792  avait  jetés  aux  quatre  vents  du  ciel. 

Ce  fut  de  très-bonne  heure,  et  avec  une  rare  persistance,  que 
M.  Monteil,  dans  sa  pensée  et  plus  tard  dans  ses  livres,  déclara 


HISTOIRE    D  UNE    FAMILLE    BOURCxEOISE  1o9 

une  guerre  acharnée  à  ce  qu'il  appelait  dédaigneusement  Y  histoire 
bataille,  et  ce  n'est  pas  sans  un  certain  plaisir  que  l'on  voit  cet 
implacable  ennemi  de  Yhistoire  bataille  installé  dans  la  chaire 
d'histoire  de  l'École  militaire  au  commencement  de  ces  guerres 
terribles  et  de  ce  gigantesque  empereur.  M.  Monteil,  chose  gaie 
à  raconter,  enseignant  à  ces  maréchaux  en  herbe  et  en  fleur  la 
supériorité  de  l'outil  sur  l'épée,  l'excellence  du  forgeron  sur  le 
capitaine,  et  la  priorité  du  laboureur  sur  le  maréchal  de  France, 
n'est-ce  pas  là,  je  vous  prie,  une  bonne  histoire?  Et,  si  l'empereur 
s'était  douté  de  l'enseignement  de  son  professeur  d'histoire,  aus- 
sitôt quel  éclat  de  rire  et  quel  froncement  de  sourcil  olympien! 
mais  ces  jeunes  gens  de  l'École  militaire  écoutaient  à  peine  les  dé- 
couvertes du  jeune  professeur,  occupés  qu'ils  étaient  au  bruit  des 
canons,  au  choc  terrible  des  armées,  à  l'acre  odeur  de  la  poudre 
enivrante.  L'audace,  l'ardeur  et  l'ambition  de  cette  jeunesse  étaient 
déjà  bien  loin  des  bancs  de  l'école  :  elles  traversaient,  à  la  suite  de 
Bonaparte,  ces  montagnes  abaissées,  ces  vallées  aplanies,  ces  fleuves 
domptés,  ces  villes  conquises.  Dans  son  école,  où  il  était  le  bar- 
bare, le  jeune  professeur  se  trouvait  cruellement  isolé  :  ces  bouil- 
lants élèves  ne  voulaient  rien  comprendre  aux  étranges  enseigne- 
ments de  leur  maître  ;  ils  le  regardaient  comme  un  ancien  oratorien 
à  demi  ressuscité,  qui  leur  parlait  d'Alexandre  et  de  César.  Fi  ! 
Alexandre  et  César,  à  l'heure  où  l'univers  à  genoux  ne  parlait  que 
de  Napoléon  Bonaparte  !  Insensé!  à  ces  imberbes  sous-lieutenants 
il  racontait  Bouvines,  le  lendemain  d'Austerlitz  ! 

Il  paraît  que  ces  premières  années  d'enseignement  à  l'école 
militaire  de  Fontainebleau  furent  longues  et  tristes  à  ce  jeune 
homme,  et  qu'il  y  fit  le  rude  apprentissage  de  la  solitude  et  de 
l'isolement.  Il  était  déjà  un  savant  absorbé  par  la  science;  mais  la 
science  ne  lui  suffisait  pas.  Il  regrettait  la  maison  paternelle;  il 
rêvait  un  meilleur  avenir,  l'avenir  à  deux!  Un  jour  d'hiver,  par  un 
vent  froid  qui  lui  fouettait  la  neige  au  visage,  il  se  rendait  à  la 
classe  du  malin:  à  l'angle  même  delà  place,  et  non  loin  du  château. 


160       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

il  fit  la  rencontre  d'un  corbillard;  le  vent  soulevait  la  tenture 
funèbre  et  laissait  la  bière  à  découvert.  —  Il  arriva  dans  sa  chaire 
encore  tout  ému,  et  la  leçon  commença.  Comme  ou  l'écoutait  un 
peu  moins  qu'à  l'ordinaire  (quelque  bulletin  de  la  grande  armée 
circulait  dans  l'école),  il  se  hâta  de  conclure,  et  il  revint  en  toute 
bâte  à  son  logis.  Une  lettre  l'attendait  :  son  père  était  mort  il  y 
avait  huit  jours,  à  cinq  heures  du  malin,  paisible  et  joyeux,  après 
une  douce  agonie,  en  prononçant  le  nom  de  son  fils  absent.  Les 
uns  et  les  autres,  nous  avons  tous  trouvé  à  notre  porte,  en  revenant 
de  quelque  travail  ou  de  quelque  folie,  la  lettre  cachetée  de  noir, 
et  nous  nous  souvenons  de  cette  heure  d'étonnement,  de  pitié,  de 
douleur,  de  reconnaissance,  de  respect;  il  vous  semble  alors  que 
ce  père,  qui  vous  aimait  tant  et  qui  n'est  plus,  vous  ne  l'avez  pas 
assez  aimé.  Heure  terrible,  où  la  mémoire  et  la  reconnaissance, 
venant  en  aide  à  vos  respects,  vous  montrent,  dans  un  vif  relief, 
tous  les  biens  que  vous  avez  perdus  ! 

Peu  de  temps  avant  sa  mort,  M.  Jean  Monteil,  songeant  à  son 
fils  absent  et  se  rappelant  ce  mot  de  l'Écriture  :  Vœ  soli!  —  mal- 
heur à  celui  qui  vit  seul  !  —  avait  songé  à  le  marier,  et  il  avait  fini 
par  rencontrer  une  douce  et  charmante  créature,  que  l'on  eût  dit 
faite  à  l'image  de  feu  madame  Monteil.  L'histoire  de  ma  femme  est 
simple  et  touchante,  et  j'ai  grand'peur  de  la  gâter.  ■  Elle  et  moi, 
dit  M.  Monteil  parlant  de  cette  femme  aimée  entre  toutes,  le  ciel 
nous  avait  faits  l'un  pour  l'autre  ;  elle  avait  pour  armoirie  une 
aiguille,  et,  moi,  j'avais  une  plume  en  sautoir  de  cette  aiguille 
diligente.  »  En  effet,  la  jeune  et  très-jolie  madame  Monteil  ne 
remontait  pas  plus  haut  en  sa  généalogie  qu'à  son  grand'père, 
maréchal...  ferrant  de  son  métier,  mais  sans  contredit  le  plus  riche 
et  le  plus  heureux  des  maréchaux  de  France. 

11  vivait,  il  forgeait  au  temps  illustre  de  M.  le  maréchal  général, 
vicomte  de  Turenne,  et  de  M.  le  duc  de  Luxembourg.  Il  s'ap- 
pelait le  petit  Rivié,  lorsqu'un  jour  qu'il  était  en  train  de  ferrer 
ses  chevaux,  il  eut  la  chance  heureuse  de  tirer  d'affaire  un  très- 


HISTOIRE   D  UNE    FAMILLE   BOURGEOISE  101 

beau  cheval;  le  cheval  appartenait  à  un  colonel,  et  le  colonel  fit 
obtenir  au  petit  Rivié  l'entreprise  des  remontes  du  Royal-Dragons. 
Bref,  à  force  de  fournir  des  chevaux  aux  dragons,  le  petit  Rivié 
fit  son  chemin  dans  le  monde;  il  devint  peu  à  peu  le  grand  Rivié, 
et  quand  il  eut  trouvé  plusieurs  millions  sous  les  pieds  de  ses 
chevaux  (en  dépit  du  proverbe),  il  voulut  revenir  au  pays  natal,  à 
Severac-le-Chàtel.  Severac  est  une  façon  de  petite  ville  en  Bour- 
gogne, autrefois  chef-lieu  du  duché  d'Arpajon,  ville  de  peu  de 
fumée  et  de  peu  de  bruit,  dans  laquelle  avait  débuté,  petit  com- 
pagnon, ce  même  Rivié  le  grand,  si  habile  à  battre  le  fer  quand 
le  fer  était  chaud.  Comme  il  passait  devant  la  forge  de  son  ancien 
maître,  hélas  !  le  fer  était  froid  à  demi,  le  soufflet  était  sans  souffle, 
et  l'enclume  sans  marteau.  —  Il  avint  que  la  chaise  du  grand 
Rivié  se  brisa  net  au  milieu  de  l'essieu.  Grand  émoi  dans  la  forge  ! 
Le  maître  de  céans  était  seul.  Que  fait  Rivié?  Il  met  habit  bas,  et 
il  forge...  à  la  façon  des  Cyclopes  dans  Y  Iliade.  Alors  le  vieux  for- 
geron, réveillé  par  ce  marteau  d'enfer  qui  lui  rappelait  l'accent 
vibrant  des  jeunes  années  :  «  Par  saint  Éloi  !  s'écria- t-il,  qui 
forge  ainsi?  C'est  le  diable!...  ou  c'est  toi,  mon  petit  Rivié  !  » 

On  voit  que  le  grand  Rivié  avait  été  mis  au  monde  tout  exprès 
pour  y  faire  quelque  bruit.  Il  y  fit  peu  de  bruit,  il  y  fit  beaucoup 
de  bien.  Pas  un  de  ses  parents  qui  n'eût  sa  part  dans  cette  fortune. 
Chose  étrange,  et  qui  se  voit  pourtant  assez  souvent  chez  MM.  les 
fournisseurs ,  plus  le  grand  Rivié  donnait,  plus  il  était  riche. 
Il  finit  par  donner  sa  fille  aînée  à  M.  le  marquis  de  Lusignan,  et 
il  faisait,  certes,  une  belle  parenté  à  la  petite  Rivié  :  d'un  côté,  la 
féeMélusine;  d'autre  part,  le  royaume  de  Chypre;  un  peu  plus 
loin,  la  couronne  de  Jérusalem  ;  des  princes  partout.  Malheureuse- 
ment, cette  Lusignan-Rivié  mourut  sans  enfants,  et  elle  fut  si 
complètement  absorbée  en  cette  illustre  famille,  qu'il  en  fut  de  sa 
dot  comme  du  royaume  de  Chypre  et  de  Jérusalem,  un  souvenir, 
une  ombre,  un  néant.  Eh  bien,  voyez  la  misère  des  grandeurs 
humaines,  l'humble  dot  de  la  jeune  madame  Amand  -Alexis  Montcil 

M 


16-2       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

portait  sur  une  ancienne  constitution  de  rente  qui  provenait  de 
cette  Rivié-Lusignan   ou   Lusignan-Rivié,    et  jamais  le  petit 
ménage  n'en  put  rien  tirer.  Souvent  M.  Monteil  disait  à  sa  femme  : 
«  Il  faudra  chercher  votre  fortune  sur  les  brouillards  de  Chypre  et 
de  Jérusalem,  û  vous,  l'auguste  alliée  de  tant  de  rois!  »  L'autre 
part  de  cette  dot,  qui  eût  fait  tant  de  bien  et  rendu  tant  d'utiles 
services  à  ces  pauvres  gens,  était  placée  (écoutez  ceci)  sur  un 
sixième  de  l'ancienne  baronnie  de  Lugnas,  antique  château,  sur 
les  rives  mêmes  de  l'Aveyron.  Hélas!  la  principauté,  la  baronnie 
et  les  deux  royaumes, —  autant  de  brouillards  !  Dans  les  moments 
de  gêne  (ils  furent  nombreux  et  cruels),  M.  Monteil  écrivait  à  sa 
femme  :  A  Son  Aîtesse  madame  la  baronne  de  Lugnas  dans  son 
ex-royaume  de  Chypre  et  de  Jérusalem.  Mais  quoi!  Il  leur  fallait 
si  peu  pour  vivre  !  Il  était  le  plus  laborieux  et  le  plus  ingénu  de 
tous  les  hommes;  il  trouvait  dans  cette  jeune  femme  un  sens  droit, 
une  âme  juste,  un  esprit  ferme.  On  eût  dit  que  le  Ciel  l'avait 
destinée  à  cette  vie  austère,  à  ce  dévouement  de  tous  les  jours. 
Elle  avait  été  élevée  au  couvent,  où  chaque  mère  et  chaque  sœur 
la  voulaient  retenir;  mais  elle  n'y  voulut  pas  rester,  pour  avoir 
vu  mourir  et  s'éteindre  dans  ses  bras  une  innocente  créature, 
belle  comme  les  auges.  Sœur  Marthe  avait  à  peine  vingt-cinq  ans, 
et  — l'impatiente  ! — elle  avait  prêté  l'oreille  aux  accents  d'un 
jeune  homme  du  voisinage,  qui  venait  chanter  ses  peines  à  minuit, 
sous  les  murs  du  couvent.  Elle  fut  surprise  au  moment  où,  par 
une  échappée  à  la  muraille,  elle  tendait  la  main  au  beau  chanteur. 
Alors,  pour  la  châtier  par  une  grande  peur,  on  cite  la  sœur  Marthe 
au  tribunal  des  révérendes  et  on  la  condamne  à  cette  mort,  d'une 
espèce  particulièrement  horrible,  qui  remonte  aux  premières  gar- 
diennes du  feu  sacré  dans  le  temple  de  Vesta.  Condamnée,  on  la 
vint  prendre,  la  pauvre  fille  !  et  elle  fut  jetée  au  fond  de  Yin-pace, 
au  chant  funèbre  du  De  profundis!  Épreuve  horrible,  et,  quand, 
deux  ou  trois  heures  après,  on  vint  pour  la  tirer  de  son  cachot... 
elle  était  folle!  Elle  disait  souvent,  dans  sa  folie,  des  mots  sensés, 


HISTOIRE   DUNE    FAMILLE   BOURGEOISE  163 

des  paroles  véhémentes.  Elle  mourut  enfin  ;  on  l'enterra  sous  les 
amandiers  du  jardin,  et  la  petite  Annette,  au  fond  de  l'âme,  se 
promit  à  elle-même  qu'elle  ne  porterait  pas  le  voile  éternel. 

Un  matin,  les  portes  de  tous  les  cloîtres  s'ouvrirent  d'elles- 
mêmes  ;  la  vie  et  le  soleil  envahirent  ces  sombres  maisons  !  An- 
nette  s'enfuit,  légère  comme  une  abeille;  elle  vit,  enfin,  ce  monde 
qui  lui  apparaissait  si  glorieux  à  travers  les  grilles  de  sa  prison. . . 
Non,  ce  n'était  pas  là  le  monde  enchanté  de  ses  rêves!  Il  obéis- 
sait, en  ce  moment,  à  toutes  les  mauvaises  puissances;  l'anarchie 
avait  brisé  toutes  les  barrières  ;  l'improbité  et  le  despotisme  avaient 
fait  de  la  société  humaine  une  espèce  de  jeu  de  hasard,  où  chacun 
jouait  avec  des  dés  pipés  son  propre  honneur  et  sa  fortune  contre 
la  fortune  et  l'honneur  de  son  voisin  :  époque  funeste  de  batailles 
sans  nom  que  se  livrent  des  malheureux  sur  un  sol  miné  de  toutes 
parts  !  Partout  la  nuit,  le  silence,  l'horreur,  le  joug,  la  spoliation 
etfrénée,  et  la  faim  et  la  peur.  Annette  alors  regretta  le  cloître  et 
la  tombe  des  filles  ensevelies  sous  l'amandier  en  fleur.  Elle  as- 
sista, cette  enfant,  à  toutes  ces  morts  violentes  sur  les  échafauds 
ambulants  !  Son  père  était  riche,  il  fut  pauvre  !  Il  habitait  un 
magnifique  hôtel,  la  maison  même  du  grand  Rivié,  il  fallut  que 
le  père  de  famille  vendît  ses  tableaux,  ses  livres,  ses  meubles  pré- 
cieux; il  fallut  vendre  enfin  la  maison  même,  et  se  retirer  avec 
ses  neuf  enfants  dans  une  chétive  métairie  de  deux  charrues.  On 
raconte  que,  dans  ce  petit  coin  de  terre  à  l'abri  de  tant  d'orages, 
sous  ce  chaume,  il  y  eut  comme  une  trêve  de  Dieu  parmi  ces  pauvres 
gens,  occupés  de  mille  petits  travaux  assortis  avec  leur  intelligence 
et  leur  jeunesse.  Us  s'étaient  partagé  les  travaux  de  cette  maison 
rustique  :  les  garçons  tenaient  la  charrue,  et  les  filles  avaient  soin 
du  ménage;  Annette  allait  dans  les  champs,  gardant  les  moutons; 
elle  avait  alors  ses  dix-sept  ans;  elle  portait  une  robe  qu'elle 
avait  filée  :  «  Annette  était  dans  la  prairie,  et  Lubin  n'était  pas 
loin,  »  dit  M.  Montcil.  Lubin,  c'était  lui-même.  Il  obéit  au  dernier 
vœu  de  son  père,  et,  chargé  d'espérance,  léger  d'argent,  il  s'en 


4  64  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

vint  chercher  cette  noble  main,  qui  lui  était  promise.  A  peine  ma- 
rié, il  fallut  partir  et  quitter  le  lit  nuptial,  «  dont  la  courtine  était 
faite  d'une  robe  de  ma  mère.  i  Adieu  donc,  ô  solitudes  aimées! 
adieu,  gazon,  fontaines,  doux  et  riant  soleil  !  >  Quand  nous  fûmes 
parvenus  à  un  certain  détour  que  fait  la  route,  au  bout  du  champ 
Maifeu,  entre  la  châtaigneraie  et  le  ruisseau  :  «  Voici,  »  me  dit-elle, 
i  les  limites  de  nos  domaines,  je  n'ai  jamais  été  plus  loin  ;  et  main- 
»  tenant  allons  où  vous  allez,  mon  cher  mari!...  »  Et  elle  se  mit 
à  marcher  d'un  bon  pas...  » 

Ils  allaient  ainsi,  rêvant  l'un  et  l'autre  à  ce  vieux  roman  des 
heures  choisies,  et  conjuguant  le  verbe  aimer  pour  la  première 
fois.  Ils  passèrent,  toujours  causant  et  devisant,  par  Issoire ,  et 
par  Clermont,  et  par  Moulins.  A  Pouilly,  où  le  vin  est  bon  et  pé- 
tillant, un  homme  voulut  embrasser  Annelte,  et  peu  s'en  fallut  que 
cet  impudent  ne  payât  sa  témérité  de  sa  vie.  Annette  retint  le  bras 
de  son  mari  :  elle  était  si  douce!  il  était  si  vif  :  on  les  pouvait 
comparer,  elle  et  lui,  aux  armes  d'Angleterre  :  une  rose  au  repos, 
un  lion  en  action.  — Ils  traversèrent  Pouilly,  Cosnes,  Montargis, 
Nemours,  et  enfin  les  voici  à  Fontainebleau,  «  près  de  notre  pain 
quotidien,  i  L'humble  ménage  ne  savait  pas  qu'il  n'avait  guère 
qu'une  année  à  passer  à  Fontainebleau ,  une  douce  et  heureuse 
année,  aux  limpides  clartés  de  la  lune  de  miel,  comme  le  bon  Dieu 
en  réserve  aux  honnêtes  gens.  Ou  vivait  de  peu,  on  travaillait 
nuit  et  jour.  Dans  une  note  destinée  à  accompagner  les  livres  qu'il 
mettait  en  vente  aussitôt  qu'il  n'avait  plus  de  science  à  en  tirer, 
M.  Monteil  s'est  rendu  à  lui-même  cette  justice,  que  pas  une 
heure  de  sa  vie  n'a  été  perdue.  «  Ah  !  c'est  que  j'ai  eu  quarante 
ans  d'une  imperturbable  santé  et  d'une  imperturbable  applica- 
tion. ■  Notez  bien  qu'il  ne  dit  pas  qu'il  n'a  jamais  été  jeune  : 
il  croirait,  disant  cela,  blasphémer  contre  celui  qui  a  fait  la  jeu- 
nesse et  qui  l'a  gardée  éternelle  pour  lui-même;  il  a  été  jeune, 
surtout  quand  il  s'est  vu  cette  douce  compagne  de  sa  vie  et  de  ses 
travaux . 


HISTOIRE   D  UNE    FAMILLE    BOURGEOISE  4 Go 

«  Nous  avions  acheté,  nous  dit-il,  une  propriété  d'un  demi- 
arpent  qui  entourait  une  maisonnette  à  deux  lieues  de  la  ville,  et, 
chaque  jour,  au  sortir  de  ma  classe,  je  prenais  bravement  le  che- 
min du  mail  de  Henri  IV.  J'allais  vite,  car,  à  mi-chemin,  sous  un 
vieil  orme  de  la  forêt,  j'étais  sûr  de  trouver  Annette,  qui  déjà  avait 
mis  notre  couvert  dans  ce  beau  salon  tout  rempli  de  l'or  des 
genêts  fleuris  et  dont  la  voûte  était  supportée  par  des  bouleaux 
sans  nombre,  en  guise  de  colonnes  d'argent.  Elle  aimait  les  fleurs, 
ma  chère  Annette,  elle  aimait  l'espace,  le  silence,  la  solitude;  elle 
était  jeune,  de  bonne  humeur  et  de  bon  appétit.  Que  ces  repas 
étaient  charmants  !  Quelle  grâce  à  tout  dire  et  quelle  gaieté  à  tout 
entendre!  Elle  devisait  si  bien  de  toutes  choses;  elle  voyait  si  beau 
l'avenir,  elle  supportait  si  gentiment  notre  humble  fortune  !  Elle 
était  l'économie  en  personne.  Hélas!  je  la  vois,  je  l'entends  en- 
core, à  l'ombre  heureuse  de  ces  beaux  arbres,  m' apprenant  qu'elle 
était  mère.  Une  larme  brillait  dans  ses  beaux  yeux,  bleus  comme 
le  ciel.   » 

Vous  pensez  que  cette  humble  félicité  rencontra  des  envieux  et 
des  mécontents.  La  chaire  du  jeune  professeur  fut  supprimée  ;  il 
fallut  renoncer  à  la  maisonnette,  au  jardin,  au  grand  bois,  aux 
genêts  d'or.  La  ville  immense  allait  absorber  les  deux  modestes 
créatures;  que  dis-je,  la  ville?  Un  faubourg  !  et,  dans  ce  faubourg, 
une  sombre  maison,  une  chambre  sans  feu  où  leur  enfant  allait 
voir  le  jour! 

Pas  un  ami,  pas  une  espérance!  Chaque  matin,  le  malheureux 
Monteil  se  mettait  en  quête  d'un  emploi  qui  le  fit  vivre  à  peu  près  ; 
chaque  soir,  il  rentrait  dans  son  grenier,  plus  malheureux  et  plus 
découragé  qu'il  n'était  le  matin.  A  la  fin  de  l'hiver,  et  ne  voyant 
rien  venir,  ces  deux  malheureux  (ils  étaient  trois  maintenant)  : 
«  Allons!  se  disaient-ils,  Taris  ne  veut  pas  de  nous,  revenons  à 
notre  canton.  »  Ils  y  revinrent  à  pied  par  les  beaux  jours  du  mois  de 
niai,  qui  semblait  les  reconnaître;  ils  vécurent  de  légumes  et  de 
laitage,  c  A  nous  trois,  nous  dépensions  soixante  francs  tous  Ios 


166       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

trente  jours.  »  Déjà  M.  Monteil  commençait  à  mettre  en  ordre  les 
divers  matériaux  de  son  Histoire  du  xvc  siècle;  il  en  écrivait  les 
premiers  chapitres,  vous  pensez  avec  quel  ravissement! 

«  Chère  Annette,  écoutez  ce  que  je  viens  d'écrire.  »  Elle  réécou- 
tait à  me  ravir.  Son  esprit,  inquiet  non  pour  elle,  inquiet  pour 
notre  enfant,  voyait  déjà,  grâce  à  mon  livre  naissant,  s'entr'ou- 
vrir  quelqu'une  de  ces  splendides  cavernes  remplies  de  diamants 
et  de  perles  dont  il  est  parlé  dans  les  féeries.  «  Va,  »  reprenait-elle, 
c  et  bon  courage  !  Nous  mangerons  maintenant  du  pain  dur,  nous 
»  aurons  du  pain  blanc  pour  notre  fils.  »  0  pauvre  femme  !  elle  n'a 
mangé  comme  moi  que  le  pain  amer;  le  pain  blanc  n'est  venu  pour 
elle,  ni  pour  moi,  ni  pour  notre  fils;  le  grain  que  nous  avons  semé 
ne  lèvera  que  sur  nos  tombeaux  !  » 

Ils  ont  vécu  (c'est  un  beau  mot)  d'espérance  et  d'eau  fraîche.  Il 
avait  pour  se  sauver  l'enthousiasme  de  son  travail,  elle  avait  l'en- 
thousiasme de  son  mari.  De  l'an  1808  à  l'année  1812,  ils  furent 
pareils  à  deux  oiseaux  sous  la  feuillée.  Ils  vivaient  de  quelque 
tâche  qui  se  présentait  de  temps  à  autre,  et,  pour  peu  que  le  dîner 
du  lendemain  fût  assuré,  il  se  remettait  à  rêver  la  gloire  et  la  for- 
tune à  travers  les  pages  de  ce  livre  fait  et  refait  si  souvent  ;  car, 
et  ceci  n'est  pas  une  observation  vaine,  le  lecteur  peut  être  sûr 
t[ue  plus  l'artiste  est  pauvre,  inconnu,  oublié,  solitaire,  plus  il  en- 
toure son  œuvre  naissante  de  ses  déférences  paterpelles.  «  La  foi, 
dit  l'apôtre,  soulève  des  montagnes  !  »  la  foi  de  M.  Monteil  a  soulevé 
des  montagnes  de  papier  et  de  parchemin  ramassés  dans  les  char- 
triers,  dans  les  ruines  et  dans  les  cendres  de  quarante  mille  mai- 
sons à  tourelles  et  à  créneaux  qui  étaient  les  reines  et  les  impé- 
ratrices de  toutes  les  autres  maisons  du  royaume  de  France.  Il 
s'attachait  à  ces  fragments  épars,  comme  tant  d'autres  hommes 
s'étaient  attachés  à  la  terre  même  des  victimes  de  la  révolution 
française.  Ce  qu'il  a  retrouvé  dans  ces  papiers  lacérés  par  tant  de 
mains  ignorantes  ou  spoliatrices  ne  pourrait  se  calculer.  Ce  qu'il 
a  réparé  dans  ces  lambeaux,  lui-même  il  ne  le  savait  pas,  A  la 


HISTOIRE    DUNE    FAMILLE   BOURGEOISE  -167 

flamme,  au  naufrage,  à  l'Océan  il  eût  disputé  ces  fragments  qui 
étaient  tout  son  livre.  Les  vents  de  la  Tamise,  un  jour,  ont  jeté  dans 
les  flots  de  la  Seine  une  masse  de  vélin  brûlé  à  AYestminster... 
Chose  incroyable  et  inouïe  pour  qui  ne  connaît  pas  M.  Monteil,  il 
a  fait  son  profit  de  cette  bouillie  écrite  en  lettres  saxonnes  dans 
une  langue  dont  il  ne  savait  pas  le  premier  mot  ! 

Dans  ces  fragments  précieux  de  tous  les  âges  de  notre  histoire, 
il  a  trouvé  toutes  les  parties  de  son  livre;  il  a  rencontré,  dégagés 
du  souci  de  la  guerre,  des  luttes  parlementaires,  des  querelles 
religieuses,  de  l'envahissement  du  pouvoir  royal,  la  nation  igno- 
rée, la  nation  des  agriculteurs,  des  artisans,  des  commerçants,  des 
magistrats,  la  noblesse  au  dernier  échelon,  la  bourgeoisie  et  le  bas 
clergé.  11  exaltait  les  choses  ignorées;  il  glorifiait  les  forces  mé- 
connues; il  racontait  les  œuvres  dédaignées;  lui  aussi,  il  aurait  pu 
dire  en  toute  sécurité  de  conscience  :  «  A  chacun  selon  ses  œuvres  !  » 
11  avait  sur  le  visage,  il  avait  au  fond  de  son  âme  le  contentement 
et  la  bonne  humeur  de  l'honnête  homme  qui  accomplit  dignement 
la  tache  de  chaque  jour  à  travers  les  âges  successifs  de  la  vie,  et, 
rien  qu'à  le  voir,  il  était  impossible  de  ne  pas  se  rappeler  cette 
parole  d'un  de  ces  grands  capitaines  dont  il  ne  voulait  même  pas 
prononcer  le  nom  :  «  qu'il  était  impossible  de  se  servir  d'un  homme 
mélancolique.  »  A  quoi  peut  être  bon,  d'ailleurs,  un  homme  qui 
est  mauvais  pour  lui-même?  et  quel  contentement  peut-on  espérer 
d'un  particulier  qui  n'est  jamais  content  de  lui? 

C'était  pourtant  une  rencontre  singulière  et  un  étrange  voisi- 
nage, ce  grand  ennemi  de  l'histoire  bataille  devenu  le  voisin  de 
campagne  de  Sa  Majesté  l'empereur  Napoléon  Ier,  l'un  si  pauvre  et 
si  gai,  l'autre  à  ce  point  gorgé  de  gloire  et  d'ennui.  11  s'ennuyait 
à  poursuivre  dans  les  bois  un  pauvre  cerf,  ce  roi  empereur  qui  vou- 
lait traquer  dans  ses  neiges  l'empire  énorme  de  Pierre  le  Grand 
et  de  Catherine  II,  pendant  que,  sur  la  lisière  de  sa  forêt,  madame 
Monteil  attendait,  effrayée  el  contente,  que  le  hasard  conduisit  au 
seuil  de  sa  cabane  cet  homme  qui,  d'un  mot,  les  pouvait  faire  si 


-168       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

heureux  et  si  riches. . .  Un  emploi  de  quinze  cents  francs  à  la  biblio- 
thèque de  Fontainebleau,  et  voilà  toute  une  famille  à  jamais  sauvée. 

Certes,  l'empereur  et  roi  a  manqué  là  une  belle  occasion  de  ré- 
concilier tout  au  moins  madame  Monteil  avec  l'histoire  bataille. 
Il  ne  vint  pas,  et  cette  maison  qu'il  aurait  dû  visiter,  il  fallut 
bientôt  la  lui  vendre.  Oui,  cette  humble  limite  des  plus  humbles  dé- 
sirs, ces  vignes  et  ces  pêchers,  la  chicorée  et  les  œillets,  il  fallut 
vendre  en  bloc  tous  ces  biens,  et  l'empereur  les  acheta  au  prix  de 
cinq  mille  francs  en  bel  or  des  contributions  de  tous  les  Etats  de 
l'Europe.  «  Par-devant  nous  et  mon  collègue,  notaire  à  Fontaine- 
bleau, il  a  été  convenu  ce  qui  suit  entre  dame  Monteil  et  Sa  Ma- 
jesté Napoléon  le  Grand,  empereur  des  Français,  roi  d'Italie,  pro- 
tecteur de  la  Confédération  du  Rhin.. .  ■>  Tout  ce  passage  rappelle  ce 
beau  mouvement  des  Mémoires  de  M.  de  Chateaubriand ,  laissé 
pour  mort  dans  les  rues  de  Bruxelles  et  s'ccriant  soudain  dans  une 
espèce  de  Te  Deum-.  «  Au  nom  du  roi,  laissez  passer  M.  le  vicomte 
de  Chateaubriand,  pair  de  France,  ambassadeur  du  roi  près  le 
saint -siège  apostolique.  ■  Et  M.  Monteil  de  faire  bon  marché  des 
grandeurs  de  sa  femme;  M.  de  Chateaubriand,  de  ses  propres 
grandeurs. 

La  maison  vendue,  Annette  voulut  revoir  une  dernière  fois  ces 
beaux  lieux  qu'elle  avait  tant  aimés,  et  la  voiture  qui  les  devait 
emmener  partit  sans  les  attendre.  En  vain  courait  Annette,  son 
frais  chapeau  à  la  main,  et  montrant  à  l'aquilon  ses  belles  joues 
que  frappaient  les  giboulées  de  mars  :  il  fallut  revenir  à  pied,  le 
père,  la  mère  et  l'enfant,  et  de  rire.  ■  Elle  prenait  si  facilement 
du  bon  côté  les  peines  de  la  vie!  elle  était  si  courageuse  et  si 
forte  !  i  Hélas  !  cette  plante  un  peu  frêle,  qui  avait  besoin  de  vivre  à 
l'air  pur  et  dans  la  libre  campagne,  à  peine  à  Paris  pour  la  seconde 
fois,  on  la  vit  bientôt  languir  à  l'ombre  funeste  de  ces  hautes 
maisons  semblables  à  des  tours  qui  ne  réparent  pas  leurs  brèches. 
Annette  était  une  fille  des  champs  ;  elle  aimait  à  retrouver  au  fond 
des  grands  bois  los  visions  décevantes  de  sa  jeunesse  à  peine  envo- 


HISTOIRE   D'UNE   FAMILLE   BOURGEOISE  1(39 


lée,  et,  maintenant  quelle  se  voyait  face  à  face  avec  la  réalité,  elle 
ne  comprenait  rien,  l'infortunée,  à  cette  vie  orageuse  des  belles 
lettres,  impuissantes  à  donner  à  son  mari  et  à  son  fils  leur  pain 
de  chaque  jour.  Ainsi  s'éteignit  cette  douce  paysanne  intelligente  ; 
elle  se  mourait  sans  une  plainte,  et  son  pâle  sourire  encourageait 
encore  les  efforts  stériles  du  malheureux  attaché  à  celte  glèbe 
savante  dont  la  moisson  reculait  toujours.  Enfin,  quelques  heures 
avant  l'heure  suprême,  elle  fut  prise  de  ce  mal  violent,  le  mal  du 
pays,  le  cher  souvenir  des  plaines  d'Argos,  et  elle  voulut  absolu- 
ment revoir  une  dernière  fois  les  villages,  les  hameaux,  les  jar- 
dins, dont  elle  savait  encore  toutes  les  histoires,  qu'elle  racontait  à 
son  foyer  sans  feu.  Ah!  bon  père  Monteil,  qui  êtes  allé  rejoindre 
enfin  votre  Annette  et  votre  Alexis,  que  de  fois  l'avez-vous  pressée 
de  vous  raconter  ces  histoires,  si  souvent  écoutées,  pour  l'unique 
plaisir  de  prêter  l'oreille  à  cette  voix  fraîche,  accentuée,  et  d'un 
timbre  si  doux  !  Elle  revoyait,  dans  ses  heures  sombres,  tous  les 
drames  et  tous  les  héros  de  ses  campagnes  ;  elle  revoyait  l'abbé 
Boiron  se  promenant  le  long  du  ruisseau,  son  bréviaire  à  la  main, 
le  vieux  Pierre  à  la  porte  de  sa  maison  blanchie  à  la  chaux  vive  et 
saluant  les  passants  d'un  coup  de  vin  nouveau,  et  le  braconnier 
Peyrabonne  appelant  à  haute  voix  M.  Dulac.  «  Vous  me  donnez 
bien  ce  fagot,  monsieur  Dulac?  »  criait  Peyrabonne.  Et,  comme 
Dulac  absent  n'avait  garde  de  répondre  :  «  Qui  ne  dit  mot  consent,  » 
reprenait  le  Peyrabonne;  et  il  emportait  la  bourrée  à  son  feu,  au 
grand  dommage  de  M.  Dulac.  Tels  étaient  les  souvenirs,  les  re- 
frains de  cette  chanson  printanière,   tableau  frais  et  charmant, 
visions  décevantes.  La  mort  planait  au-dessus  de  ces  beaux  rêves 
qu'elle  emportait  un  à  un.  En  même  temps  s'en  allait  l'argent  du 
petit  domaine.  Il  n'y  avait  plus,  sous  l'humble  toit  des  Monteil, 
d'autre  travail  que  le  travail  de  cette  lente  et  souriante  agonie. 
Après  bien  des  hésitations  et  bien  des  larmes,  Annette  partit  enfin, 
et  elle  arriva  dans  la  maison  paternelle  juste  à  temps  pour  y  mou- 
rir. 


HO       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 


«  Il  y  a  trois  endroits  où  je  ne  passe  jamais  sans  me  rappeler 
ma  chère  Annette  :  —  la  rue  de  Seine,  au  point  où  s'arrête  la  rue 
de  Tournon  :  en  cet  endroit,  ma  pauvre  femme,  si  légère  et  si 
vive,  se  prit  à  boiter,  piquée  au  pied  par  le  rhumatisme  :  «  Ah!  » 
dit-elle,  «  voici  mes  derniers  pas  heureux.  »  Une  autre  fois,  en  vue 
du  pont  Royal,  la  musique  passait,  suivie  de  ces  beaux  gardes  du 
corps.  Annette  me  dit  :  «  Je  n'y  vois  plus  guère,  un  nuage  est  sur 
mes  yeux.  »  Hélas!  mon  dernier  souvenir  raccompagne  jusque 
dans  la  cour  des  Messageries  royales,  où  je  la  vis  disparaître.  Elle 
me  disait  encore  :  Adieu!  adieu!  de  sa  douce  voix.  Chère  sainte! 
ô  mon  cher  amour  !...  Et  songer  que  je  ne  devais  plus  la  revoir!  » 

Elle  mourut,  en  effet,  loin  de  son  mari,  loin  de  son  jeune  en- 
fant, et  cette  mort  laissa  un  vide  immense  autour  de  ce  pauvre 
homme  qui  n1  avait  jamais  aimé  que  cette  femme,  et  qui  ne  devait 
pas  en  aimer  d'autre.  Une  chose  rare,  savez-vous,  dans  la  turbu- 
lente biographie  de  ces  hommes  qui  vivent  par  les  émotions,  par 
les  gloires  et  par  les  désespoirs  que  les  belles-lettres  amènent  avec 
elles,  c'est  de  rencontrer  un  homme  à  ce  point  dégagé  de  toute 
autre  passion,  et  qui  n'a  connu  dans  toute  sa  vie  que  les  ten- 
dresses légitimes.  Cet  homme  était  pourtant  le  contemporain  de 
ces  poètes,  de  ces  philosophes,  de  ces  hommes  d'État,  de  ces  capi- 
taines qui,  à  la  fin  de  l'Empire  et  dans  les  premiers  jours  de  la  Res- 
tauration, s'abandonnaient  sans  remords  et  sans  peur  à  toutes  les 
passions,  à  tous  les  hasards  de  ces  gloires  et  de  ces  fortunes  pas- 
sagères. M.  Monteil  a  vécu  au  milieu  de  ces  deux  mondes,  le 
monde  au  delà  et  en  deçà  de  la  République,  et,  dans  les  bruits, 
dans  le  luxe  et  dans  les  fêtes  de  la  toute-puissance,  il  est  resté 
calme  et  silencieux,  content  de  voir  sourire  sa  femme  et  son  en- 
fant, et  ne  demandant  au  ciel  que  le  pain  nécessaire  à  l'accomplis- 
sement de  la  tâche  qu'il  s'était  imposée.  Si  bien  que  les  faiseurs 
de  mémoires  d'outre-tombe  auront  beau  expliquer,  à  force  d'esprit 
et  d'éloquence,  les  événements  et  les  faiblesses  de  leur  cœur,  ils 
n'arriveront  pas,  que  je  sache,  en  dépit  de  toutes  ces  amitiés  si 


HISTOIRE   DUNE    FAMILLE   BOURGEOISE  171 

charmantes  et  de  toutes  ces  passions  si  naturelles,  et  tout  cou- 
verts de  deuil  de  ces  beautés  souveraines  qu'il  faut  ensevelir  de  ses 
mains,  au  simple  effet  de  ces  dernières  paroles  de  M.  Monteil,  se 
souvenant  de  sa  femme  expirée  et  de  cette  tombe  lointaine  rem- 
plie avant  l'heure.  Hélas!  cette  unique  et  charmante  créature  avait 
sauvé  deux  fois  la  vie  à  M.  Monteil.  Un  jour,  comme  il  lisait  Gré- 
goire de  Tours,  sous  un  des  chênes  de  Fontainebleau,  une  vipère  le 
menaçait  de  son  dard;  Annette,  arrivée  à  temps,  tua  la  vipère. 
Une  autre  fois,  comme  il  se  baignait  à  la  jonction  du  Loing  et  de  la 
Seine,  il  fut  emporté  parle  courant  rapide  ;  Annette  se  jeta  à  l'eau  et 
le  retira  des  bords  de  l'autre  monde.  «  Elle  était  là  quand  j'écrivais, 
suivant  d'un  regard  attentif  les  mots  échappés  à  ma  plume;  elle 
me  disait  souvent  :  C'est  bien!  Elle  m'encourageait  en  toute  chose; 
elle  était  là...  elle  n'y  est  plus!  » 


Déménagement.  —  Fleurs  et  parehemins.  —  Le  père  et  le  fils.  —  Le 
mémento  du  roi  Louis  XIV.  —  L'Histoire  des  Français  des  divers  étals. 
—  Le  rêve  et  le  réveil. 


Désormais,  il  restait  seul  au  monde  avec  son  fils  Alexis,  un 
noble  enfant  qui  donnait  déjà  les  plus  belles  espérances;  et  cet 
enfant,  devenu  un  savant  jeune  homme,  disparut  à  l'instant  même 
où  il  allait  tenir  toutes  ses  promesses.  Ceux  qui  ont  eu  l'honneur 
de  connaître  M.  Monteil  et  le  bonheur  d'en  être  aimés,  se  rap- 
pellent encore  et  se  rappelleront  toujours  avec  quelle  émotion  il 
parlait  de  son  fils  ;  deux  grosses  larmes  roulaient  à  ce  nom  chéri 
dans  ses  yeux  à  demi  éteints  par  le  travail.  Il  perdait  tout  ce  qui 
lui  restait  d'Annette  en  perdant  cet  enfant  de  leurs  chastes  amours; 
il  perdait,  en  perdant  son  fils,  un  ami,  un  camarade,  un  disciple, 


179  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

une  force,  un  appui  ;  il  avait  élevé  avec  le  plus  grand  soin  ce  fidèle 
compagnon  de  ses  travaux,  ce  constant  associé  de  sa  fortune,  et, 
quand  enfin  l'œuvre  et  l'enfant  grandis  ensemble  allaient  combler 
l'ambition  et  les  vœux  du  père  de  famille,  arrive  la  mort  qui,  d'un 
coup  de  sa  faux  dédaigneuse,  tranche,  en  passant,  cette  humble 
destinée.  On  frémit  rien  qu'à  penser  à  ces  douleurs,  i  Mon  petit 
Alexis  était  né  au  mois  d'août  1804.  Il  disait  souvent  qu'il  était 
né  républicain.  «  Ce  n'est  pas  la  peine  d'en  parler,  citoyen  Alexis,  » 
lui  disais-je  en  riant;  «  le  jour  même  de  ta  naissance,  l'orfèvre 
mettait  la  dernière  rnain  à  la  couronne  impériale  du  consul.  »  Cet 
enfant,  élevé  par  ces  deux  êtres  sérieux,  eut  à  peine  une  enfance; 
il  sentit  de  bonne  heure  le  poids  de  la  vie.  A  l'âge  de  treize  ans, 
il  était  déjà  d'un  grand  secours  ;  il  était  bon,  laborieux  et  juste; 
il  avait  en  lui  toutes  les  qualités  et  toutes  les  vertus  de  l'honnête 
homme.  «  Ame  loyale,  esprit  chaste,  il  m'aimait  comme  si  j'eusse 
été  le  bon  Dieu.  » 

M.  Monteil  était  alors,  en  dédommagement  de  sa  place  perdue 
à  l'école  de  Fontainebleau,  bibliothécaire  archiviste  de  l'école  de 
Saint-Cyr.  Là,  il  éleva  son  fils  jusqu'à  l'âge  de  quatorze  ans,  et 
ils  vivaient  en  paix  l'un  et  l'autre  à  l'abri  quelque  peu  bruyant  de 
cette  pépinière  héroïque,  lorsque  la  suppression  de  l'École,  en  1819, 
les  força  de  chercher  fortune  ailleurs.  Ils  portaient  ainsi,  sans  l'avoir 
mérité,  tout  le  poids  du  tumulte  et  des  tapages  de  tant  déjeunes 
capitaines,  ces  deux  êtres  cléments  et  dociles;  on  les  traitait,  le 
père  et  le  fils,  comme  des  révoltés,  et  ils  s'en  allaient  se  tenant  par 
la  main,  privés  de  mille  cinq  cents  francs  qui  les  faisaient  vivre,  et 
cherchant  dans  la  campagne  un  logis  en  belle  exposition,  avec  un 
jardin,  le  tout  pour  deux  cents  francs  de  loyer  tout  au  plus.  Jardin 
et  soleil,  fleurs  et  maison  pour  deux  cents  francs,  difficile  problème  î 
ils  tournèrent  trois  mois  autour  de  ce  problème  et  autour  de 
Paris. 

h  Après  avoir  visité  tant  et  tant  de  maisonnettes  dont  le  prix 
était  encore  trop  élevé  pour  notre  humble  fortune,  nous  revenons 


HISTOIRE    DUNE    FAMILLE   BOURGEOISE  473 

à  Versailles,  mon  fils  et  moi,  lorsque  au  pied  des  hauteurs  de  Chail- 
lot  :  «  Si  nous  grimpions  là-haut?»  me  dit  mon  fils;  «  quesait-on? 
«  tel  cherche  bien  loin  ce  qui  est  sous  sa  main.  »  Nous  montons. 
A  force  de  monter  du  côlé  de  Passy,  nous  arrivons  à  une  masure 
exposée  au  midi  ;  la  maison  était  délabrée;  et  le  jardin  était  inculte. 
On  nous  demande  justement  nos  deux  Cflftts  francs,  ni  plus  ni 
moins.  —  Tope  là  !  et,  huit  jours  après,  maîtres  de  nos  domaines, 
nous  labourions,  nous  semions,  nous  cultivions.  Qui  nous  eût  vus, 
nous  eût  pris  pour  deux  jardiniers  à  la  tâche  et  qui  ne  veulent 
pas  perdre  une  heure  de  la  journée.  Il  en  fit  tant,  le  pauvre  enfant, 
qu'il  tomba  malade,  et  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  fût  enlevé  par  la 
pleurésie;  ô  ciel!  je  n'avais  plus  guère  que  quatorze  ans  à  jouir 
de  sa  chère  présence  !  On  lui  défendit  la  bêche  ;  il  reprit  la  plume, 
et  je  fis  comme  lui  ;  nous  vivions  un  peu  au  hasard,  de  quelques 
écritures,  de  quelques  leçons,  de  quelques  trouvailles  aussi,  car 
nous  étions  deux  grands  fureteurs  dans  les  débris  que  la  révolution 
française  a  laissés  après  elle,  et,  quand  mon  fils  eut  compris  les 
trésors  que  pouvaient  renfermer  ces  vieux  papiers,  ces  parchemins 
jaunis,  et  que  ces  dépouilles  des  siècles  étaient,  en  effet,  la  parure 
et  l'ornement  de  l'histoire,  il  apporta  à  cette  quête  une  ardeur 
juvénile.  11  avait  le  tact,  il  avait  le  flair  de  l'antiquaire;  il  n'était 
jamais  si  content  que  lorsqu'il  avait  découvert,   dans   quelque 
arrière-boutique,  un  morceau  de  charte,  de  palimpseste,  des 
documents  inédits  voués  à  l'opprobre  de  l'épicier  ;  alors  vous 
l'eussiez  vu  de  toute  son  ardeur  fouiller  dans  ce  monceau  de 
témoignages  où  le  droit  féodal,  le  droit  monastique  et  les  munici- 
palités envahissantes  avaient  laissé  leur  empreinte  à  demi  effacée. 
Dans  cette  poursuite  de  l'inconnu  à  travers  les  titres  de  noblesse 
de  l'ancienne  France,  il  a  fait  de  merveilleuses  trouvailles.  Il  a  sauvé, 
le  sait-on?  d'une  ruine  complète  les  cartulnires  de  Saint-Vincent 
(Metz),  de  Saint -André,  de  Saint-Séverin  (Bordeaux),  et  celui  de 
l'abbaye  de  Vendôme.  On  lui  doit  le  recueil  des  décréfales  du 
vme  siècle,  et  les  comptes  perdus  de  tant  de  villes,  de  seigneu- 


m       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

ries,  de  châteaux,  de  bibliothèques,  et  grande  quantité  de  vieux 
titres  dont  se  sont  enrichis,  plus  tard,  le  ministère  de  l'intérieur, 
le  ministère  de  la  marine  et  celui  de  l'agriculture.  » 

Tel  était  leur  travail.  Dans  cette  chasse  ardente,  où  le  succès 
de  la  veille  annonçait  le  succès  du  lendemain,  ils  trouvèrent,  un 
beau  jour,  au  fond  d'un  vieux  coffre,  une  suite  de  petits  morceaux 
de  papier  chargés  de  notes  au  crayon.  C'était  lemementoàe  chaque 
jour  du  roi  Louis  XIV.  Le  grand  roi  avait  l'habitude  d'écrire  sur 
ces  feuillets  épars  la  chose  qui  le  frappait  au  moment  même  et 
dont  il  voulait  se  souvenir.  Ces  fragments  précieux,  où  se  retrouve, 
en  effet,  un  roi  occupé  de  ce  grand  art  du  gouvernement,  le  plus 
glorieux  et  le  plus  difficile  de  tous  les  arts,  furent  cédés  par  les 
inventeurs  à  la  bibliothèque  royale  pour  le  prix  de  cent  pistoles! 
Nos  deux  chercheurs  d'anciens  mondes  ont  eu  assez  souvent  de 
ces  bonnes  fortunes;  ils  ont  indiqué  à  plus  d'un  gentilhomme 
ignorant  le  véritable  nom  de  ses  ancêtres;  interrogez  les  Bellisle, 
les  Mailly,  les  Maillé,  les  Chevreuse,  les  Montmorency;  demandez 
à  la  maison  de  Condé,  à  la  maison  d'Orléans,  quels  services  les 
deux  Monteil  ont  rendus  à  leur  chartrier  et  quelles  lacunes  ils  ont 
remplies!  Ce  fut  le  beau  moment  de  ce  père  vieillissant  et  de  ce  fils 
qui  était  en  pleine  possession  de  sa  jeunesse.  Il  s'aimaient  tant! 
Il  se  suffisaient  si  bien  à  eux-mêmes!  Le  savant  M.  Daunou,  qui 
l'avait  vu  à  l'œuvre,  appela  le  jeune  Alexis  dans  la  section  histo- 
rique des  archives  du  royaume,  et  le  père  et  le  fils,  en  ce  moment, 
virent  les  cieux  entr'ouverts. 

Au  même  instant,  paraissaient  enfin  les  premiers  tomes  de 
l'Histoire  des  Français  des  divers  états  :  un  grand  étonnement 
et  bientôt  un  vif  intérêt  s'éleva  autour  de  ce  livre;  en  pleine  Sor- 
bonne,  et  du  haut  de  la  chaire  écoutée  où  M.  Guizot  parlait  en 
maître,  il  fut  lu  un  passage  du  quinzième  siècle.  Il  n'en  fallait  pas 
tantpour  ramener  tous  lessonges  au  bercail.  Ajoutez  une  autre  fête 
de  cette  humble  maison,  la  fête  éternelle,  éternellement  passagère, 
l'amour!  comme  l'écrivait  M.  Monteil  en  grosses  lettres  majus- 


HISTOIRE    D  UNE    FAMILLE    BOURGEOISE  175 

cules.  Il  arriva,  en  effet,  que  le  jeune  Alexis,  dans  ses  promenades 
avec  son  père  (ils  allaient  dans  les  champs,  au  hasard),  lui  raconta, 
en  le  tutoyant,  qu'il  était  amoureux,  et  qu'avant  deux  ou  trois  ans 
il  espérait  venir  à  bout  de  sa  conquête.  «  Elle  est  jeune  et  jolie, 
elle  est  gaie  et  bonne,  elle  me  sourit,  elle  danse  avec  moi  -,  tu  la 
verras,  mon  père,  tu  l'aimeras!  Elle  est  aussi  pauvre  que  nous, 
elle  est  laborieuse  comme  toi!  »  Et  le  père  écoutait,  ravi,  ces 
chastes  transports.  Dans  les  choses  de  l'amour,  il  était  aussi  peu 
avancé  que  l'était  son  fils,  et  il  lui  semblait  que  son  fils  allait 
vite  en  besogne.  Une  fois  dans  ces  confidences,  il  est  difficile  d'en 
sortir;  le  nom  revient  toujours,  toujours  la  même  beauté,  le  même 
charme.  Alexis  n'avait  pas  encore  dit  un  mot  de  tendresse  à  la 
jeune  fille  qu'il  aimait,  et,  l'aimable  garçon,  il  est  mort  sans  qu'elle 
se  fût  doutée  de  sa  tendresse  et  des  vastes  projets  du  père  et  du 
fils.  Quelle  belle  maison  ils  ont  bâtie  en  pleine  Espagne  à  cette 
fille  charmante!  Avec  quels  soins  ils  cultivaient  le  petit  enclos  de 
cette  habitation,  éclairée  par  ses  beaux  yeux!  Que  fallait-il,  en 
effet,  pour  acheter,  près  de  Fontainebleau  (toujours  Fontainebleau!) 
un  petit  domaine  où  ils  pourraient  vivre  sans  trop  de  luxe  et  sans 
trop  de  privations?  «  Avec  le  produit  des  trois  ou  quatre  pre- 
mières éditions  du  quatorzième  siècle,  on  verra  le  bout  de  nos 
domaines,  n'est-ce  pas,  mon  père?  —  Oui,  mon  fils,  et  je  doterai  ta 
femme,  ma  fille,  du  produit  de  notre  quinzième  siècle,  et  le  seizième 
siècle  sera  bien  malheureux,  s'il  ne  nous  aide  pas  à  élever  ton  fils 
aîné.  Pour  notre  petit  cadet,  je  réserve  le  siècle  suivant  ;  à  ma 
paisible  vieillesse  appartiendra  le  siècle  des  bruits  et  des  tempêtes. 
Allons,  courage,  Alexis!  tu  le  vois,  notre  fortune  avance;  il  faut 
te  déclarer,  mon  enfant. — Demain,  mon  père,  oui, demain  !  »  disait 
le  jeune  homme.  Et,  de  jour  en  jour,  timide,  il  différait  sa  demande 
en  mariage,  au  grand  chagrin  de  son  père,  quil'appelaitun  poltron, 
et  qui  n'était  guère  plus  rassuré  que  lui. 

Il  n'y  eut  pas  de  promesse  de  mariage,  il  n'y  eut  pas  d'autres 
fiançailles  que  les  fiançailles  de  la  mort!  Cet  enfant  succombait 


176  PORTRAITS   ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

sous  les  atteintes  d'un  mal  inconnu.  Il  avait  souffert  sans  se 
rendre  compte  de  ses  souffrances;  il  se  mourait  sans  savoir  qu'il 
était  malade.  Il  revint,  un  dimanche  de  septembre,  à  la  maison 
paternelle  ;  il  avait  froid,  il  était  mouillé  jusqu'aux  os;  il  se  sécha 
au  poêle  en  grelottant.  Le  froid  amena  la  fièvre,  et  la  fièvre 
emporta,  en  trois  jours,  tout  l'espoir  et  tout  le  bonheur  de  ce 
père  infortuné.  «  Je  le  perdis  le  21  septembre  1833,  à  onze  heures 
du  soir.  Je  lui  fermai  les  yeux.  0  plainte!  ô  douleur!  ô  mon 
enfant!  ô  mon  cher  Alexis  !  ma  seconde  âme  !  entends-tu,  de  là- 
haut,  les  larmes  et  les  cris  de  ce  malheureux  qui  fut  ton  père? 
Reconnais-tu  la  voix  de  ce  vieillard  que  tu  aimais  tant,  qui 
t'aimait  tant,  que  tu  laisses  seul  sur  la  terre,  la  tête  couverte  de 
cheveux  blancs  et  les  bras  vides?  » 


VI 


Le  prix  d'un  tombeau.  —  Un  préfet  peu  lettré.  —  Historien  et  poète. 
—  Le  dernier  asile  du  philosophe.  —  Le  professeur  La  Romiguière.  — 
La  médaille  d'honneur  de  Cély. 

Ici  s'arrêtent  les  derniers  bonheurs  de  cet  homme  excellent  entre 
tous  les  hommes  qui,  de  nos  jours,  se  sont  fait  un  nom  dans  les 
lettres.  Il  avait  fondé,  sur  cet  enfant  de  son  âme,  toutes  ses  espé- 
rances, et  l'enfant  n'était  plus.  Adieu  donc  aux  beaux  rêves,  aux 
vastes  pensées,  aux  transports  des  noces  prochaines,  aux  petits 
enfants  joyeux  dont  le  père  et  le  fils  s'entretenaient  dans  leurs  pro- 
menades solitaires  !  Adieu  à  cette  grande  métairie  où  la  famille 
entière  devait  se  cacher  quand  Y  Histoire  des  Français  serait  com- 
plète... Il  faut  à  cette  heure  acheter,  non  pas  une  métairie,  mais  un 
tombeau  !  Savez -vous  cependant  que  c'est  chose  hors  de  prix  que 
ces  six  pieds  de  terre  perpétuelle  qui  se  vendent  aux  cimetières  pu- 


HISTOIRE   D'UNE   FAMILLE   BOURGEOISE  177 

blics?  Or,  ce  père  infortuné  ne  pouvait  pas,  en  ce  moment,  trouver 
dans  sa  bourse  épuisée  un  de  ces  domaines  funèbres  où  le  mort 
enfoui  peut,  du  moins,  reposer  seul.  Alors,  pour  que  son  fils  échap- 
pât à  cette  misère,  qui  est  regardée  en  notre  pays  d'égalité  comme 
une  honte,  il  fallut  que  ce  malheureux  père  écrivît  une  humble 
supplique  au  bureau  des  pompes  funèbres  dans  laquelle  il  repré- 
sentait qu'il  était  impossible  de  laisser  disparaître  au  fond  de 
l'horrible  fosse,  la  fosse  commune,  un  jeune  homme  qui  avait  usé 
sa  jeunesse  et  sa  vie  à  rechercher  les  titres  de  noblesse  de  cette 
partie  de  la  nation  qui  travaille  et  qui  porte  la  chaleur  du  jour.  Il 
avait  consacré  déjà  tant  d'années  à  la  première  histoire  où  le 
peuple  ait  joué  son  rôle  !  Sa  lettre  écrite,  M.  Monteil  la  porte  au 
bureau  de  la  préfecture  de  la  Seine,  et,  chose  étrange,  il  ne  se 
trouva  pas  dans  cette  administration  si  paternelle  de  la  ville  de 
Paris  un  jeune  homme  assez  instruit  pour  savoir  quel  était  ce 
M.  Monteil,  ou,  tout  au  moins,  une  âme  assez  bienveillante  pour 
s'enquérir  de  la  réponse  à  faire  à  cette  humble  et  éloquente  sup- 
plique. Il  reçut  donc  une  de  ces  réponses  banales  qui  conviennent 
à  tous,  et  qui  ne  sont  faites  pour  personne.  «  On  regrettait...  on 
ne  pouvait  pas  ;  on  n'avait  pas  de  fonds  ! ...  »  Ah  !  maladroits  sur- 
numéraires, maladroits  et  sans  pitié,  qui  brisez  d'un  trait  de  plume 
une  sainte  espérance!  Il  faudrait,  pour  votre  juste  châtiment, 
afficher  la  lettre  de  M.  Monteil  à  la  porte  des  ministères  et  des  pré- 
fectures; elle  servirait  de  leçon  aux  employés  à  venir.  Cependant 
M .  Monteil  ne  se  tint  pas  pour  battu ,  et  il  s'en  alla  porter  son  humble, 
prière  à  M.  le  préfet  de  la  Seine,  un  homme  certes  affable  et  bien- 
veillant, mais  peu  versé  dans  la  connaissance  de  certains  livres, 
et  qui  ne  se  doutait  guère  de  toutes  les  peines  et  de  tous  les  tra- 
vaux que  peut  contenir  un  seul  chapitre.  Donc,  notre  historien, 
quand  il  se  présenta,  tête  nue,  au  premier  magistrat  de  la  cité, 
l'aborda  d'un  seul  mot  :  «  Je  suis  Monteil  !  »  Dans  sa  pensée,  à  ce 
mot-là  :  Je  suis  Monteil,  M.  le  préfet  devait  se  dire  :  «  Allons, 
soyons  justes,  .l'ai  sous  les  yeux  un  homme  qui  a  consacré  ses 

\'o. 


478       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

nuits  et  ses  jours  à  un  livre  que  personne  n'avait  entrepris  avant 
lui.  i  Je  suis  Monteil !  c'est-à-dire  je  suis  ce  père  infortuné  qui 
vous  implorait  hier,  afin  d'obtenir,  dans  tout  cet  espace  des  cam- 
pagnes dévastées  que  la  ville  de  Paris  vend  aux  morts  opulents, 
un  petit  coin  réservé  où  je  pusse  enterrer  mon  fils  unique  !  A  ce 
cri  parti  de  l'àme  et  des  entrailles  de  ce  malheureux,  le  préfet 
interdit  ne  sut  que  répondre.  «  Ah  !  s'écria  le  vieillard,  qui  s'at- 
tendait à  être  reçu  les  bras  ouverts,  je  suis  perdu!  Vous  ne  savez 
pas  qui  est  Monteil!  »  Et  il  descendit  l'escalier  de  l'hôtel  de  ville, 
tenant  sa  main  tremblante  sur  ses  gros  yeux  pour  cacher  de 
grosses  larmes  qu'il  ne  pouvait  pas  contenir. 

Il  fallut  donc  obéir  absolument  à  cette  nécessité  si  cruelle, 
M.  Monteil  vit  son  ûls  disparaître  au  fond  de  cet  abîme.  Infor- 
tuné !  quelques-uns  de  ses  meilleurs  disciples  l'accompagnèrent, 
en  pleurant,  à  cette  tombe  immense  ;  ils  ont  signé  leur  nom  ami 
sur  ce  livre  qui  tient  lieu  de  pierre  funéraire  au  jeune  Alexis  Mon- 
teil. Voilà,  je  pense,  une  terrible  et  touchante  histoire,  une  tombe 
lettrée  aussi  triste  que  tous  les  tombeaux  de  tant  d'écrivains  que 
nous  avons  menés  déjà  à  leur  dernier  asile,  où  ils  restent  seuls  et 
à  peine  abrités  sous  un  monceau  de  fleurs  d'immortelles  tombées 
en  poussière  !  A  ce  vaste  charnier  de  la  mort  s'arrêtent  les  mé- 
moires de  M.  Monteil  :  il  n'a  pas  eu  la  force  d'en  écrire  davantage. 
À  compter  de  ce  jour  funeste,  il  s'est  replié  plus  que  jamais  sur 
lui-même,  dans  le  travail,  dans  la  pauvreté,  dans  l'abandon,  dans 
le  silence.  A  peine,  de  temps  à  autre,  le  soir  venu,  vous  le  ren- 
contriez dans  quelque  allée  du  bois  de  Boulogne  aux  environs  de 
Passy,  où  il  occupait  une  masure.  Il  allait  seul,  rêvant  à  ses  his- 
toires et  à  ses  morts,  pendant  que,  dans  l'allée  opposée,  une  autre 
ombre  allait  aussi,  silencieuse  et  calme,  à  la  poursuite  d'un  poëme 
commencé.  Dans  cette  allée  errait  M.  Monteil;  dans  l'allée  opposée 
se  promenait  Béranger,  son  voisin,  et  je  ne  crois  pas  qu'ils  se 
soient  jamais  adressé  la  parole  en  passant.  Ils  étaient  faits  ce- 
pendant l'un  et  l'autre  pour  s'aimer  et  pour  se  comprendre,  et 


HISTOIRE    D'UNE   FAMILLE   BOURGEOISE  179 

jamais  peut-être  la  gloire  éclatante  du  poëte  ne  se  fût  trouvée  plus 
à  Taise  que  dans  la  douce  obscurité  de  l'historien  philosophe.  — 
Enfants  du  peuple  l'un  et  l'autre,  amis  du  peuple  tous  les  deux, 
Béranger  chantait  les  heures  de  repos  de  ce  travail  que  M.  Monteil 
indiquait  dans  ses  livres;  il  était  le  poëte  de  ces  esprits  dont 
M.  Monteil  était  l'historien.  Lui  aussi,  s'il  n'avait  pas  supprimé 
dans  ses  poèmes,  comme  le  faisait  son  voisin  dans  ses  livres,  les 
rois  et  les  puissants  de  la  terre,  il  leur  faisait  une  guerre  impi- 
toyable; disons  tout,  en  dépit  de  l'apparence,  le  poëte  était 
moins  bonhomme  que  l'historien  des  Divers  états  ;  Béranger  aime 
la  lutte,  il  la  cherche,  il  l'appelle;  il  est  habile  à  l'attaque ,  ardent 
à  la  défense;  au  contraire,  M.  Monteil  n'attaque  guère,  il  ne  se 
défend  pas,  il  poursuit  obstinément  uue  idée  arrêtée  à  l'avance 
dans  son  cerveau. 

Il  a  langui  ainsi  bien  longtemps,  cherchant  le  repos  et  ne  l'at- 
tendant plus  guère  que  de  l'extrême  vieillesse.  A  cette  heure ,  il 
avait  bien  rabattu  de  ses  premières  prétentions,  et,  pour  tout  do- 
maine, il  se  contentait  d'un  toit  de  chaume,  entre  deux  jardins, 
non  loin  de  ce  Fontainebleau ,  où  le  ramenait  le  souvenir  de  sa 
chère  Annette.  Il  trouva  à  Cély,  qui  est  un  petit  hameau  sur  le 
grand  chemin  ,  une  maisonnette  à  sa  convenance  ;  il  acheta  la 
maison  de  Cély  au  prix  de  8,000  francs,  tout  son  avoir.  Ainsi, 
après  trente-cinq  ans  d'un  travail  assidu  et  d'une  vie  indigente, 
il  avait  perdu  2,000  francs  du  capital  que  son  père  et  sa  mère  lui 
avaient  laissé. 

Notez  bien  que ,  malgré  ses  huit  tomes  de  Y  Histoire  des  divers 
états,  M.  Munteil  n'était  que  cela  :  propriétaire  à  Cély.  Des  justes 
honneurs  réservés  à  la  science,  aucun  ne  lui  avait  semblé  mériter 
les  humiliations  et  les  souffrances  par  lesquelles  il  faut  passer 
avant  de  les  obtenir.  Il  se  répétait  souvent  celte  parole  de  Sénèque, 
qu'il  était  pour  lui-même  un  assez  grand  théâtre,  obéissant  en 
ceci  à  ce  vrai  sage,  à  cet  éloquent  M.  La  Romiyuièrc,  qui  était  son 
meilleur  ami.  «  A  quoi  bon  ces  vanités  qu'on  te  refuse,  ami  Mon 


180  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

teil?  disait  M.  La  Romiguière;  en  quoi  viendront-elles  en  aide  à 
ta  vie"?  et  qu'en  feras-tu  à  ta  mort?  Vivons  cachés;  vivons  sans 
récompense,  et  contentons-nous  du  petit  bruit  que  font  nos  livres 
sans  y  ajouter  des  bruits  factices  et  des  titres  menteurs.  »  M.  La 
Romiguière  et  M.  Monteil  s'aimaient  d'une  amitié  tendre  et  dé- 
vouée ;  ce  fut  même  une  ruse  de  celui-là  qui  fit  trouver  un  libraire 
à  celui-ci.  M.  La  Romiguière,  en  secret,  répondit  du  premier 
livre  de  M.  Monteil.  Le  banc  de  pierre  du  jardin  du  Luxembourg, 
sur  lequel  ils  avaient  coutume  de  s'asseoir,  a  survécu  à  la  double 
pairie,  aux  pairs  du  roi  Charles  X,  à  ceux  du  roi  Louis-Philippe. 
La  mort  de  M.  La  Romiguière  fut  une  grande  perte  pour  M.  Mon- 
teil ;  il  en  resta  effarouché  pour  le  reste  de  ses  jours;  son  ami  ab- 
sent, il  a  vécu  dans  un  isolement  complet.  Une  distraction,  une 
fête,  un  plaisir,  une  soirée,  un  désir  d'ami,  une  belle  voix  qui 
chante  au  piano,  une  réunion  de  beaux  esprits  et  de  femmes  ajus- 
tées à  ravir,  les  discours,  les  causeries,  l'ironie  et  la  vie  à  cinq  ou 
six  amis  qui.  de  temps  à  autre,  s'abandonnent  au  plaisir  de  faire 
bonne  chère  et  de  boire  à  petits  coups  des  vins  choisis,  ces  heures 
légères  durant  lesquelles  il  est  impossible  de  vieillir,  M.  Monteil 
ne  les  a  pas  connues.  Il  a  vécu  seul,  sans  être  misanthrope  ;  il  a 
mangé  du  pain,  il  a  bu  de  l'eau  fraîche,  sans  être  un  anachorète. 
Dans  ce  petit  village  de  Célv,  où  les  soins  les  plus  tendres  lui  ont 
été  prodigués  par  ses  neveux  et  par  sa  nièce  adoptive,  il  s'aban- 
donnait à  mille  rêveries  utiles;  il  était  comme  ces  grands  collec- 
tionneurs qui ,  après  avoir  ramassé  les  plus  belles  estampes  des 
premières  écoles,  finissent  par  recueillir  des  images.  Après  avoir 
écrit  l'histoire  entière  de  la  France  industrieuse,  il  se  met  à  écrire, 
à  ses  heures ,  l'histoire  du  village  en  général ,  et  particulièrement 
l'Histoire  de  Céhj,  un  livre  qui  eut  été  certes  son  plus  beau  livre, 
et  dont  il  ramassait  les  divers  matériaux  avec  autant  de  soin  que 
s'il  eût  voulu  raconter  de  nouveau  tout  rétablissement  du  moyen 
àgp. 

lu  h)tui  labore,  al  lenuië  non  florin,  si  qui»... 


HISTOIRE   D  UNE    FAMILLE    BOURGEOISE  181 

c'est  du  Virgile,  et  M.  Monteil  le  savait  par  cœur.  Il  aimait  le  vil- 
lage, il  aimait  principalement  le  village  de  Cély;  il  en  savait  les 
mœurs,  les  habitudes,  les  fêtes,  les  travaux,  les  plaisirs.  Il  avait 
recueilli  les  gais  noëls  villageois  et  les  noms  inscrits  sur  les  croix, 
du  cimetière;  il  savait  les  dettes  de  la  commune,  il  en  connaissait 
les  ressources  ;  il  vous  montrait  d'un  doigt  intelligent  ses  diverses 
limites  au  nord,  au  sud,  à  l'orient  :  «  L'église  est  au  midi,  le 
château  est  au  nord.  »  De  l'église ,  il  vous  disait  tous  les  curés; 
du  château,  il  vous  disait  tous  les  maîtres,  à  dater  de  l'an  1626, 
sous  le  roi  Louis  XIII,  surnommé  le  Juste  parce  qu'il  était  né  sous 
le  signe  éclatant  de  la  Balance ,  à  finir  par  madame  la  marquise 
de  Boisgelin,  héritière  de  la  maison  de  Harley.  Dans  ces  traces  effa- 
cées, il  avait  retrouvé  la  trace  savante  de  M.  de  Thou  et  les  pas 
légers  de  M.  de  Cinq-Mars.  Pas  un  champ  de  blé  et  pas  un  arpent 
de  bois  dont  il  ne  racontât  la  généalogie.  Ceci,  à  la  princesse  de 
Talmond...  Cela,  à  Jean  Lecard.  Il  s'attachait  surtout  aux  planta- 
tions, aux  semailles,  aux  récoltes,  aux  vendanges;  il  interrogeait 
les  bergeries  et  les  étables  ;  il  décrivait  à  la  façon  d'un  homme  pra- 
tique les  outils  et  les  instruments  aratoires,  reconnaissant  à  chaque 
pas  les  forces  et  les  grâces  que  la  main  de  Dieu  peut  semer  en  un 
si  petit  espace  :  arbres  et  rochers,  bois  et  prairies,  vignes  et  jar- 
dins. Il  s'éveillait  au  claquet  du  moulin,  au  bruit  du  soufflet  de  la 
forge  vigilante  ;  il  s'endormait  au  dernier  chant  de  l'oiseau  célé- 
brant la  fin  d'un  beau  jour.  Les  villageois  le  saluaient  comme  un 
bonhomme  dont  ils  honoraient  la  pauvreté  et  la  vieillesse  ;  il  leur 
avait  taillé,  dans  les  registres  de  la  paroisse,  une  généalogie  à  leur 
usage;  il  avait  retrouvé  un  Jean  Brossard,  dixième  du  nom;  un 
Jacques  Rousseau,  qui  remontait,  non  pas  sans  étonnement,  à  son 
trisaïeul.  Arbre  généalogique  écrit  sur  les  bouleaux  et  sur  les  saules 
de  ces  campagnes.  C'était  un  essai  que  faisait  M.  Monteil,  un 
avancement  d'hoirie  à  ces  braves  gens,  qu'il  voulait  récompenser 
avec  un  peu  de  cette  gloire  posthume  qui  éclaire  à  peine  les  tombes 
illustres.  Un  peu  de  bruit  après  soi  dans  ce  monde  où  l'on  passe, 


18:2       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

il  n'y  a  pas  de  plus  douce  et  de  plus  utile  récompense  ;  c'est  pour- 
quoi M.  Monteil  écrivait  Y  Histoire  du  village  de  Cély,  afin  que,  sur 
le  plan  de  cette  histoire  modèle,  ou  pût  dresser  quelque  jour  l'his- 
toire universelle  des  quarante-deux  mille  communes  de  France. 
Cœli  marrant  gloriam  tuam!  lui  disions-nous  dans  un  jeu  de 
mots  qui  le  faisait  rire.  Il  a  vécu  jusqu'à  la  fin  dans  ses  rêves, 
■  et  jamais,  disait-il.  je  ne  suis  plus  dispos  que  le  matin,  assis  à 
ma  table  de  travail,  lorsque  je  vois  ma  pensée  et  le  rayon  d'en  haut 
colorer  mes  rêveries  des  plus  fraîches  couleurs  de  l'espérance.  ■ 
Avant  de  mourir,  il  voulut  réaliser  un  peu  de  cette  joie  à  laquelle 
il  avait  rêvé  toute  sa  vie.  Il  était  bien  pauvre,  et  cependant  il  a 
fondé  dans  son  village  de  Cély,  qui  le  croirait?  une  médaille  d'hon- 
neur, et  pour  la  fondation  perpétuelle  de  cette  médaille  d'argent, 
«  ledit  sieur  Monteil,  habitant  du  village  de  Cély  (canton  sud), 
consent  à  la  vente  de  deux  ares  quatre  centiares  (quatre  perches) 
de  bois  taillis,  essence  de  chêne...;  »  lui-même,  du  fond  de  sa 
tombe,  il  désigne  aux  récompenses  à  venir  l'homme  qui  aura  des- 
séché une  mare  du  village ,  celui  qui  aura  planté  les  plus  belles 
treilles  autour  de  sa  maison  ;  il  donne  une  médaille  au  plus  habile 
laboureur,  une  médaille  à  la  bonne  garde-malade,  une  récompense 
à  la  bonne  servante,  à  la  villageoise  conteuse  de  la  veillée  ou  du 
lavoir  qui  ne  dit  que  des  fables  décentes,  une  médaille  au  berger 
qui  traite  avec  douceur  les  animaux  confiés  à  sa  garde  et  qui  se 
l'appelle  que  nous  avons  tous  le  même  Créateur.  C'est  ainsi  que 
ce  galant  homme  ajoutait  l'exemple  au  précepte ,  le  bien  faire  au 
bien  dire.  —  Et  nous  qui  l'avons  connu,  qui  l'avons  aimé,  nous 
qui  étions  dans  le  secret  de  ses  ennuis  et  de  ses  espérances,  nous 
ne  pouvions  pas  le  laisser  disparaître  dans  l'ombre  et  dans  le  si- 
lence, entre  deux  révolutions,  comme  on  fait  justement  pour  les 
gloires  inutiles,  bonnes  tout  au  plus,  après  tant  de  tumultes  et 
d'écume,  à  compléter  la  poussière  et  le  néant  des  futiles  grandeurs 
de  chaque  jour  ! 


ARMAND    CARREL  183 


ARMAND    CARREL 


INAUGURATION     DE     SA     STATUE     DANS     LE     CIMETIERE 
DE    SAINT-MANDÉ 


Nous  aussi,  nous  nous  sommes  rendu  à  ce  triste  pèlerinage; 
nous  n'avons  pas  voulu  laisser  passer  ce  funèbre  anniversaire  sans 
apporter  le  tribut  de  nos  regrets  à  cet  homme  mort  si  misérable- 
ment et  si  jeune.  Celui-là  était  l'honneur  de  la  presse  périodique; 
car  cette  presse  que  Ton  insulte,  que  Ton  accable  de  pamphlets  et 
d'outrages,  elle  a  cependant  ses  grands  hommes  et  ses  héros,  elle  a 
ses  orateurs,  plus  éloquents  mille  fois  que  les  orateurs  de  la 
tribune  ou  du  barreau,  ou  même  de  l'Église  chrétienne,  quand  la 
parole  du  missionnaire  parlait  plus  haut  que  la  parole  même  du 
législateur.  Cette  presse  que  l'on  accable  de  pamphlets  et  qui  porte 
même  dans  son  sein  des  renégats  sans  talent  qui  mordent  leur 
nourrice,  elle  a  eu  cependant  ses  jours  de  gloire  et  de  triomphe, 
ses  luttes  ardentes  et  périlleuses ,  ses  héros  morts  au  champ 
d'honneur.  Les  plus  grands  noms  de  la  France  se  sont  fait, 
inscrire  sur  cette  longue  liste  des  écrivains  périodiques,  et,  grâce 
à  cet  accord  unanime ,  à  ce  besoin  de  la  publicité  sans  cesse 
renaissant,  le  journal  est  devenu  l'égal  de  toutes  les  autres  puis- 
sances, que  ces  puissances  tiennent  l'épée  ou  le  sceptre,  qu'elles 
régnent  par  la  croyance  ou  par  la  peur. 

Mais  nous  aulres ,  dans  cette  ovation  posthume  de  l'écrivain 
que  nous  avons  tant  admiré  et  tant  aimé,  nous  avons  laissé  passer  la 
foule  de  ses  amis  et  de  ses  admirateurs.  De  toutes  les  noblns 
passions  qui  animaient  Armand  Carrel,  il  en  est  une  soûle  que 


■184  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

nous  ne  comprenons  pas,  la  passion  politique;  car  nous  sommes 
avant  tout  des  artistes  et  des  poëtes,  nous  recherchons  la  paix  et 
le  calme,  comme  tant  d'autres  recherchent  la  foule  et  le  bruit; 
nous  autres,  qui  ne  comprenons  guère  à  quoi  bon  ces  mouvements 
furieux  qui  renversent  les  trônes  et  les  villes,  le  tumulte  de  la 
place  publique  ne  nous  convient  guère,  le  choc  des  partis  nous 
épouvante,  et,  dans  la  plus  solennelle  réunion  politique,  nous  ne 
voyons  guère  qu'une  chose,  la  forme  des  discours  qui  se  pronon- 
cent du  haut  de  la  tribune.  Si  cette  forme,  en  effet,  est  belle  et 
grande,  si  cette  parole  est  sonore  et  nettement  accentuée,  alors 
nous  applaudissons  volontiers  à  l'orateur,  quelle  que  soit  sa  ban- 
nière, quel  que  soit  son  nom  propre,  Thiers  ou  Fitz-James,  Guizot 
ou  Berner.  Pour  nous,  il  n'y  a  que  les  luttes  du  talent  qui  soient 
dignes  d'attention  ou  d'intérêt.  Que  nous  importe,  en  effet,  le  fond 
éternel  et  monotone  de  ces  disputes  sans  fin?  C'est  la  forme  qui 
leur  donne  toute  leur  importance.  Ces  disputes-là  seraient  mortes 
depuis  le  commencement  du  monde,  si  tant  de  grands  orateurs, 
tant  de  grands  écrivains  ne  s'étaient  pas  rencontrés  sans  fin  et 
sans  cesse,  pour  rajeunir  ce  canevas  usé  d'aristocratie  et  de  démo- 
cratie, pour  mener  les  deux  camps  à  ces  batailles  acharnées  et 
sans  résultat, pour  tenir  en  éveil  l'attention  du  monde,  pauvre  dupe, 
qui  ne  s'aperçoit  pas,  tant  le  talent  sait  rajeunir  toute  chose!  que 
l'humanité  tourne  sans  cesse  dans  le  même  cercle  vicieux  de  révo- 
lutions accomplies  et  à  refaire  !  Voilà  pourquoi  nous  venons  d'or- 
dinaire tout  seuls,  et  quand  les  partis  ont  fait  silence,  apporter 
notre  hommage  sincère  et  recueilli  aux  hommes  illustres  de  chaque 
parti.  Notre  opinion,  à  nous,  c'est  le  talent,  c'est  l'éloquence, 
c'est  le  génie.  L'autre  jour,  nous  regrettions  M.  le  duc  de  Fitz- 
Jnmes,  comme  l'un  de  ces  rares  gentilshommes,  le  soutien  des 
trônes  qui  se  défendent,  la  dernière  protection  des  monarchies  qui 
ne  sont  plus.  Aujourd'hui,  voilà  que  nous  allons  au  tombeau 
d'Armand  Carrel  pour  reconnaître,  à  cette  place,  un  des  plus  grands 
écrivains  qui  aient  porté  dans  la  presse  les  inspirations  toutes- 


ARMAND   CARREL  183 


puissantes  d'un  rare  talent,  d'une  vive  intelligence,  d'une  passion 
infatigable,  eu  un  mot,  toutes  les  excellentes  qualités  qui  en  au- 
raient fait  plus  tard  un  grand  orateur  et  un  admirable  chef  de 
parti. 

Nous  pouvons  en  parler,  nous  autres,  car  nous  l'avons  connu 
et  nous  l'avons  bien  aimé.  Comme  il  connaissait,  tout  en  la  par- 
donnant, notre  indifférence  politique,  il  ne  nous  pailait  guère  que 
des  passions  qui  nous  étaient  communes,  à  savoir  :  de  belle  prose 
et  surtout  de  vers,  des  drames  qui  le  faisaient  pleurer,  des  livres 
qu'il  trouvait  bien  écrits,  des  comédiens  qui  allaient  à  son  âme, 
des  tableaux  qu'il  aimait  le  plus,  des  grands  artistes  et  des  grands 
ouvriers  dans  tous  les  genres.  Car  cet  homme,  tout  rempli  des 
plus  nobles  emportements,  dont  l'indignation  était  si  féconde,  dont 
la  colère  éiait  si  terrible,  et  qui,  d'un  trait  de  plume,  soulevait 
tant  d'idées  politiques,  il  éiait,  dans  ses  moments  de  loisir,  le  plus 
aimable  et  le  plus  charmant,  des  hommes.  Il  aimait  la  belle  forme 
avec  une  passion  qui  se  retrouve  dans  toutes  les  pages  qu'il  a 
écrites;  toutes  les  inspirations  lui  convenaient  pourvu  qu'elles  par- 
tissent d'un  cœur  honnête.  Malgré  le  dévouement  qui  le  portait  à 
la  cause  qu'il  avait  adoptée,  il  comprenait  très-bien  que  l'on  pût 
s'occuper  exclusivement  des  beaux-arts  qui  charment  la  vie,  et, 
lui-même,  il  se  sentait  pour  les  arts  de  la  paix  un  vif  penchant. 
Que  de  fois  nous  l'avons  rencontré  admirant  les  tableaux  de  la 
galerie  du  Louvre!  que  de  fois  nous  l'avons  rencontré  au  ThéàUv- 
Français,  quand  le  théâtre  éiait  désert,  prêtant  l'oreille  aux  tra- 
gédies de  Corneille,  pour  lequel  ii  avait  l'admiration  la  mieux 
sentie  !  Et,  quand  la  tragédie  était  achevée,  vous  étiez  sûr  de  le 
rencontrer  encore  au  foyer  du  théâtre,  contemplant  en  silence  la 
tète  souriante  et  mélancolique  du  Molière  par  Houdon.  Deux  jours 
avant  sa  mort,  il  y  était  encore,  et  c'est  à  cette  place  que  nous 
l'avons  vu  pour  la  dernière  fois.  Qui  nous  eût  dit  que  cet  homme 
si  puissant  par  la  ppusée,  par  la  parole,  par  le  style,  était  un 
homme  mort9  Hélas! 


186       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Entre  autres  délassements  de  ce  noble  esprit,  il  y  avait  un  co- 
médien qui  le  faisait  rire  aux  éclats,  mais  de  ce  gros  rire  de  dix- 
huit  ans,  qui  ne  se  montre  qu'à  de  rares  intervalles,  et  qui  devient 
plus  rare  à  mesure  que  vous  vieillissez  davantage  ;  ce  comédien-là, 
c'était  Odry.  Armand  Carrel  allait  plus  d'une  fois  à  l'orchestre  du 
théâtre  des  Variétés,  pour  entendre  ses  admirables  bêtises.  Puis, 
quand  le  rire  avait  cessé,  il  retournait  à  son  journal,  et,  là,  il 
reprenait  quelques-unes  de  ces  dissertations  puissantes  aux- 
quelles toute  la  France  était  attentive  le  lendemain.  Noble  jeune 
homme,  quel  grand  cœur  il  avait  !  comme  il  était  heureux  de  peu, 
content  de  peu!  Qui  de  nous  ne  se  souvient  de  l'avoir  vu  parcou- 
rir, au  galop,  le  bois  de  Boulogne  ou  le  Champ  de  Mars?  Alors  sa 
tête  s'animait  de  plus  belle  ;  l'homme  politique  disparaissait  ;  vous 
n  aviez  plus  sous  les  yeux  que  le  jeune  capitaine  qui  songeait  à 
vivre,  à  être  heureux.  Comme  tout  cela  s'est  perdu,  vous  le  savez. 
Ce  fut  là  un  grand  deuil  pour  tous  ceux  qui  avaient  pu  juger,  non- 
seulement  le  présent,  mais  l'avenir  de  cet  homme.  Grande  pitié, 
en  effet,  et  grand  dommage  de  voir  tant  de  belles  et  nobles  qua- 
lités de  l'esprit  et  du  cœur,  un  talent  si  rare,  une  éloquence  si 
naturelle,  un  si  beau  style,  une  intelligence  si  vaste,  un  historien 
qui  eût  été  le  maître  de  l'histoire  contemporaine,  tout  cela  détruit 
d'un  seul  coup  !  tout  cela  mort  et  à  jamais  perdu  !  Cette  perte  a  été 
grande  pour  les  uns  et  pour  les  autres;  les  amis  politiques  d'Ar- 
mand Carrel  ont  perdu,  ce  jour-là,  le  plus  digne  chef  qui  pût  les 
mener  d'un  pas  plus  ferme  et  plus  loyal  à  la  conquête  de  ces  des- 
tinées nouvelles  que  tant  de  bons  esprits  regardent  comme  des 
fables  impossibles.  L'autorité  d'Armand  Carrel  était  si  grande 
dans  son  parti,  qu'il  pouvait  s'opposer,  jusqu'à  un  certain  point, 
même  aux  violences  imprévues  dont  aucun  parti  n'est  exempt  dans 
ce  malheureux  pays  de  France.  Quant  aux  hommes  d'imagination 
et  de  loisir  qui,  par  la  nature  de  leurs  travaux  et  de  leurs  études. 
ont  voulu  rester  neutres  dans  ces  tristes  débats,  ils  ont  perdu,  en 
perdant  Armand  Carrel,  un  ami  bienveillant,  un  juge  éclairé  de 


ARMAND    CARREL  187 


leurs  travaux  et  de  leurs  efforts,  un  protecteur  assuré  contre  les 
cruautés  de  ce  qu'on  appelle  la  presse  avancée.  Ils  ont  perdu  leur 
intermédiaire  officieux  contre  des  passions  qu'ils  ne  pouvaient  ni 
comprendre  ni  partager. 

Donc,  l'autre  jour,  à  la  nuit  tombante,  nous  avons  fait  notre 
visite  au  cimetière  de  Saint-Mandé.  Après  tous  les  grands  bruits 
de  cette  multitude  recueillie  qui  se  pressait  autour  des  orateurs, 
le  cimetière  était  redevenu  silencieux  et  désert.  A  cette  heure,  un 
jour  ordinaire,  le  cimetière  eût  été  fermé  jusqu'au  lendemain, 
jusqu'à  l'heure  où  la  porte  s'ouvre  de  nouveau  pour  laisser  entrer 
les  nouveaux  morts  de  chaque  jour;  cependant,  nous  avons  tra- 
versé lentement  ces  tombes  modestes,  dont  la  plus  opulente  est 
chargée  d'une  pierre.  Déjà  l'oubli  a  passé  sur  toutes  ces  pous- 
sières ;  il  n'y  a  plus  que  les  tombes  les  plus  récentes  qui  soient, 
chargées  de  fleurs  à  demi  fanées.  Ces  croix  de  bois,  toutes  fragiles 
que  vous  les  voyez,  ont  encore  duré  plus  longtemps  que  la  douleur 
éternelle  qui  les  éleva  à  cette  place.  Ne  vous  fiez  pas  aux  larmes 
des  hommes  ;  ne  comptez  pas  sur  leur  deuil;  estimez-vous  heu- 
reux si  leurs  regrets  durent  plus  d'un  jour.  A  peine  mort,  on  se 
partage  vos  dépouilles,  votre  renommée  se  divise,  votre  gloire  s'en 
va  par  mille  parcelles  inaperçues  ;  l'enfant  que  vous  avez  élevé 
vous  oublie;  la  femme  que  vous  avez  nourrie  passe  à  un  autre; 
la  génération  que  vous  avez  charmée  de  vos  vers  les  récite  sans  se 
souvenir  du  poëfe;  le  peuple,  que  vous  avez  défendu,  passe  son 
chemin  sans  demander  même  si  vous  êtes  mort.  Triste  spectacle, 
un  cimetière!  Là,  surtout,  vous  comprenez  toute  la  vanité  des 
choses  humaines.  y avons-nous  pas  vu  dernièrement  le  dernier 
prince  de  Condé  étendu  dans  son  cercueil?  Le  cercueil  était,  posé 
sur  des  tréteaux  ;  il  était  seul.  Une  lampe  funèbre  devait  éclairer 
ce  dernier  asile  d'un  prince  si  puissant  et  si  riche;  la  lampe 
s'était  éteinte  faute  d'un  peu  d'huile.  Ainsi,  ce  vieux  Bourbon, 
qui  était  le  maître  des  plus  beaux  domaines  de  ce  monde,  n'a  pas 
conservé  de  quoi  entretenir  une  lampe  à  son  cercueil! 


1«8       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Oui  ;  mais,  quand  par  hasard  le  deuil  du  premierjour  se  conserve 
intact,  quand  les  Heurs  de  la  première  douleur  ne  sont  pas  tout 
h  fait  fanées  au  bout  de  vingt-quatre  heures ,  et  qu'une  main 
pieuse,  les  trouvant  penchées  sur  leur  tige,  les  relève;  bien  plus, 
quand,  après  trois  ans  de  mort,  trois  siècles  pour  l'oubli,  sur  cette 
terre  encore  humide,  car  on  y  a  pleuré  la  veille,  vous  voyez  se 
dresser  tout  à  coup  le  monument  de  marbre  ou  de  bronze,  oh! 
alors,  vous  pouvez  bien  vous  dire  qu'il  y  a  en  effet,  sous  ce  bronze 
ou  sous  ce  marbre,  un  homme  qui  n'était  pas  un  homme  vulgaire  : 
car  cet  homme  a  été  pleuré  au  delà  de  toutes  les  limites  vulgaires 
de  la  douleur.  Que  ce  soit  sa  femme,  que  ce  soit  son  fils,  que  ce 
soit  tout  un  peuple,  que  ce  soit  seulement  un  parti  qui  pleure 
ainsi  cet  homme  mort,  tenez-vous  pour  assuré  que  c'était  vérita- 
blement une  créature  à  part!  Aussi,  vous  ne  sauriez  croire  l'effet 
produit  par  cette  statue  posthume,  élevée  tout  d'un  coup  à  cette 
place,  au  milieu  d'un  cimetière  de  campagne,  entre  ces  modestes 
tombeaux' 

Il  vous  souvient  de  la  statue  du  Commandeur  quand  elle  est 
remontée  sur  son  piédestal,  dans  le  cimetière  de  Séville?  Dans  le 
cimetière  de  Saint-Mandé,  l'effet  est  le  même.  — Retrouver  ainsi, 
non  loin  du  champ  où  il  tomba,  ce  jeune  et  glorieux  écrivain, 
debout  sur  sa  fosse  et  dans  l'attitude  solennelle  d'un  homme  qui 
parle  et  qu'on  écoute,  le  front  inspiré,  le  regard  pensif  et  tout 
noir,  le  visage  tout  animé  de  cette  conviction  puissante  qui  pro- 
duit les  belles  passions  et  les  beaux  ouvrages,  n'est-ce  pas  que 
cela  est  étrange  dans  ce  siècle  où  rien  ne  finit,  où  rien  ne  s'achève? 
Ce  monument  est  tout  à  fait  digne  du  sculpteur  qui  l'a  élevé .  M.  David 
;  d'Angers)  s'est  souvenu  avec  un  rare  bonheur  de  l'homme  qu'il 
devait  représenter:  il  a  montré  Armand  Carre!  paraissant  à  la  barre 
de  la  pairie,  et  lui  demandant  :  «  Qu'avez-vous  fait  du  maréchal 
Ney?  »  C'était  tout  comme  si  l'on  eût  demandé  à  Macbeth  :  «  Qu'as- 
tu  fait  de  Banco"?  »  Malheureusement,  à  cette  représentation  presque 
héroïque  des  grandes  actions  du  courage  civil,  il  y  a  chez  nous 


ARMAND    CARREL  189 


des  obstacles  presque  insurmontables.  Le  costume  surtout,  cet 
habit  étriqué  et  sans  grâce,  cet  horrible  pantalon,  mal  fait,  toujours, 
ces  bottes  difformes,  rendent  impossible,  sinon  l'héroïsme,  du 
moins  la  statue  ou  le  tableau  qu'on  veut  représenter.  Nous  com- 
prenons très-bien  l'héroïsme  de  l'uniforme,  du  manteau  royal,  de 
la  cuirasse  brillante,  de  Ja  toge  traînante,  l'héroïsme  des  dia- 
mants et  des  perles,  et  des  robes  de  soie,  des  têtes  féminines  et 
couronnées.  Nous  comprenons  très-bien  l'héroïsme  de  l'homme  à 
cheval  ou  dans  le  conseil  du  roi;  bien  plus,  nous  comprenons  jus- 
qu'à un  certain  point  l'héroïsme  des  haillons,  de  l'agonie,  des  bras 
nus,  des  visages  noircis  par  le  soleil  et  par  la  poudre.  Mais  ce  qui 
est  bien  difficile  à  comprendre,  ce  qui  est  presque  impossible  à 
représenter,  c'est  un  héros  vêtu  d'un  habit  noir,  les  pieds  dans 
des  bottes,  le  cou  emprisonné  dans  une  cravate,  un  héros  habillé 
comme  tout  le  monde.  Vous  avez  vu,  au  musée  de  Versailles,  plu- 
sieurs batailles  des  barricades  dans  les  trois  jours;  l'un  de  ces 
tableaux  est  d'Horace  Vernet,  et,  sans  nul  doute,  vous  avez  remar- 
qué, au  milieu  des  pavés,  ce  jeune  bourgeois  en  habit  de  velours 
vert-émeraude,  qui  fait  le  coup  de  fusil  au  milieu  du  peuple.  Eh 
bien  ,  il  n'y  a  jamais  eu,  le  27,  ni  le  28,  ni  le  29  juillet,  d'homme 
en  redingote  vert-émeraude  ;  c'est  une  pure  invention  du  peintre  ; 
mais  le  peintre  avait  besoin  de  ce  vert-émeraude  et  de  ce  velours, 
et  il  a  bien  fait  de  l'inventer.  Nous  ne  voyons  pas  pour  notre  part 
que  ce  ne  soit  pas  là  un  des  droits  du  peintre  ou  du  sculpteur, 
d'habiller  ses  héros  avec  des  habits  convenables  pour  l'histoire. 
Certainement,  M.  de  Voltaire  n'était  pas  vêtu  comme  Houdon  le 
représente.  11  n'a  jamais  eu  cette  robe  traînante,  ces  larges  sou- 
liers ;  il  portait ,  au  contraire,  la  plus  belle  culotte  de  son  siècle, 
et  il  avait  sans  cesse  la  tabatière  à  la  main.  Cependant,  le  Voltaire 
de  Houdon  est  devenu  le  Voltaire  véritable.  Aujourd'hui,  le  Vol- 
taire en  culotte  courte  et  la  tabatière  à  la  main,  ne  serait  plus 
qu'une  horrible  charge. 

Or,  voilà  une  des  difficultés  que  M.  David,  quand  bien  même 

16. 


190       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

il  l'eût  voulu,  ne  pouvait  pas  tourner.  Armand  Carrel  est  trop  près 
de  nous  pour  qu'on  puisse  lui  donner  d'autres  habits,  une  autre 
attitude;  et,  comme,  d'ailleurs,  il  avait  les  mains  très-belles,  le 
visage  à  la  fois  inspiré  et  pensif,  le  cou  très-beau,  le  geste  très- 
hardi,  le  sculpteur,  en  homme  habile,  s'est  attaché  à  reproduire 
les  signes  particuliers  de  son  modèle.  11  faut  donc  laisser  de  côté 
le  peu  de  grâce  de  ce  vêtement,  pour  ne  regarder  que  ces  heureux 
détails  et  cette  ressemblance  incroyable;  mais  aussi,  personne  de 
nos  jours,  plus  que  M.  David,  ne  s'est  dévoué  corps  et  âme  à  la 
représentation  des  têtes  historiques.  Il  a  donné  à  la  sculpture  mo- 
derne un  caractère  sérieux  et  monumental,  pour  lequel  la  scul- 
pture moderne  n'avait  guère  de  penchant,  tant  elle  était  encore 
éprise  des  déesses  païennes  et  des  amours  de  la  mythologie  antique. 
Les  plus  grands  poètes  de  l'Europe  moderne,  Gœthe  et  M.  de  Cha- 
teaubriand, ont  posé  devant  M.  David,  et  ils  ont  été  bien  étonnés 
l'un  et  l'autre,  au  sortir  de  ses  mains,  de  se  trouver  la  tête  encore 
plus  grande  que  celle  que  leur  a  donnée  la  nature  :  c'est  que  l'ar- 
tiste avait  mis  en  dehors  ce  qui  était  en  dedans;  à  force  d'appro- 
cher de  ces  rares  intelligences  et  d'en  étudier  l'enveloppe,  et  de 
voir  tout  à  l'aise  comment  ces  âmes  d'élite  se  manifestent  par  le 
regard,  parle  sourire,  par  le  froncement  du  sourcil,  le  sculpteur  a 
fini  par  deviner  plusieurs  des  mystères  de  ces  rares  natures  ;  il  a 
fini  par  comprendre  que  de  très-grandes  âmes  peuvent,  en  effet, 
animer  de  petits  corps  ;  et  bientôt  cette  exagération  a  fait  place  à 
une  représentation  plus  simple  et  plus  naturelle.  La  statue  d'Ar- 
mand Carrel  est  tout  à  fait  dans  ce  dernier  système  ;  le  sculpteur 
n'a  rien  exagéré,  il  n'a  rien  agrandi;  il  a  fait  de  celui  que  nous 
avons  tous  vu,  connu  et  aimé,  le  même  homme  si  simple  et  si 
beau,  si  calme  même  dans  ses  plus  grands  moments  d'éloquence, 
si  rempli  d'imprévu  surtout,  et  qu'il  fallait  saisir  à  la  hâte  si  ou 
voulait  le  bien  voir  tel  qu'il  était.  Et  voilà  justement  pourquoi  te 
bronze  produit  un  effet  si  puissant  :  il  est  simple,  il  est  vrai;  la 
tète  esl  étudiée  avec  un  soin  admirable;  seulement,  nous  aurions 


ARMAND    CARREL  491 


voulu,  sur  ce  beau  visage,  quelque  peu  de  cette  tristesse  si  tou- 
chante à  laquelle  il  était  impossible  de  résister. 

Pendant  que  nous  étions  à  considérer  cette  image,  qui  ajoutera 
beaucoup  à  la  renommée  de  son  auteur,  nous  pensions  aussi  à 
tous  les  travaux,  à  toutes  les  luttes  que  cet  homme  placé  là  a 
évités  par  sa  mort.  Que  de  choses  se  sont  passées  depuis, 
auxquelles  Armand  Carrel  ne  fût  pas  resté  étranger  !  que  de  ba- 
tailles il  eût  livrées!  que  d'assauts  il  eût  soutenus!  que  d'esprits 
égarés  il  eût  arrêtés  sur  le  penchant  de  leur  ruine!  que  d'émeutes 
il  eût  comprimées  !  que  de  malheurs  il  eût  arrêtés  !  La  vie  de  cet 
homme  était  utile,  parce  qu'il  était  intelligent,  parce  qu'il  savait 
prévoir.  Sa  passion  était  respectable,  parce  qu'elle  savait  s'arrêter 
et  se  souvenir.  Il  n'eût  pas  réuni,  croyez-le  bien,  autour  de  sa 
tombe  illustrée,  toutes  les  sympathies  qui  l'entourent  encore, 
s'il  n'eût  été  qu'un  grand  chef  de  parti  ;  il  était  mieux  que  cela  :  il 
était  un  homme  de  bien,  un  homme  de  cœur. 

Cependant,  le  jour  s'avançait,  la  nuit  tombait  peu  à  peu,  le  fos- 
soyeur avait  achevé  son  œuvre  ;  il  avait  fermé  tout  à  fait  la  nou- 
velle tombe  ;  il  avait  laissé  l'ancienne  fosse  tout  ouverte,  atten- 
dant un  nouveau  mort.  Autour  du  monument,  on  mettait  tout  en 
ordre,  on  étayait  les  jeunes  cyprès  qui  doivent  l'ombrager;  un 
maçon,  armé  d'un  ciseau  criard,  frottait  la  pierre  du  piédestal 
comme  si  le  temps  n'était  pas  là  pour  la  polir  et  pour  lui  donner 
bientôt  l'éclat  du  marbre.  Sur  la  tête  de  la  statue,  le  vent  du  soir 
agitait  une  couronne  d'immortelles.  Nous  sortîmes  du  cimetière 
dans  le  même  recueillement  que  nous  y  étions  entrés,  et  nul  n'au- 
rait pu  deviner,  à  nous  voir  revenir  seuls  et  dans  ce  grand  silence, 
que  nous  venions  d'accomplir  le  même  pèlerinage  que  cette  foule 
immense  qui  était  venue,  le  matin  même,  pour  entourer  de  ses 
respects  la  tombe  glorieuse  d'Armand  Carrel. 


19-2       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 


L  A 


SORCIÈRE     DU     X  I  X  «     S  I 2 C  L  E 


Elle  est  morte,  c'est  un  fait  sûr,  personne  n'en  doute;  elle  est 
partie  comme  nous  partirons  tous,  sans  tambour  et  sans  trompette. 
Pas  un  balai  n'a  manqué  dans  sa  maison,  et,  d'ailleurs,  si  elle  eût 
voulu  aller  au  sabbat,  elle  y  fût  allée  en  fiacre  ou  en  demi-fortune, 
sa  fortune  le  lui  permettait.  Cependant,  est-elle  bien  morte?  n'est- 
elle  pas  allée  autre  part,  fatiguée  qu'elle  était  d'entendre  répéter 
depuis  quelques  vingt  ans,  à  son  oreille  peu  charmée,  les  mêmes 
ennuis,  les  mêmes  histoires,  les  mêmes  amours?  Certes,  voilà  ce 
que  personne  au  monde  n'oserait  affirmer.  Toujours  est-il  que  son 
nom,  tour  à  tour  charmant  ou  terrible,  est  couché  à  cet  heure  sur 
les  registres  des  morts  du  onzième  arrondissement  de  Paris.  Bien 
plus,  on  a  vu  passer  une  bière  toute  blanche  ;  cette  bière  était  en- 
tourée de  jeunes  filles  en  voiles  blancs,  la  tête  couronnée  de  roses 
blanches  ;  ces  frêles  mains  portaient  des  cierges  en  chantant  des 
cantiques.  C'était  l'enterrement  de  la  sorcière  du  xixe  siècle  ! 

Elle  a  pris  dans  le  ciel  sa  gaillarde  volée, 

comme  disait  Dubartas. 

Donc,  soyons  circonspect,  parlons  peu.  et  prenons  garde  qu'elle 
ne  nous  entende  ;  portons  le  respect  convenable  à  cette  frêle  ma- 
chine pleine  d'un  monde:  parvam  machinât»  gravidam  mimdo; 


LA   SORCIERE    DU    X1X«   SIECLE  193 

non,  elle  n'est  pas  morte,  on,  dn  moins,  elle  n'est  pas  partie  bien 
loin  ;  hier  encore ,  par  cette  clarté  blafarde  que  projetait  dans  le 
nuage  la  lune  dont  parle  Nostradamus  : 

La  lune  au  plein  île  nuict  planant  sur  le  liaul  mont, 

il  m'a  semblé  entrevoir  la  magicienne  à  travers  les  vitres  de  son 
cabinet.  Elle  était  assise,  comme  toujours,  dans  son  fauteuil  de 
velours  d'Utrecht;  elle  regardait  les  astres,  les  yeux  fermés,  et 
dans  l'attitude  d'une  bonne  femme  qui  se  serait  endormie  en  pen- 
sant à  son  déjeuner  du  lendemain.  A  ses  côtés  dormait  un  jeune 
chat,  qui  n'était  même  pas  un  matou  ,  et  plutôt  blanc  que  noir; 
autour  d'elle  circulaient ,  sans  doute ,  tous  les  génies  réunis  et 
désormais  oisifs,  qui,  depuis  tant  de  siècles,  n'ont  pas  eu  d'autre 
profession  que  de  prédire  l'avenir  :  le  démon  familier  d'Apulée, 
et  le  démon  de  Socrate,  et  le  mauvais  génie  de  Jamblique,  et  le 
bon  génie  de  Porphyre,  —  vieux  lutins  à  la  barbe  blanchie,  qui 
n'avaient  plus  d'autre  demeure  que  cette  demeure.  Là,  ils  s'étaient 
retirés  comme  les  poètes  entérites  se  retirent  à  Sainte-Périne  ;  là, 
ils  vivaient,  comme  dans  un  hôtel  mal  garni,  des  miettes  qui  tom- 
baient de  la  table  de  l'enchanteresse.  —  Pauvres  sorciers  passés 
de  mode,  dont  toute  la  science  était  de  ne  rien  savoir  : 

Fuit  lutc  sapicnlia  quondam, 
Scire  ni  h  il. 

Sorcière  ou  non,  que  sa  magie  fut  blanche  ou  noire,  qu'elle 
sût  lire  couramment  dans  le  pentalpha,  qu'elle  eût  ou  non  deviné 
le  tohu  et  le  bohu,  Yeusoph  et  Yagla  de  toutes  choses,  cette  créa- 
ture cabalistique  était ,  à  coup  sûr,  la  femme  parmi  toutes  les 
femmes  de  l'Europe  qui  a  montré  le  plus  d'esprit.  Dites-moi,  je 
vous  prie,  parmi  tous  les  poêles  féminins  de  ce  monde,  un  poëte 
plus  occupé;  parmi  toutes  celles  qui  font  des  drames,  une  tête 
plus  dramatique;  et,  parmi  les  tricoteuses  de  romans,  une  main 
plus  habile  à  nouer  et  à  dénouer  le  fil  d'une  intrigue! 


194       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Au  milieu  de  toutes  les  intrigues,  de  toutes  les  passions,  de 
toutes  les  terreurs  parisiennes  ,  elle  s'était  placée  comme  fait  l'a- 
raignée, au  milieu  de  sa  toile,  et,  là,  elle  attendait  ce  que  lui  ame- 
nait le  hasard  :  —  des  amours  trompés,  des  ambitions  déçues,  des 
espérances,  — vaine  fumée,  —  tous  les  timides  battements  des 
plus  tendres  cœurs.  C'était  là  sa  proie  de  chaque  jour.  Elle  vivait 
de  tous  ces  mystères;  elle  se  désaltérait  de  toutes  ces  larmes.  En 
effet,  songez  à  cette  joie,  à  savoir  que,  chaque  jour,  chacun  vien- 
dra vous  conter  les  peines  les  plus  cachées  de  son  cœur.  Ne  rien 
dire,  et  tout  entendre,  et  tout  deviner,  comme  si  on  éiaitun  con- 
fesseur! Régner  par  le  regard  et  par  le  toucher  :  visu  et  tactu!  Et 
régner  ainsi  pendant  quatre-vingts  ans!  Tel  a  été  le  bonheur  de 
mademoiselle  Lenormand.  Comparées  à  cette  heureuse  et  inno- 
cente mégère,  que  deviennent,  je  vous  prie,  les  plus  fameuses 
devineresses  :  Circé,  Médée,  Canidie,  et  les  Thessaliennes  d'Apulée, 
et  même  l'Angélique  de  l'Arioste,  et  l'Armide  du  Tasse,  et  la  Man- 
drague  de  YAstrée?  Magiciennes  d'un  jour  ! 

De  cette  femme,  on  peut  dire,  à  bon  droit,  ce  que  disait  Néo- 
clès  à  la  louange  de  son  frère  Épicure,  que,  «  lors  de  la  génération, 
la  nature  avait  assemblé  tous  les  atomes  de  la  prudence  dans  le 
ventre  de  sa  mère,  a  Enfant,  elle  avait  élé  soumise  a  toutes  les 
causes  externes  de  l'air  du  pays  des  astres.  Aussi  bien,  l'esprit  qui 
était  en  elle,  n'avait-il  pas  longtemps  attendu  avant  de  se  révéler 
aux  mortels.  Elle  était  encore  un  nourrisson  au  berceau,  qu'elle 
prédisait,  deux  ou  trois  fois  chaque  jour,  par  un  geste  impercep- 
tible de  ses  lèvres ,  que  le  lait  était  remonté  au  sein  de  sa  mère. 
Elle  n'était  pas  au  couvent  depuis  six  mois,  qu'elle  pouvait  pré- 
dire, à  une  minute  près,  à  quelle  heure  elle  aurait  le  fouet  ou  le 
bonnet  d'àne.  Au  premier  son  de  la  cloche,  elle  disait  tout  de  suile  : 
«  C'est  le  dîner!  »  ou  bien  :  «  C'est  le  goûter!  »  Elle  se  plaisait  à 
ces  tours  de  force,  qui  ont  bien  étonné  ses  condisciples  et  madame 
la  supérieure  des  Ursulines.  Déjà  on  la  mêlait  à  tous  les  récits 
diaboliques  de  loup-garou,  du  moine  bourru  de  Paris,  de  la  bête  du 


LA   SORCIERE    DU   XIXe   SIECLE  195 

bailli  de  Pontoise,  toutes  créatures  fantastiques  dont  on  ne  parle 
plus  aujourd'hui,  depuis  que  nous  avons  à  notre  service  tant  de 
tables  qui  parlent  et  de  journaux  qui  ne  parlent  pas. 

Jeune  fille,  cette  faculté  divinatoire  ne  fit  qu'augmenter  et  gran- 
dir. Quand  elle  eut  dix-huit  ans,  comme  son  œil  était  vif  et  noir, 
sa  peau  blanche  et  veloutée,  elle  se  prédit  à  elle-même  qu'elle  aurait 
beaucoup  d'amoureux;  mais,  en  même  temps,  elle  n'avait  pas  de 
dot,  et  elle  se  prédit  qu'elle  ne  trouverait  pas  facilement  un  mari. 
Enhardie  par  l'accomplissement  de  ses  prédictions,  elle  commença 
à  faire  un  peu  de  politique,  et,  voyant  passer  sous  ses  yeux  les 
tombereaux  de  93  tout  chargés  de  nobles  victimes,  elle  prédit 
que  la  France,  toute  lâche  qu'elle  était,  ne  se  laisserait  pas  traîner 
ainsi  en  masse  à  l'échafaud.  Rien  qu'à  voir  Robespierre,  elle 
prédit  que  Robespierre  mourrait  de  la  mort  de  Danton.  La  France 
battit  des  mains,  vous  savez  avec  quelle  joie!  à  cette  prédiction 
de  la  sibylle!  De  ce  jour  commença  la  popularité  de  cette  femme. 
Les  victimes  voulaient  savoir  ce  que  deviendraient  leurs  tyrans. 
Aux  tyrans  et  aux  esclaves,  elle  prédit  qu'un  homme  viendrait 
pour  imposer  silence  à  tous  ces  tumultes. 

Cet  homme  vint  en  effet,  et  il  lui  dit  comme  il  est  dit  dans  la 
Bible  :  «  Ne  savez-vous  pas  bien  qu'il  est  facile  aux  grands  princes 
et  seigneurs  comme  moi  de  consulter  les  devins  et  les  augures?  » 
Et  elle  prédit  à  cet  homme,  le  lendemain  même  du  18  brumaire, 
qu'il  serait,  avant  peu,  l'empereur  Napoléon.  Cet  homme  se  mit  à 
sourire  et  à  croire  la  prophétie  tout  aussi  bien  que  s'il  n'eût  pas 
été  un  esprit  fort.  Qui  cito  crédit  levis  est  corde,  dit  l'Ecclésiaste. 
Mais  justement  notre  Circé  comptait  sur  la  légèreté  du  cœur  des 
mortels. 

Et  surtout  du  cœur  des  femmes  !  Elle  savait  que  la  femme,  plus 
oisive  que  l'homme  encore  ,  est  impatiente  de  l'avenir.  Pour  ces 
pauvres  âmes  en  peine  ,  le  présent  n'est  jamais  assez  rempli  ;  le 
passé  n'est  plus  qu'un  rêve;  l'avenir  est  tout,  et,  dans  l'avenir, 
elles  regardent  comme  si  elles  y  devaient  voir  autre  chose  que  les 


496       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

rides,  les  dents  absentes  et  la  vieillesse,  des  horreurs!  Pauvres 
créatures  naturellement  malades  et  tremblantes  !  les  hommes  les 
ont  cruellement  négligées  sous  l'Empire  :  à  peine  amoureux,  ils 
s'en  allaient  à  la  bataille  ;  à  peine  à  genoux  devant  la  personne 
aimée,  et  à  l'instant  où  on  allait  leur  dire  :  «  Relève-toi  '.  »  sou- 
dain le  tambour  battait  aux  champs,  et  il  fallait  partir  avant  d'avoir 
entendu  le  oui  charmant.  Dans  cette  redoutable  rivalité  de  la 
gloire,  à  qui  tenir?  à  quoi  tenir?  à  quels  saints  pouvaient-elles  se 
vouer,  ces  pauvres  femmes?  Elles  allaient  toutes  frapper  à  la  porte 
de  la  pythonisse,  et  alors  il  fallait  bien  leur  venir  en  aide,  —  ras- 
surer ces  âmes  tremblantes,  — panser  ces  pauvres  cœurs  qui  sai- 
gnaient .  —  ramener  un  peu  de  sommeil  à  ces  beaux  yeux  qui 
suivaient,  mais  en  vain,  les  jeunes  capitaines  de  Napoléon  dans  un 
épais  nuage  de  poudre  et  de  fumée.  Par  charité  et  par  pitié,  une 
honnête  femme  se  fût  faite  devineresse.  La  nôtre  Tétait  depuis 
longtemps,  et  combien  elle  en  a  sauvé,  de  ces  malheureuses,  par  la 
douche  salutaire  de  ses  innocents  mensonges,  ïaspersw  menda- 
ciorum  de  saint  Augustin  ! 

Ainsi  peu  à  peu  elle  se  vit  forcée  par  le  malheur  et  par  l'abandon 
dans  lesquels  se  trouvaient  tant  de  pauvres  femmes,  de  devenir  sé- 
rieusement une  pythonisse,  une  pythonisse  calme,  sérieuse,  peu 
bruyante.  Elle  évoqua  les  ombres  des  idées,  comme  dit  Salomon, 
et  à  chaque  désespoir  elle  donna  de  bonnes  paroles.  C'est  si  rare  et 
si  doux,  l'espérance  !  Et,  chez  notre  magicienne,  l'espérance  était  à 
si  bon  marché  !  Il  y  en  avait  pour  toutes  les  fortunes,  pour  toutes 
les  imaginations,  pour  tous  les  esprits.  On  en  pouvait  acheter  pour 
cinquante  écus  à  la  fois ,  et  pour  dix  francs  en  détail.  Pour  dix 
francs  d'espérance...  c'est  bien  peu,  c'est  tout  ce  qu'il  faut  sou- 
vent pour  calmer  ces  âmes  agitées.  Dix  francs!  que  peut-on  avoir 
avec  dix  francs?  A  peine  un  livre  tout  rempli  des  amours  d'autrui. 
à  peine  une  place  dans  quelque  théâtre  où  s'agitent  des  passions  si 
peu  semblables  à  nos  propres  passions  ! 

Au  contraire,  la  sibylle  complaisante  vous  disait,  pour  dix  fram  s. 


LA   SORCIERE   DU   XI.\e   SIECLE  197 


loutes  sortes  d'absurdes  prédictions  et  de  bonnes  paroles.  Elle  vous 
disait,  madame,  qu'il  ne  fallait  pas  pleurer,  car  les  pleurs  gâtent 
le  visage  ;  qu'il  fallait  dormir  toute  la  grasse  matinée,  car  l'insom- 
nie rougit  les  yeux  et  flétrit  la  beauté.  Et  puis,  qui  sait?  voici  un 
roi  de  cœur  bien  conquérant;  vous  le  reverrez  avant  peu,  et  il  vous 
reviendra  avec  l'étoile  des  braves  !  Oh  !  oh  !  le  valet  de  pique  !  Pre- 
nez garde,  madame  :  c'est  un  mari  brutal  et  qui  vous  surveille! 

Ainsi  la  sorcière  mêlait  habilement  le  conseil  à  l'espérance; 
en  a-t-elle  assez  averti!  en  a-t-elle  assez  sauvé  !  Ceci  entendu,  on 
revenait  chez  soi  d'un  pas  plus  calme;  on  pensait  un  peu  moins 
au  roi  de  cœur,  un  peu  plus  au  valet  de  pique.  Alors,  bien  préve- 
nue, on  le  calmait,  on  l'endormait,  on  lui  ôtait  le  soupçon,  ce  ver 
qui  ronge;  bref,  on  finissait  soi-même  par  s'endormir  dans  ces 
beaux  songes  qu'on  avait  achetés  dix  francs.  Cela  durait  jusqu'à 
une  nouvelle  maladie,  et  alors  la  prophétesse,  voyant  venir  la  ma- 
lade, se  gardait  bien  de  faire  reparaître  le  roi  de  cœur.  —  Le  roi 
de  carreau,  à  la  bonne  heure,  quelquefois  même  l'as  de  trèfle  tout 
pimpant  et  qui  sortait  à  peine  de  l'École  militaire  de  Saint-Cyr. 

Sérieusement,  être  sorcier,  la  chose  n'est  pas  difficile,  sorcier 
dans  les  conditions  dont  je  parle.  Cette  pauvre  espèce  humaine  est 
ainsi  faite,  qu'à  tout  prendre,  l'àme  de  tous  les  hommes  est  ma- 
lade des  mêmes  maladies.  Divisez  la  vie  en  trois  ou  quatre  parties  : 
la  jeunesse  qui  aime ,  l'âge  mûr  qui  intrigue,  la  vieillesse  qui  se 
dévore  le  cœur  faute  d'aliments,  et  déjà  vous  avez  accompli  une 
bonne  moitié  de  l'art  des  devins.  Vous  êtes  assis  au  coin  de  votre 
feu,  l'appartement  est  peu  éclairé,  vous-même  vous  tournez  le  dos 
à  la  lumière;  soudain,  sans  se  faire  annoncer,  par  la  porte  entr'ou- 
verle,  d'un  pas  ému  et  tremblant,  une  femme  entre  chez  vous. 
Sans  être  un  grand  sorcier,  rien  qu'à  voir  entrer  cette  femme,  vous 
savez  déjà  qui  elle  est.  Cependant  elle  est  assise,  là  devant  vous, 
sous  la  lumière,  vous  restant  dans  l'ombre.  Elle  parle,  —  vous  la 
reconnaissez  à  sa  voix.  Vous  avez  cent  moyens  de  la  connaître  :  — 
ses  pieds,  sa  chaussure,  —  rien  qu'à  la  façon  dont  son  bas  est  tiré 

17 


198       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

sur  sa  jambe,  — vous  savez  qui  vous  parle!  —  Et  l'œil,  et  le  re- 
gard, et  le  port;  —  moins  que  cela,  l'odeur  errante  autour  de  ce 
corps  bien  ou  mal  vêtu  !  Il  y  a  des  odeurs  cabalistiques  :  le  benjoin, 
la  violette,  le  nénufar,  la  rose  même,  pourvu  qu'elle  soit  cueillie 
au  mois  de  mai,  le  matin,  par  la  rosée,  dans  le  premier  quartier  de 
la  lune.  —  Ces  odeurs  vous  guident  à  merveille.  Ce  n'est  pas  tout 
encore  !  il  faut  que  cette  femme  inconnue  se  déshabille  devant  vous, 
car,  le  gant  ôté,  la  femme  est  nue,  —  et  alors  elle  vous  tend  sa 
main  ;  —  cette  main,  vous  la  tenez  dans  les  vôtres,  —  vous  en 
suivez  lentement  les  contours.  Cette  main,  à  qui  sait  lire,  même 
sans  avoir  étudié  la  Chiromancie  de  maître  Jehan  de  Indagine, 
elle  va  tout  dire,  —  l'âge  de  cette  femme  d'abord,  et  ensuite  ses 
travaux,  ses  agitations,  ses  chagrins,  ses  impatiences,  son  cou- 
rage. 

Plus  n'est  besoin,  pour  se  retrouver  dans  ces  lignes  qui  s'en- 
tre-croisent,  de  savoir  quelles  constellations  répondent  à  ces  lignes 
mêlées.  Sans  être  un  grand  sorcier,  vous  allez  dire  à  coup  sûr  : 
Voici  la  ligne  de  vie,  —  et  la  ligne  de  la  fortune,  — et  la  ligne  qui 
conduit  à  la  maison  des  parents,  —  et  celle  qui  mène  au  berceau 
de  l'enfant,  —  et  celle  qui  pousse  dans  les  voyages  ;  la  ligne  qu'on 
appelle  la  joie  du  soleil,  et,  en  un  mot,  toutes  les  traces  que  lais- 
sent à  la  main  laborieuse  ou  inoccupée  l'aiguille  de  la  mère  de 
famille,  la  harpe  de  la  baladine,  et  même  le  sceptre  des  reines. 
Triste  sillon  qui  se  projette  depuis  le  zodiaque  de  vie  jusqu'au  pa- 
lais des  Chartres  et  des  prisons  ! 

Eh  bien ,  cette  femme  qui  vient  de  disparaître  dans  l'essence 
des  essences,  pour  parler  comme  saint  Thomas  d'Aquin  lui-même, 
elle  poussait,  au  plus  haut  degré,  cet  art  de  la  divination  à  pre- 
mière vue.  D'un  coup  d'œil,  elle  savait  qui  venait  pour  l'inter- 
roger. Elle  reconnaissait  les  esprits  forts  à  leur  assurance,  à  leur 
air  protecteur,  et,  pour  ceux-là,  elle  était  impitoyable.  D'un  geste 
indifférent  et  d'une  voix  monotone,  comme  si  elle  eût  dit  bonjour  à 
son  porteur  d'eau,  elle  leur  prédisait   tant  de  malheurs,  tant  de 


LA   SORCIERE   DU   XIXe   SIECLE  199 

catastrophes,  tant  de  misères;  elle  en  faisait  si  bien  des  gens  ruinés, 
perdus,  abîmés,  égorgés  même,  que  nos  esprits  forts  s'en  retour- 
naient la  pâleur  et  répouvante  sur  le  visage. 

Pour  les  naïfs,  au  contraire,  elle  était  indulgente  et  humaine; 
elle  semait  leur  vie  de  diamants  et  de  fleurs;  ce  n'étaient  qu'har- 
monie, tendresse,  succès,  riants  aspects.  Aux  gens  sérieux  elle 
annonçait  positivement  le  succès.  Rien  que  cela,  le  succès  !  mais 
ce  mot-là,  dans  son  rayonnement  universel,  contient  le  monde. 
Ainsi  elle  était  avec  les  hommes;  elle  était  timide  et  mal  à  l'aise, 
et  comme  honteuse  pour  ces  mâles  esprits  qui  n'avaient  rien  de 
mieux  à  faire  qu'à  venir  couper  des  cartes  de  la  main  gauche, 
chez  une  vieille  femme  de  quatre-vingts  ans.  Aussi  plus  d'une  fois 
a-t-elle  traité  ses  pratiques  mâles  comme  Théophraste  Paracelse, 
qui  était  vraiment  le  zénith  et  le  soleil  levant  de  tous  les  alchi- 
mistes, traite  messieurs  ses  lecteurs,  c'est-à-dire  avec  des  noms 
d'un  sens  bien  difficile  :  —  Ens  pagyocum,  leffas,  jesadaels.  Elle 
n'était  à  l'aise,  elle  n'était  elle-même,  elle  n'était  dans  son  génie 
qu'avec  les  femmes.  Elle  les  connaissait  jusqu'au  fond  du  cœur. 
Certes,  M.  de  Balzac  est  un  grand  anatomiste;  George  Sand  tient 
le  scalpel  d'une  main  ferme;  M.  Eugène  Sue  n'y  va  pas  de  main 
morte;  Frédéric  Soulié  ne  se  fait  pas  faute  d'ouvrir  le  cœur 
pour  voir  ce  qu'il  contient...  Pas  un  de  ceux-là  ne  pourrait 
lutter  pour  la  connaissance  des  secrets  que  contient  l'âme  des 
femmes  avec  cette  petite  vieille  ratatinée,  à  l'œil  inerte,  à  la  joue 
flasque,  aux  dents  jaunies,  à  la  main  sèche,  à  la  voix  sourde,  sac- 
cadée, sans  énergie  et  sans  accent. 

Les  pauvres  femmes  !  la  sorcière  les  recevait  au  coin  de  son  feu, 
au  bruit  de  son  pot,  dans  le  plus  ignoble  des  négligés;  les  bande- 
lettes sacrées  étaient  remplacées  par  une  perruque  rousse  ;  la  ver- 
veine poétique  par  un  bonnet  sale,  l'encens  et  la  myrrhe  par  une 
odeur  d'oignon  brûlé.  Il  était  impossible  d'avoir  renoncé  davantage 
aux  mystères  et  aux  splendeurs  de  son  art.  A  peine  étiez-vous 
assise,  elle  déroulait  ses  cartes,  et,  d'un  doigt  mal  lavé,  sur  la 


"200  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

crasse  de  ces  hiéroglyphes  mal  peints,  elle  lisait  couramment  la 
destinée  de  la  malheureuse  qui  l'interrogeait.  Avec  un  tact  parfait, 
elle  devinait  Page,  la  condition,  et  les  mille  petites  douleurs  de 
la  vie  oisive,  de  la  vie  pauvre,  de  la  vie  riche;  elle  reconnais- 
sait toutes  les  passions  à  certains  signes  qui  ne  la  trompaient 
jamais. 

Une  fois  lancée,  elle  allait,  elle  allait  toujours;  on  l'éeoutait 
bouche  béante!  —  Autant  de  couleurs,  autant  de  douleurs  (tôt 
dolores,  quot  colores),  dit  Tertullien,  c'en  était  assez  pour  que  cette 
femme  préjugeât  bien  des  choses.  On  pâlissait,  —  on  rougissait, 
—  on  s'étonnait,  —  on  s'épouvantait,  —  on  eût  voulu  l'arrêter  à 
ce  passage,  —  on  eût  voulu  lui  fermer  la  bouche  à  ce  moment 
terrible.  —  Elle  allait,  elle  allait  toujours  ;  —  puis  soudain  la  voix 
tombait,  —  les  cartes  se  repliaient  sur  elles-mêmes,  —  le  jeu  était 
fait.  Elle  ne  vous  voyait  plus,  elle  n'entendait  plus  rien;  c'était  au 
tour  d'une  autre  pratique.  Elle  vous  laissait  là,  éperdue,  étonnée, 
tremblante,  inquiète,  malheureuse...  Mais  vous  aviez  joué  votre 
petit  drame  ;  mais  on  vous  avait  parlé  de  votre  passion  ;  mais  vous 
aviez  été  un  instant  le  point  de  mire  de  cette  femme  qui  savait  si 
bien  lire  dans  le  livre  intitulé  :  de  Secretis  mulierum  (des  Secrets 
de  la  femme),  un  livre  qui  a  mérité  le  titre  de  sorcier  au  grand 
Albert. 

Ainsi  par  les  mains  de  cette  sorcière  calme  et  froide,  ont  passé, 
tremblantes,  timides,  obéissantes,  toutes  les  femmes  de  ce  temps-ci. 
La  femme  de  l'Empire,  oisive  et  désolée,  qui  pleurait  son  amant  ou 
bien  qui  pleurait  son  fils;  —  la  femme  de  trente  ans  nouvellement 
découverte,  un  pied  dans  l'abîme;  —  la  femme  émancipée,  le  phi- 
losophe porte-jupon  et  culotteur  de  pipes  qui  brise,  en  se  jouant, 
les  liens  les  plus  sacrés,  les  liens  de  la  chair  et  de  l'esprit;  —  la 
femme  méconnue,  qui  rêve,  qui  crie,  qui  appelle,  qui  se  débat  dans 
le  vide;  —  la  lionne,  cet  homme  manqué;  —  et  toute  cette  infinie 
variété  d'esprits  mal  faits,  d'âmes  éperdues,  toutes  ces  variations 
lamentables  de  l'oisiveté  et  de  l'ennui. 


LA   SORCIERE   DU   XIX<!   SIECLE  201 

Elle  a  tout  vu,  elle  a  compris  toutes  ces  misères,  elle  a  touché 
toutes  ces  plaies,  elle  les  a  guéries  autant  qu'elle  a  pu  les  guérir  ; 
elle  a  murmuré  à  leurs  oreilles  toutes  les  paroles  bienveillantes  qui 
les  pouvaient  calmer;  elle  a  été  comme  Yempsalmator,  qui  endor- 
mait toutes  les  douleurs  au  murmure  des  psaumes.  Certes,  c'est 
grand  malheur  que  les  paroles  d'une  tireuse  de  cartes  aient  rem- 
placé les  consolations  de  la  poésie  biblique,  que  la  curiosité  impré- 
voyante ait  remplacé  la  prière  ;  mais  qu'y  faire?  D'où  vient  le  mal? 
Le  mal  ne  vient  pas  du  jeu  de  cartes  de  la  sibylle,  le  mal  vient  de 
l'ennui  qui  tue  toutes  ces  pauvres  âmes,  le  mal  vient  de  la  conta- 
gion de  l'exemple.  —  In  nugas  tam  prona  via  est  !  est-il  dit  dans 
le  Zodiaque  de  Vie;  singulière  manie!  et  qui  nous  rappelle  d'une 
triste  façon  ce  que  raconte  Pétrone  de  cette  ville  des  licences  et  des 
désordres,  où  il  serait  plus  facile  de  rencontrer  un  dieu  que  de 
rencontrer  un  homme. 

A  propos  de  cette  fameuse  devineresse,  mademoiselle  Lenor- 
mand,  nous  possédons  une  histoire  qui  vous  prouvera  combien 
ce  métier  de  devineresse  est  facile ,  et  en  même  temps  combien 
peu  cela  leur  coûterait,  à  ces  enfants  perdus  des  passions  folles, 
de  se  confier  tout  simplement  à  leur  mère,  cette  divine  enchan- 
teresse de  toutes  les  douleurs  de  l'enfant;  ou,  tout  au  moins, 
d'implorer  l'aide  et  la  protection  d'honnêtes  gens  de  bon  conseil, 
—  et  comme  elles  seraient  facilement  sauvées,  les  malheureuses 
malades,  si,  au  lieu  de  faire  venir  l'empirique,  elles  appelaient  le 
médecin. 

La  maison  de  la  devineresse  est  située  dans  une  très-belle  rue 
de  Paris;  rien  ne  l'indique  au  dehors,  sinon  une  enseigne  de 
libraire;  —  enseigne  inutile,  car  c'est  là  une  de  ces  portes  mysté- 
rieuses si  nombreuses  à  Paris  et  que  l'on  se  montre  d'un  geste 
étrange,  en  passant.  —  Du  reste,  la  rue  est  des  mieux  habitées  par 
d'honnêtes  gens,  dont  bien  peu  se  sont  doutés  que  le  sabbat  et  la 
cabale  fussent  si  près  de  leurs  maisons.  Un  matin,  un  jour  d'hiver 
froid  et  pluvieux,  une  bonne  vieille  dame,  madame  Lenormand, 

17. 


903  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

dont  le  nom  restera  attaché  à  jamais  à  la  fondation  du  Journal 
des  Débats  ,  madame  Lenormaud ,  la  femme  du  premier  éditeur 
de  M.  de  Chateaubriand,  riche,  honorée  et  bienfaisante,  entourée 
de  louanges  et  de  respects  unanimes,  voit  entrer  chez  elle  une 
jeune  personne  qui  pouvait  avoir  dix-sept  ans,  qui  peut-être  en 
avait  seize.  Dans  son  trouble,  cette  enfant  croyait  entrer  chez 
mademoiselle  Lenormand.  ■  La  magicienne  !  »  cria-t-elle.  Elle  était 
si  agitée  et  si  tremblante  !  —  Ses  grands  yeux  étaient  pleins  de 
larmes,  —  ses  cheveux  blonds  tombaient  le  long  de  ses  joues  ;  — 
elle  avait  ses  deux  mains  jointes  et  suppliantes,  i  Madame!... 
madame!...  »  s'écriait-elle.  Les  sanglots  lui  coupaient  la  parole. 
Cependant  la  vieille  dame,  qui  est  une  femme  d'un  noble  cœur,  se 
sentit  émue  de  pitié.  A  coup  sûr,  elle  ne  connaissait  pas  cette  en- 
fant, elle  ne  l'avait  jamais  vue  ;  mais  une  mère  est  la  mère  de  toutes 
les  jeunes  filles  qui  ont  l'âge  de  sa  fille,  —  à  plus  forte  raison  une 
grand' mère  ;  —  elle  a  transporté  sa  tendresse  une  génération  au 
delà,  et  elle  ne  demande  pas  mieux  que  d'aimer,  de  protéger,  de 
secourir. 

Donc,  sans  demander  son  nom  à  cette  jeune  fille,  la  vieille  dame 
lui  prit  les  mains;  elle  la  fit  asseoir  là,  à  ses  côtés;  elle  lui  dit 
toutes  sortes  de  paroles  encourageantes;  elle  attendit  que  ce 
pauvre  cœur  se  fût  apaisé  dans  cette  poitrine  agitée,  et  enfin,  enfin 
elle  apprit  —  jugez  de  son  étonnement  et  de  son  effroi!  —  que 
cette  belle  personne,  si  naïve  et  si  pure,  était  sur  le  point  de  se 
tuer.  Elle  voulait  mourir,  elle  l'avait  juré,  elle  l'avait  promis.  Elle 
avait  un  amoureux  qui  l'attendait,  afin  de  mourir.  Cependant  elle 
n'avait  pas  voulu  mourir  sans  consulter  l'avenir  ;  elle  voulait  savoir 
quelle  eût  été  sa  vie,  si  elle  avait  vécu,  à  quels  bonheurs  elle 
renonçait  et  quel  sacrifice  elle  faisait  à  l'amour.  Ainsi  elle  parlait, 
et  plus  elle  parlait  de  cette  douce  voix,  doucement  voilée,  d'une 
enfant  qui  va  devenir  une  jeune  fille,  plus  la  vieille  dame,  émue, 
épouvantée  tout  à  la  fois,  la  serrait  dans  ses  bras,  sur  son  cœur. 
■  Malheureuse  enfant  !  disait-elle,  mais  tu  n'as  donc  pas  de  me 


LA   SORCIERE    DU   XIXe   SIECLE  203 

Oh!  tu  as  bien  fait  de  venir  à  moi,  je  te  sauverai  malgré  toi-même!  » 
Disant  ces  mots,  elle  se  levait,  elle  s'habillait,  elle  faisait  mettre 
les  chevaux  à  sa  voiture,  elle  ramenait  l'enfant  égarée  dans  la 
maison  paternelle,  déjà  plongée  dans  le  trouble  et  l'épouvante  !  — 
La  mère  pardonna  à  l'enfant.  —  Le  jeune  amoureux,  qui  était  de 
bonne  foi,  et  qui  déjà  préparait  ses  pistolets  pour  mourir,  consentit 
à  attendre  cinq  ans,  et,  pour  que  la  patience  lui  vînt,  il  se  mit  tout 
de  suite  au  travail.  Ainsi  fut  sauvée  la  vie  de  cette  enfant,  l'hon- 
neur de  cette  famille,  ainsi  fut  sauvé  ce  jeune  homme...  par  un 
bon  conseil!  par  une  charité  généreuse  !  La  dame  resta  la  seconde 
mère  de  cette  jeune  fille.  «  Tu  vois  bien,  lui  disait-elle,  qu'il 
n'est  pas  besoin  de  tant  de  jeux  de  cartes  pour  deviner  toutes  ces 
petites  douleurs  qui  vous  tueraient,  pauvres  âmes!  et  que,  moi 
aussi,  j'étais  sorcière  sans  le  savoir.  » 

Trop  heureuse  cette  enfant  de  s'être  trompée  de  porte!  trop 
heureuse  d'être  tombée  sur  cette  philosophie  sagace  qui  vient  du 
cœur!  Les  plus  grands  enchanteurs  de  ce  monde  n'ont  pas  d'en- 
chantements plus  puissants  qu'une  parole  consolante,  un  sourire 
maternel.  Quoi  de  plus  providentiel  qu'une  âme  honnête?  Quel  plus 
divin  augure  que  la  bonté?  Et  en  bonne  morale,  cela  ne  vaut-il  pas 
mieux  d'avouer  franchement  les  tourments  de  son  cœur,  que  de 
chercher  à  les  lire  dans  le  marc  de  café  ou  dans  un  jeu  de  tarots? 
C'est  là  ce  que  le  poëte  appelle  ajouter  l'obscurité  à  ses  vices,  le 
mensonge  à  ses  fautes. 

iXoeletn  peccalis  et  fraudibus  addere  nubem. 

A  ce  métier  de  prédire  l'avenir,  de  flatter  la  passion,  de  pro- 
mettre l'espérance,  mademoiselle  Lenormand  avait  gagné  une  très- 
grosse  fortune.  Elle  avait  le  mens  aurea,  l'esprit  d'or  dont  parle 
Virgile  :  in  summo  mens  aurea  rivet  Olympo,  et  cette  fortune,  elle 
l'a  faite  sans  peine,  sans  chagrin,  de  la  façon  la  plus  piquante, 
payée  pour  entendre  des  révélations,  pour  deviner  des  secrets,  pour 
assister  à  des  drames  qui  se  payeraient  au  poids  de  l'or.  Tour 


204       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

savoir  les  caractères  de  ce  siècle,  elle  était  mieux  posée  que  Mo- 
lière, mieux  que  La  Bruyère.  —  Elle  était  mieux  posée  que  l'usu- 
rier lui-même,  cet  avide  et  infâme  moraliste  qui,  lui  aussi,  peut  dire 
sa  mésaventure  à  quiconque  ose  pénétrer  dans  son  antre.  Du  reste, 
nul  esprit  (je  ne  parle  plus  de  l'usurier,  je  parle  de  mademoiselle 
Lenormand),  nulle  éloquence,  rien  d'inspiré,  rien  du  cœur,  rien  de 
l'âme;  pas  un  mot  de  l'histoire  moderne  ;  rien  que  de  très-vulgaire, 
de  très-niais,  de  très-plat  ;  l'habileté  d'une  portière,  la  bonne  grâce 
d'une  marchande  à  la  toilette,  la  rapacité  d'un  huissier. 

Même  en  présence  de  ses  pratiques,  elle  ne  se  prenait  pas  au 
sérieux.  Elle  vous  ânonnait  sa  leçon  comme  un  enfant  stupide 
qui  récite  les  Racines  grecques.  —  Elle  ne  savait  rien  du  monde 
extérieur;  elle  se  tenait  dans  son  bouge,  accroupie  et  entourée  de 
toutes  sortes  de  livres  qu'elle  avait  écrits  dans  le  style  des  sibylles  : 
des  livres  tout  imbus  de  la  contagion  de  son  art.  Voilà,  pourtant, 
la  femme  qui  a  été  consultée,  avec  toutes  sortes  de  terreurs  et  de 
respects,  par  les  plus  hardis  courages  et  les  intelligences  les  plus 
avancées  de  ce  temps-ci ,  à  commencer  par  l'impératrice  Joséphine  ! 
—  par  le  premier  consul  Bonaparte  !  —  «  Le  peuple  de  Florence 
n'est  pas  bête,  disait  Machiavel,  et  cependant  frère  Jérôme 
Savoaarole,  a  bien  fait  croire  au  peuple  de  Florence  qu'il  prédi- 
sait l'avenir!   » 

Elle  était  avide.  Elle  aimait  l'argent  de  ses  pratiques,  encore 
plus  qu'elle  n'aimait  leurs  secrets.  La  dernière  fois  qu'elle  est  sortie 
de  son  trou,  ce  fut  pour  aller  voir  la  sibylle  qui  parait  dans  la 
Lucrèce  de  M.  Ponsard  : 

Je  suis  la  sibylle  de  Cumes... 

Et  prends  nies  trois  cahiers  pour  deux  cents  pièce»  d'or.' 

Seulement,  elle  n'a  pas  dû  approuver  la  conclusion  de  la  scène  : 
■  Brute,  Je  te  les  donne  »  Elle  appelait  cette  sibvllc  de  Cumes  un 
gâte-métier. 

La  mort  de  cette  femme  complète  bien  d^s  pertes  qu'a  déjà  faitos 


J.    MICHAUD,    DE    L  ACADEMIE    FRANÇAISE  -J05 

l'empire  vermoulu  de  Napoléon  Bonaparte.  Cette  femme  a  été  tout  le 
mystère,  c'est-à-dire  toute  la  poésie  de  cette  époque.  On  croyait  en 
mademoiselle  Lenormand,  même  un  peu  plus  que  Ton  ne  croyait  à 
l'empereur.  Après  l'avoir  couronné,  elle  l'a  détrôné  avec  aussi  peu 
de  cérémonie  que  si  elle  eût  prédit  à  Roustan  le  mameluk  qu'il 
perdrait  son  emploi  dans  huit  jours.  A  ces  causes,  cette  femme  tient 
déjà  sa  place  dans  le  drame  moderne,  en  attendant  qu'elle  la  tienne 
dans  l'histoire;  car,  vue  à  longue  distance,  nul  ne  peut  dire  qu'une 
auréole  ne  sera  pas  placée  sur  le  front  de  cette  magicienne  ;  si 
l'avenir  ne  confondra  pas  dans  son  admiration  et  dans  son  enthou- 
siasme, l'empereur  Napoléon  et  celle  qui  lui  dit  la  première  ce  que 
disait  la  sorcière  à  Macbeth  :  —  Tu  seras  roi,  Macbeth! 


JOSEPH     MICHAUD 


DE   L  ACADEMIE   FRANÇAISE 


M.  Michaud  ,  qui  vient  de  mourir  dans  un  âge  avancé  , 
mais  encore  tout  plein  de  cet  esprit  fin  et  délicat  qui  n'a  jamais 
manqué  à  sa  conversation  non  plus  qu'à  ses  livres,  était,  à  tout 
prendre,  un  des  hommes  les  plus  distingués  de  ce  temps-ci.  Sa 
renommée  n'était  pas  une  de  ces  renommées  bruyantes,  avides 
d'éclat  et  toujours  sur  la  défensive;  mais,  pour  être  modeste  et 
cachée,  elle  n'en  était  peut-être  que  plus  réelle  et  plus  sûre.  Cet 
homme,  qui  a  pris  sa  place,  et  une  place  des  plus  remarquables, 
parmi  les  défenseurs  de  l'ordre,  de  l'autorité  et  de  la  crovance, 


206  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

descendait  cependant  en  ligne  directe  de  Voltaire,  le  roi  du  siècle 
passé.  Il  appartenait,  par  son  style,  par  son  ironie  facile,  par  sa 
moquerie  ingénieuse,  par  ce  coup  d'œil  net  et  rapide  jeté  sur  les 
hommes  et  sur  les  choses,  à  l'école  voltairienne  ;  seulement,  dans 
la  grande  lutte  qui  a  partagé  et  qui  partage  encore  la  société 
européenne,  M.  Michaud  avait  pris  parti  pour  la  vieille  royauté, 
pour  la  vieille  croyance,  pour  les  vieilles  mœurs,  pour  tout  le 
passé  poétique,  chrétien  et  convaincu  de  la  France.  Jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie,  il  a  été  fidèle  à  sa  nohle  vocation  ;  il  a  défendu  sa  cause 
avec  loyauté  et  courage.  Dans  ce  parti  royaliste,  dont  il  était  un 
des  chefs  les  plus  considérés,  il  s'est  placé  naturellement  du  côté 
des  vaincus  ;  mais  ceci  a  besoin  de  quelques  explications. 

Ce  parti  royaliste,  dont  les  prémisses  sont  si  belles,  si  grandes, 
si  glorieuses,  mais  dont  les  conclusions  sont  souvent  insensées  et 
funestes,  malheureuse  opinion  qui  s'est  perdue  par  la  vanité  et 
par  l'ambition,  se  divise  ou  plutôt  se  divisait  naturellement,  sous 
la  Restauration,  en  deux  fractions  bien  distinctes,  les  vieux 
royalistes  et  les  nouveaux  :  les  vieux  royalistes,  qui  avaient  été 
mis  au  monde  avec  des  droits,  des  devoirs,  des  préjugés,  que  rien 
ne  leur  avait  fait  oublier,  ni  l'exil,  ni  même  l'échafaud;  les  nou- 
veaux royalistes,  gentilshommes  bâtards,  improvisés  de  la  veille, 
inconnus  à  l'Œil-de-bœuf  de  Versailles,  sans  nom,  sans  patri- 
moine, sans  épée,  mais  non  pas  sans  intrigue,  sans  ambition  et 
sans  talent. 

Les  uns  et  les  autres,  quand  la  maison  de  Bourbon  fut  remise 
en  honneur  dans  cette  France  impériale  qui  savait  à  peine  le  nom 
de  ses  nouveaux  maîtres,  se  mirent  à  assiéger  ce  trône  nouvelle- 
ment rétabli  et  si  fragile;  les  uns  demandèrent  leurs  anciens  pri- 
vilèges, leurs  vieux  honneurs,  le  rétablissement  des  dignités 
perdues,  s' appuyant  sur  l'antique  histoire,  réclamant  les  privilèges 
de  leur  blason  ;  pendant  que  les  autres,  les  royalistes  de  la  veille, 
ne  s'inquiétaient  que  de  fortune  et  de  puissance.  Ces  derniers 
étaient  les  habiles;  ils  auraient  donné  tous  les  tabourets  de  l'an- 


J.    MICHAUD,    DE    l'ACADÉAïIE   FRANÇAISE  207 

tique  Versailles  pour  une  place  au  conseil  des  ministres;  ils  auraient 
échangé  le  cordon  bleu  contre  un  sourire  du  roi  Louis  XVIII.  En 
gens  d'esprit  qu'ils  étaient,  ils  savaient  fort  bien  que  les  anciens 
colons  d'Hartwell,  les  émigrés  de  Coblence,  les  hommes  qui  n'avaient 
conservé  que  de  grands  noms,  se  contenteraient  des  vanités  du 
pouvoir;  pour  eux,  ils  visaient  au  solide.  A  l'abri  de  ce  trône 
qu'ils  n'avaient  pas  relevé,  ils  aspiraient  à  gouverner  la  France, 
et,  par  la  France,  l'Europe.  L'ambition  de  ces  gens-là,  qui  sont 
les  mêmes  sous  tous  les  régimes,  a  tout  perdu;  mais  ceci  n'est 
pas  de  notre  sujet,  et  nous  en  avons  dit  assez  pour  expliquer 
l'honorable  position  de  M.  Michaud  dans  le  cœur  des  royalistes  qui 
n'étaient  que  fidèles,  qui  auraient  rougi  d'être  habiles. 

Cet  homme  de  tant  d'esprit  et  de  loyauté  avait  été  de  bonne 
heure  tout  ce  qu'il  fallait  être  pour  se  porter  le  défenseur  immé- 
diat des  regrets,  des  prétentions,  des  droits,  si  vous  voulez,  de  la 
vieille  cause  royaliste.  Il  était  né  d'abord  poëte;  mais,  à  l'instant 
même  où  cette  jeune  imagination  allait  s'ouvrir  à  toutes  les 
influences  poétiques,  à  cette  heure  solennelle  de  la  langue  fran- 
çaise, où  la  langue,  fouillée  et  travaillée  dans  tous  les  sens  par 
Voltaire,  par  Diderot,  par  Montesquieu  et  par  eux  tous,  promet- 
lait  aux  écrivains  à  venir  des  destinées  encore  nouvelles,  il  arriva 
tout  à  coup  que,  dans  cette  société  de  France,  le  mouvement  marcha 
si  vite,  que  ce  mouvement  devint  tout  simplement  une  révolution. 
Le  xvmc  siècle,  qui  se  croyait  le  maître  de  l'univers,  s'arrêta 
tout  à  coup,  étonné  de  se  voir  remplacé  par  quelque  chose  qui 
n'était  pas  lui,  qui  était  quelque  chose  de  mieux  que  lui,  peut-être. 
A  coup  sûr,  c'était  plus  que  Voltaire,  c'était  Mirabeau  ;  c'était 
plus  que  le  Contrat  Social,  c'était  plus  que  l'Esprit  des  Lois, 
c'était  la  Constitution  de  1789,  c'était  l'Assemblée  constituante. 
Alors  le  moyen  d'être  un  poète,  je  vous  prie?  Mais,  plus  tard 
encore,  quand  cette  vieille  société  se  mit  lâchement  à  tendre  la 
tête  au  bourreau  ;  quand  tous  ces  hommes  qui  avaient  porté  si 
glorieusement  le  sceptre  et  l'épée,  la  couronne  et  la  mitre;  quand 


208  PORTRAITS   ET   CARACTERES    CONTEMPORAINS 

toutes  ces  einmes,  dont  le  sourire  était  une  loi,  n'eurent  plus 
d'autre  courage  que  le  lâche  courage  de  l'échafaud,  alors  encore, 
dans  ce  moment-là,  essayez  donc  d'être  un  poêle!  Dites  donc  à  la 
Terreur  qui  hurle  dans  les  carrefours  :  «  Fais  silence,  et  laisse-moi 
chanter  mes  amours  !  »  Hélas!  le  plus  grand  poëte  de  cette  affreuse 
époque,  le  plus  grand  poëte  des  temps  modernes,  André  Chénier, 
Ta  tenté  vainement;  vainement  il  a  voulu  élever  sa  voix  chaste  et 
pure  au  milieu  de  ces  orgies  sanglantes  ;  le  bourreau  a  brisé  de  ses 
mains  cette  lyre  antique;  André  Chénier  est  mort,  comme  Roucher 
est  mort,  comme  ils  sont  morts  les  uns  et  les  autres,  égorgés  par 
la  même  main  parricide,  tous  ceux  qui  avaient  dans  la  têle  une 
idée  et  de  la  probité  dans  le  cœur. 

Eh  bien,  telle  était  la  conviction  poétique  de  M.  Michaud,  que, 
même  au  plus  fort  de  ces  annales  sanglantes,  il  obéit  à  l'inspira- 
tion qui  le  poussait.  Vous  pensez  que  ce  jeune  homme,  honnête  et 
bon,  d'une  famille  honorable,  élevé  par  des  parents  royalistes  et 
chrétiens,  pénétré  des  saines  doctrines  que  le  xvne  siècle  a 
léguées  à  la  France  comme  son  plus  bel  héritage,  devait,  lui 
aussi,  partager  à  son  tour  l'honneur  de  ces  proscriptions  qui 
n'épargnaient  que  les  bourreaux.  Lui  aussi,  il  fut  donc  décrété  de 
conspiration  ;  sa  tête  fut  criée  sur  les  places  publiques,  comme  un 
objet  de  prix  que  le  Comiîé  de  salut  public  avait  égaré;  ce  fut 
dans  ce  moment  de  terreur  générale  et  de  proscription  pour  lui- 
même,  au  moment  où  il  n'y  avait  plus  dans  le  royaume  ni  roi,  ni 
reine,  ni  le  trône,  ni  l'autel,  au  moment  où  lui-même  pouvait  être 
dénoncé  aujourd'hui  et  jugé,  c'est-à-dire  condamné  demain,  que 
le  jeune  proscrit  se  mit  à  écrire,  dans  un  vieux  château  respecié 
par  les  démolisseurs,  sous  de  vieux  arbres  que  la  hache  n'avait 
pas  tranchés,  —  plus  heureux  en  ceci  que  la  maison  de  Bourbon, 
—  le  Printemps  d'un  Proscrit,  ce  beau  poëme  si  calme,  si  recueilli, 
d'une  poésie  si  pure  et  si  intime,  qui  serait  à  la  première  place 
parmi  les  poèmes  de  Delille.  Et,  à  ce  propos,  admirez,  je  vous 
prie,  les  consolations  de  la  poésie,  et  combien  elle  donne,  à  ceux 


J.    MICHAUD,    DE    L' ACADÉMIE    FRANÇAISE  209 

qui  l'aiment  dignement,  de  résignation  et  de  courage  !  Au  plus 
fort  des  réactions  sanglantes  du  triumvirat,  Cicéron  met  la  der- 
nière main  à  son  plus  bel  ouvrage.  Sénèque  meurt  en  corrigeant, 
dans  son  bain,  les  derniers  chapitres  de  sa  philosophie.  Lucain, 
ce  grand  poëte,  aimé  à  bon  droit  de  Corneille,  se  hâte  de  lire  la 
Pharsale  avant  que  le  tyran  lui  envoie  Tordre  ile  mourir.  Le 
Satiricon  de  Pétrone  a  été  écrit  dans  un  bain  d'eau  chaude  et  de 
sang.  André  Chénier  a  dicté  ses  plus  beaux  vers  à  la  Concier- 
gerie, une  heure  avant  réchafaud,  Oui,  la  poésie  est  une  toute- 
puissante  consolatrice;  elle  est  comme  une  religion  bienfaisante, 
elle  est  la  modération  des  jours  heureux,  elle  est  le  courage  des 
jours  de  deuil,  elle  est  plus  que  la  puissance,  elle  est  la  force. 
Aussi,  quand  une  nation  succombe,  plaignez-les,  tous  ces  malheu- 
reux éperdus  qui  lèvent  les  mains  en  criant  :  Domine,  salva  nos, 
périmas!  «  Seigneur,  sauvez-nous  !  nous  périssons!  »  Plaignez  le 
roi!  plaignez  la  reine!  plaignez  l'enfant  royal,  qu'un  savetier  tue 
à  coups  de  pied!  plaignez  les  victimes!  plaignez  surtout  les  bour- 
reaux !  mais  ne  plaignez  pas  les  poètes  ! 

Dans  ce  temps-là,  chose  honorable  à  dire  pour  les  gens  d'intel- 
ligence, pour  ces  héros  de  la  paix  et  des  guerres  civiles,  pas  un 
d'eux,  même  sous  le  couteau  fatal,  même  dans  la  prison,  même 
dans  l'exil,  n'a  interrompu  son  œuvre  commencée.  L'un,  qui  s'ap- 
pelait Lavoisier,  condamné  à  mort,  demande  quelques  jours  pour 
achever  ses  expériences  sur  la  lumière  :  on  le  tue.  L'autre,  qui 
s'appelait  Bailly,  écrivait  encore  le  jour  de  sa  mort.  Celui-ci, 
inoffensif  s'il  en  fut,  tendre  et  galant  berger  de  la  peinture  de 
Watteau,  méditait  une  idylle  sur  les  amours  de  Tircis  et  de  Chloé, 
à  l'instant  même  où  le  crieur  public  —  il  y  en  avait  jusque  dans 
les  campagnes  —  cria  sous  ses  fenêtres  sa  condamnation  à  mort. 
Alors  le  chalumeau  tomba  des  mains  de  notre  berger,  et  il  mourut 
au  milieu  de  sa  pastorale  commencée  ;  celui-là  s'appelait  Florian. 
J'en  vais  citer  un  autre,  nomme  Condorcet;  c'était  un  philosophe, 
mais  aussi  c'était  un  grand  seigneur.  11  voulait  l'égalité,  mais  à 

18 


210  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

condition  que  tous  les  hommes  auraient  les  cheveux  bien  peignés, 
et  les  mains  également  bien  lavées.  Proscrit,  comme  c'était  son 
droit  d'homme  de  goût,  de  politesse  et  de  bon  sens,  M.  de  Con- 
dorcet  avait  consenti,  enfin,  à  mettre  une  carmagnole,  à  couvrir 
sa  belle  tète  d'un  bonnet  rouge,  à  s'affubler  d'une  horrible  culotte, 
qui  en  faisait  \f\  sans-culotte  ;  en  un  mot,  il  avait  dépouillé  tant 
qu'il  avait  pu  le  vieil  homme;  toutefois,  dans  cette  abnégation 
profonde,  il  ne  put  se  séparer  du  dernier  ami  qui  lui  restait,  du 
plus  fidèle  de  tous  et  qui  l'a  trahi  pourtant,  —  cet  ami,  c'était 
Horace  ;  — le  sans-culotte  Condorcet,  assis  à  une  table  de  cabaret, 
et  mangeant  le  pain  bis  de  la  liberté,  se  mit  à  fouiller  dans  les 
guenilles  dont  il  était  couvert,  et  il  en  tira  un  beau  petit  livre 
dans  lequel  il  se  mit  à  lire  cette  belle  ode  du  poète  latin  à  sa 
république  : 

....  0  navis  ! 
Réfèrent  in  mare  te  novi 
Fluctus  !  0 !  rjuid  agis?... 

Il  en  était  là  de  sa  lecture,  quand  ces  terroristes  de  cabaret  lui 
arrachèrent  des  mains  son  beau  livre,  et  le  jetèrent  dans  un 
cachot,  où  il  fut  trouvé  mort  le  lendemain.  11  s'était  empoisonné 
en  répétant  le  Justum  et  tenacem  de  son  poète  favori. 

Donc,  sachons  bon  gré  à  M.  Michaud  d'avoir  obéi  si  jeune 
encore,  et  sans  arrière-pensée,  â  l'inspiration  poétique  qui  s'éveil- 
lait en  lui.  Son  poëme  ne  serait  pas  un  si  beau  livre,  que  ce  serait 
encore  l'œuvre  d'un  grand  courage.  Au  milieu  de  toutes  ces 
lâchetés  étranges,  incroyables,  de  tout  un  peuple  qui  tend  le  cou 
au  bourreau,  comme  l'agneau  ne  le  tend  pas  au  boucher,  c'est 
une  grande  consolation.  s?.vez-vous,  que  de  voir  quelques  hommes 
isolés  protester  par  leur  esprit  contre  cesk'uheiés  lamentables! 
Ainsi  M.  Lava  faisant  représenter  l'Ami  des  Lois;  M.  Legouvé 
écrivant  le  Mérite  des  Femmes  et  la  Mort  d'Abel;  Delille  bravant 
avec  le  courage  d'un  homme  qui  a  peur  les  proscriptions  de  sou 


J.    MICHAUD,    DE    L  ACADEMIE    FRANÇAISE  211 

époque;  ainsi,  la  vieille  Comédie-Française  jetée  en  prison  tout 
entière  pour  être  resiée  dévouée  aux  gentilshommes  de  la  chambre, 
ses  protecteurs  et  ses  soutiens  naturels,  ce  sont  là  autant  de  faits 
qui  honorent  la  littérature  de  ce  siècle.  Bien  plus,  songez  donc! 
au  moment  où  la  terreur  était  partout,  un  jeune  gentilhomme, 
nommé  Chateaubriand,  au  milieu  des  forêts  de  L'Amérique '',  sous 
la  hutte  d'un  sauvage,  apprenant  par  hasard  la  mort  du  roi 
Louis  XVI,  accourait  en  toute  hâte  du  fond  de  ce  riant  exil,  pour 
apporter  à  la  cause  de  la  civilisation  le  généreux  appui  du  plus 
immense  talent  poétique.  Tels  ont  été  les  travaux  généreux  de  la 
poésie  moderne;  ainsi  elle  a  été  fidèle  à  sa  mission  divine  de  foi, 
d'espérance  et  de  charité. 

Dans  le  nombre  de  ces  heureux  poètes  qui  ont  osé  chanter 
durant  ces  horribles  époques,  il  faut  placer  au  premier  rang 
M.  Michaud.  Son  livre,  tout  rempli  du  calme  et  silencieux  amour 
de  la  campagne,  révèle  pourtant,  à  chaque  vers,  la  triste  préoc- 
cupation de  cette  époque  sanglante.  On  comprend  que,  si  la  terreur 
n'a  pas  pénétré  dans  cette  âme  si  innocente  et  si  jeune,  elle  a 
pénétré  cependant  sous  ces  beaux  ombrages,  au  bord  de  ces  flots 
limpides,  dans  ces  jardins  remplis  de  fleurs,  dans  ces  sillons  ver- 
doyants d'où  s'élance  l'alouette  matinale,  en  chantant  cette 
chanson  éternelle  qui  ne  prévoit  ni  les  révolutions  ni  les  tempêtes. 
Bien  plus  qu'aucun  des  poèmes  écrits  à  ce  moment  de  funèbre 
mémoire,  le  Printemps  d'un  Proscrit  se  ressent  de  cette  tristesse 
partie  d'un  cœur  honnête,  d'une  âme  innocente;  même  dans  ses 
plus  heureux  instants  d'enthousiasme,  nous  retrouvons  dans  cette 
jeune  poésie  quelque  chose  du  malheur  des  temps.  Ainsi  s'explique, 
indépendamment  du  mérite  de  ce  vers  net,  rapide  et  bien  pensé, 
le  grand  succès  de  ce  beau  poëme;  cette  fois,  la  douleur  était  sans 
emphase,  et  surtout  sans  imprécation  et  sans  colère.  Elle  était 
naturelle  et  simple  comme  toute  douleur  qui  vient  du  fond  de 
L'âme;  elle  était  dégagée  de  toute  vengeance  et  de  tout  remords. 
C'était  là  véritablement  la  plainte  touchante  et  éloquente  d'un 


212       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

jeune  homme  qui  ne  sait  pas  pourquoi  il  est  proscrit,  mais 
qui  accepte  la  proscription  comme  une  conséquence  nécessaire  de 
cette  révolution  qu'il  ne  comprend  pas  encore.  La  modération 
même  de  cette  poésie  en  a  fait  le  succès.  La  France  Ta  écoutée 
comme  une  consolation  inespérée;  elle  s'est  reposée,  en  lisant  ces 
beaux  vers,  des  vociférations  de  la  tribune;  elle  a  trouvé  dans  ce 
poëme  beaucoup  moins  de  malédictions  que  d'espérances  ;  et  véri- 
tablement telle  était  la  fatigue  dans  laquelle  ce  malheureux  pays 
était  entré,  à  force  de  douleurs  et  de  misères,  qu'il  ne  demandait 
pas  mieux  que  d'oublier.  Seulement,  chacun  cherchait  l'oubli  à  sa 
manière  :  ceux-ci  dans  l'exil,  ceux-là  sur  les  tombeaux  renversés 
de  leurs  ancêtres  ;  les  uns  à  la  guerre,  où  ils  se  montraient  parmi 
les  plus  braves  ;  les  autres  dans  les  saturnales  du  Directoire  ;  quel- 
ques-uns dans  la  religion,  à  laquelle  ce  malheureux  peuple  revenait 
déjà  ;  d'autres  enfin  se  consolaient  par  la  culture  des  beaux-arts.  Ils 
se  réfugiaient  dans  la  philosophie  ou  dans  les  belles-lettres,  comme 
dans  un  port  assuré.  Il  relisaient  les  vieux  poètes,  ils  ramassaient 
dans  la  poussière  de  nos  révolutions  les  rares  débris  de  nos  biblio- 
thèques et  de  nos  musées;  enfin,  ils  protégeaient  de  leurs  vœux 
et  de  leurs  louanges  les  jeunes  poètes  demeurés  fidèles  au  culte 
des  vrais  difux.  A  ce  compte,  ils  ont  protégé  et  encouragé  de 
toutes  leurs  forces  le  Printemps  d'un  Proscrit.  Et,  à  ce  propos, 
nous  ne  pouvons  pas  laisser  ainsi  mourir  le  poëte  sans  citer  quel- 
ques-uns de  ses  vers.  Il  faut  bien  que  la  mort  ait  ses  privilèges  ; 
il  ne  faut  pas  refuser  à  la  tombe  d'un  poëte,  sa  plus  belle  oraison 
funèbre.  Écoutez  donc  le  proscrit  chantant  tout  bas  les  premiers 
beaux  jours  de  l'année  ;  car,  il  faut  le  dire  à  la  honte  du  printemps, 
même  sous  Robespierre  le  chèvrefeuille  a  fleuri ,  l'aubépine  a 
blanchi,  le  rossignol  a  chanté;  même  sous  Robespierre  il  y  a  eu 
un  printemps  : 

Ce  sol.  sans  lu.\c  vain,  niais  non  pas  sans  parure, 
Au  doux  tré?or  des  fruits  mêle  l'éclat  des  fleurs. 
Là  croit  TceilKt  si  Ger  de  ses  mille  couleurs; 


J.    MICHAUD,    DE   L' ACADÉMIE   FRANÇAISE  213 

Là  naissent  au  hasaril  le  muguet,  la  jonquille, 

Et  des  roses  de  mai  la  brillante  famille, 

Le  riche  boulon  d'or,  et  l'odorant  jasmin  ; 

Le  lis,  tout  éclalant  des  feux  purs  du  malin; 

Le  tournesol,  géant  de  l'empire  de  Flore, 

Et  le  tendre  souci  qu'un  or  pâle  colore. 

Souci  simple  et  modeste,  a  la  cour  de  Cypris, 

Fn  vain  sur  loi  la  rose  obtient  toujours  le  prix  ; 

Ta  fleur,  moins  célébrée,  a  pour  moi  plus  de  charmes. 

L'Aurore  te  forma  de  ses  plus  douces  larmes. 

Dédaignant  des  cités  les  jardins  fastueux, 

Tu  te  plais  dans  les  champs;  ami  des  malheureux, 

Tu  portes  dans  les  cœurs  la  douce  rêverie  ; 

Ton  éclat  plaît  toujours  à  la  mélancolie, 

Et  le  sage  Indien,  pleurant  sur  un  cercueil, 

De  tes  fraîches  couleurs  peint  ses  habits  de  deuil. 

Tel  était  l'homme  qui  devait  représenter  par  l'esprit,  par  la 
grâce,  par  l'atlicisme  du  langage,  cette  race  incorrigible  et  char- 
mante de  grands  seigneurs  et  d'exilés,  qui  n'avaient  rien  voulu 
apprendre  de  la  vieille  histoire.  Mais  les  temps  du  retour  étaient 
encore  bien  loin;  nul  ne  songeait,  en  ce  temps-là,  ou  du  moins 
bien  peu,  que  la  maison  de  Bourbon  remonterait  un  jour  sur  ce 
trône  brisé,  et  refait  à  la  taille  de  l'empereur  Napoléon.  Seulement, 
pendant  que  tant  d'obstinés  de  Coblence  refusaient  de  croire  à  la 
majesté  du  nouveau  César,  il  y  avait  en  France  des  hommes  qui, 
sans  la  nier,  cette  majesté  de  la  gloire,  y  restaient  comme  insen- 
sibles. Quand  toute  l'Europe  entonnait  Yhosanna  impérial,  ceux-là 
gardaient  un  silence  obstiné.  Quand  la  gloire  du  maître  rayonnait 
sur  tous  les  fronts,  les  fronts  de  ceux-là  restaient  sombres  et 
sévères,  et,  comme  ces  quelques  hommes  dont  nous  parlons  étaient 
à  eux  seuls  plus  intelligents  que  tout  le  camp  de  Coblence,  ils 
inquiétaient  singulièrement  l'empereur  ;  ils  le  gênaient  dans  son 
triomphe,  ils  lui  gâtaient  sa  victoire;  ils  étaient  pour  lui  comme 
]c  vieux  Mardochée  à  la  porte  du  roi  Assuérus.  Ce  long  intervalle 
fntre  la  Restauration  et  l'Empire,  M.  Michaud  l'employa  à  prê- 
ts. 


■2\'t  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 


parer  un  grand  ouvrage,  qui  était  encore  une  façon  détournée  de 
remettre  en  honneur  le  vieux  passé  de  la  France.  Je  veux  parler 
de  l'Histoire  des  Croisades,  ce  grand  livre  où  l'Orient  se  montre 
enfin  dans  toute  sa  majesté,  dans  tout  son  éclat.  Le  sujet,  qui 
était  vaste  et  le  plus  beau  qu'un  historien  pût  choisir,  avait  été 
singulièrement  négligé  par  les  historiens.  Il  est  vrai  que  le  sire 
de  Joinville  l'avait  admirablement  indiqué  ;  mais  le  sire  de  Join- 
ville  avait  été  absorbé  par  son  héros,  Louis  IX.  Il  n'avait  vu 
que  le  roi  de  France  dans  cette  réunion  politique  autant  que 
guerrière  de  l'Europe  chrétienne;  et,  quand  le  roi  de  France  fut 
mort,  non  pas  seulement  comme  un  saint,  mais  encore  comme  un 
héros,  le  sire  de  Joinville  avait  abandonné  à  lui-même  ce  grand 
mouvement  historique  dont  il  ne  pouvait  prévoir  ni  la  durée  ni 
les  conséquences.  Avec  un  rare  bonheur  et  une  science  bien 
grande,  le  nouvel  historien  des  croisades  a  rattaché  à  cette  entre- 
prise gigantesque  de  l'Europe,  tous  les  progrès  de  la  civilisation 
moderne;  il  a  deviné,  avec  une  rare  intelligence,  l'influence  de  ce 
long  voyage  armé  au  delà  des  mers,  pendant  lequel  tant  de  peuples, 
inconnus  les  uns  aux  autres,  ont  appris  à  s'estimer,  à  se  com- 
prendre, à  s'aimer,  à  se  haïr. 

Cette  Histoire  des  Croisades  est  la  plus  féconde  que  nous  sa- 
chions, soit  par  le  nombre  des  héros,  soit  par  la  variété  des  évé- 
nements, soit  par  la  grandeur  des  conséquences;  et  telle  a  été  la 
sagacité  de  l'écrivain,  qu'il  a  deviné,  pour  ainsi  dire,  les  moindres 
aspérités  de  ce  grand  théâtre  sur  lequel  le  Christ  et  Mahomet,  la 
civilisation  et  la  barbarie,  se  sont  battus  avec  tant  d'efforts  déses- 
pérés de  part  et  d'autre.  Quelques  mois  avant  la  révolution  de 
Juillet,  M.  Michaud,  voyant  son  Histoire  des  Croisades  adoptée  de 
toute  l'Europe,  voulut  s'assurer  par  lui-même  des  moindres  acci- 
dents de  cette  terre  qu'il  avait  si  souvent  décrite.  Il  alla  prendre 
congé  du  roi  Charles  X,  dont  il  était  le  lecteur,  et  qui  l'honorait 
d'une  amitié  et  d'une  estime  toutes  particulières.  Ce  roi-là,  affable 
et  bon  comme  il  était,  ne  vit  pas  sans  attendrissement  ce  vieux 


J.    MICHAUD,    DE    C ACADÉMIE    FRANÇAISE  215 

soutien  de  sa  cause  qui,  à  son  âge,  avec  une  santé  délabrée,  allait 
s'exposer  à  tant  de  dangers  et  à  tant  de  fatigues,  pour  revenir  pas 
à  pas  sur  les  différents  chapilres  de  son  histoire.  Il  y  eut  alors, 
entre  le  vieux  roi  et  son  vieux  et  fidèle  serviteur,  un  touchant 
adieu,  comme  s'ils  eussent  compris  l'un  et  l'autre  qu'ils  ne  de- 
vaient plus  se  revoir.  M.  Michaud  partit  donc  le  premier;  il 
accomplit  lentement  ce  pèlerinage  qui  avait  été  le  pèlerinage  de 
toute  sa  vie;  il  revit,  pour  la  première  fois,  ces  lieux  solennels 
qu'il  avait  si  bien  devinés,  et,  au  bout  du  voyage,  il  se  trouva  que 
l'historien  avait  été  aussi  exact  que  le  poëte,  que  YHistoire  des 
Croisades  n'avait  rien  à  envier  à  la  Jérusalem  délivrée.  A  peine, 
dans  sa  Correspondance  d'Orient,  M.  Michaud  a-t-il  relevé  quel- 
ques erreurs  de  détail  de  V Histoire  des  Croisades ,  des  erreurs 
que,  lui  seul,  il  pouvait  reconnaître.  Heureux  voyage,  mais  triste 
retour!  car,  pendant  que  le  savant  historien  considérait  là-bas 
toutes  ces  ruines,  ici  même,  ce  trône  pour  lequel  il  avait  tant 
combattu,  s'écroulait  sans  faire  plus  de  bruit  qu'une  vieille  ma- 
sure qui  croule.  Et  sur  ces  ruines,  encore  une  fois,  le  poëte  n'eut 
qu'à  pleurer. 

Ce  n'est  pas  à  nous  à  faire  l'histoire  de  la  vie  politique  de 
M.  Michaud.  Cette  vie  tout  entière  est  écrite  dans  le  journal  qu'il 
a  fondé,  la  Quotidienne,  un  noble  et  imprévoyant  recueil,  qui  réunit 
à  toute  la  loyauté  de  véritables  gentilshommes,  toutes  les  décep- 
tions d'une  opinion  qui  n'a  jamais  été  même  un  parti.  Ce  journal, 
écrit  en  dehors  de  toutes  les  affaires  humaines,  est  certainement 
le  rêve  le  plus  heureux  qu'aient  janris  pu  faire  d'honnêtes  gens 
qui  se  réunissent,  pour  se  raconter  les  uns  aux  autres  des  histoires 
plus  étranges  que  celles  des  Mille  et  une  Nuits.  Cependant, 
au  bout  de  toute  cette  rêverie  sans  portée  et  sans  but,  remarquez, 
je  vous  prie,  que  d'esprit,  que  de  loyauté,  que  de  bonne  et  facile 
ironie!  Si  ces  gens-là  consentent  à  être  leur  propre  dupe,  ils  ne 
sont  jamais  la  dupe  de  personne.  De  ce  monde  politique,  dont  ils 
font    partie  à   peine,    ils    comprennent    en  souriant   la   lâcheté, 


216  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

l'égoïsme,  l'ambition,  la  mauvaise  foi,  les  rancunes  sanglantes, 
les  trahisons  cachées.  Que  d'esprit  ainsi  perdu  à  deviner  les  choses 
humaines,  uniquement  sous  leur  côté  ridicule!  Que  d'intelligence 
mal  dépensée  à  ne  comprendre  jamais  qu'une  partie  de  la  ques- 
tion! Quel  malheureux  emploi  des  plus  grands  noms,  des  plus 
grandes  fortunes,  des  plus  généreuses  inspirations,  et,  disons-le 
sans  crainte,  des  plus  beaux  esprits  de  ce  temps-ci  !  Heureux  en- 
core si  ce  rêve  d'un  passé  impossible  avait  pu  durer!  heureux  si 
Ton  s'était  éveillé  enfin,  une  fois  dans  l'abîme!  Mais  non,  même 
après  ces  grands  coups  de  tonnerre,  le  rêve  dure  encore,  sommeil 
plus  obstiné  et  plus  incroyable  que  celui  de  la  Belle-au-bois-dor- 
înant. 

A  ce  propos,  on  se  demande  comment  un  homme  de  l'es- 
prit de  M.  Michaud  a  pu  rester  ainsi  dans  cette  idée  fixe  que 
représente  le  journal  qu'il  a  fondé,  et  dont  il  a  été  jusqu'à  la  fin 
l'àme,  le  conseil  et  l'orgueil?  A  cette  question,  la  réponse  est 
facile:  M.  Michaud  a  tout  simplement  voulu  être  conséquent  avec 
lui-même,  sauf  à  se  perdre  de  compagnie,  sous  les  débris  de  ce 
trône  que  rien  ne  pouvait  plus  défendre.  11  eut  pu  facilement  faire 
partie  des  royalistes  ambitieux  :  il  a  mieux  aimé  rester  avec  les 
dévoués.  Il  pouvait  être  le  premier  dans  le  parti  des  gens  d'af- 
faires :  il  est  resté  à  la  tète  des  rêveurs  ;  d'ailleurs,  son  caractère 
s'accordait  à  merveille  avec  cette  position  qu'il  s'était  faite.  Tout 
eo  prêchant  l'ordre  et  l'obéissance,  il  était  lui-même  un  de  ces 
esprits  indisciplinés  qui  ne  savent  jamais  obéir  bien  longtemps.  Il 
n'en  voulait  ni  à  l'autorité,  ni  à  la  puissance,  ni  à  la  fortune,  ni  à 
la  renommée;  mais  il  était  jaloux  de  son  crédit  sur  lésâmes  hon- 
nêtes et  sur  les  consciences  timorées  dont  il  était  l'arbitre  souve- 
rain. Il  aimait  mieux  être  parmi  les  dupes  que  de  tenir  sa  place 
parmi  c^-s  arbitre?  chanceux  de  la  royauté,  qui  d'un  trait  de  plume 
l'ont  perdue.  Il  y  a  quelque  chose  de  l'Aristippe  antique  dans  ce 
dévouement  d'un  sujet  à  son  souverain;  M.  Michaud,  à  aucun 
prix,  n'aurait  conseillé  ni  signé  les  fatales  ordonnances;  mais. 


J.    M1CHAUD,    DE    L' ACADÉMIE    FRANÇAISE  217 

une  fois  signées,  il  se  serait  placé  devant  le  roi,  et  il  aurait  crié  : 
Vive  le  roi!  comme  cela  se  fait  quand  un  vaisseau  touche  recueil. 

Cet  homme  était  véritablement  un  de  ceux  dont  la  presse  fran- 
çaise s'honore  à  bon  droit,  et  qu'elle  montre  avec  une  égale  con- 
fiance à  ses  amis  et  à  ses  ennemis.  La  presse  est,  de  nos  jours, 
une  espèce  de  pouvoir  aussi  immense ,  aussi  spontané ,  aussi 
incroyable  que  la  puissance  de  Napoléon  le  Grand  lui-même,  et 
il  ne  tient  pas  aux  ennemis  coalisés  de  ce  nouveau  pouvoir  qu'il 
n'ait  aussi  son  Waterloo ,  et  qu'il  ne  succombe  sous  le  faix 
de  sa  grandeur.  Car  voyez  ce  qui  arrive  seulement  depuis  que 
le  journal  a  complété,  en  trois  jours  d'émeute,  cette  révolution 
à  laquelle  il  travaillait  depuis  quinze  années,  sans  trop  savoir  ce 
qu'il  faisait.  Victorieuse  de  tous  côtés,  au  delà  même  de  ses  espé- 
rances, et  ne  trouvant  plus  rien  à  combattre  ni  personne,  la  presse 
française  a  tourné  contre  elle-même  ses  propres  armes  ;  elle  s'est 
dévoré  le  cœur,  comme  fait  le  vautour  de  Prométhée,  avec  cette 
différence  cependant,  qu'une  fois  dévoré  en  entier,  ce  noble  cœur 
ne  renaîtra  pas  de  sa  blessure.  La  presse  française,  à  défaut  d'au- 
tres victimes,  a  déversé  sur  elle-même  la  bave  et  l'injure,  l'outrage 
et  le  sang.  Ces  tyrans,  qui  n'ont  plus  rien  à  dominer,  se  jettent 
entre  eux  leur  joug  de  fer. 

Le  journal  n'est  plus  à  cette  heure  qu'une  immense  mêlée  où 
les  vaincus  de  la  veille  regardent  avec  une  incroyable  joie  couler, 
par  tant  de  blessures  qu'ils  se  sont  faites  entre  eux,  le  sang  et  la 
bonne  renommée  de  leurs  vainqueurs.  Oh!  l'épouvantable  chaos 
que  celui-là!  Oh!  la  furibonde  mêlée  qui  s'entre-choque  pendant 
la  nuit,  et  qui  se  pique  avec  des  armes  empoisonnnées!  Oh!  que 
le  journal  paye  cher  sa  lamentable  victoire  des  trois  jours!  Ceci 
est  l'histoire  du  monstre  tué  par  Cadmus.  Il  sema  les  dents  du' 
monstre  dans  la  terre,  et  de  cette  horrible  semence  sortit  une 
armée  dont  tous  les  soldats  s'entr'égorgèrent  sur  la  place  même, 
jusqu'à  ce  qu'il  n'en  restât  plus  debout  que  cinq  ou  six.  Mais, 
avec  cette  armée  de  six  hommes,  Cadmus  devait  conquérir  un 


218  PORTRAITS   ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 


royaume.  C'est  ainsi  que  dans  cette  effroyable  Doit  des  journalistes 
qui  s'égorgent  les  uns  les  autres,  dignes  enfants  du  même  monstre, 
le  journal  sera  sauvé,  peut-être,  par  cinq  ou  six  hommes  dont  la 
bonne  renommée  restera  debout  aussi  bien  que  le  talent,  comme 
pour  attester  qu'en  effet  la  presse  de  ce  pays,  le  troisième  pouvoir 
dans  l'Etat,  n'était  pas  uniquement  une  puissance  de  calomnie  et 
de  ténèbres;  qu'elle  se  servait  de  l'épée  aussi  bien  que  du  poi- 
gnard, de  la  vérité  aussi  bien  que  du  mensonge,  de  la  justice  aussi 
bien  que  de  la  calomnie.  Oui  !  voilà  qui  est  vrai  !  Xe  jugez  pas 
d'une  noble  armée  par  les  goujats,  par  les  pillards,  par  la  plèbe 
sans  nom  qui  accourt  sur  les  champs  de  bataille,  comme  les  cor- 
beaux, pour  dépouiller  les  morts.  Jugez  de  cette  armée-là  par  ses 
chefs,  par  ses  maîtres,  par  les  braves  gens  de  tant  de  persévérance 
et  de  courage  qui  sont  restés  trente  ans  sur  la  même  brèche,  à 
défendre  les  mêmes  principes  par  la  parole,  comme  Turenne  et 
Condé  les  auraient  défendus  par  l'épée.  Il  y  a,  en  effet,  un  grand 
courage  des  deux  parts  :  s'exposer  aux  haines  envieuses  de  la 
multitude  en  défendant  l'autorité,  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de 
société  possible;  ou  bien  s'exposer  à  toutes  les  rancunes  du  pou- 
voir établi,  de  la  royauté  constituée,  en  protégeant  l'insouciante  et 
ingrate  multitude.  Œuvre  immense  des  deux  côtés;  soit  que  la 
presse  détruise,  soit  qu'elle  défende,  soit  qu'elle  fonde!  Et  quand 
on  pense  qu'il  y  a  des  hommes  dont  toute  la  vie  s'est  usée  à  con- 
duire au  but  une  phalange  d'écrivains  si  divers,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  prendre  ces  hommes  en  pitié.  Il  faut,  en  effet,  bien  plus 
de  sang-froid,  de  persévérance,  et  un  plus  grand  coup  d'œil  pour 
conduire  un  de  ces  grands  journaux  sur  lesquels  reposent  l'opinion 
et  la  paix  de  l'Europe,  que  pour  gagner  une  bataille.  Vingt-quatre 
heures  ont  suffi  pour  gagner  la  bataille  d'Austerlitz,  la  plus  diffi- 
cile de  toutes;  et  ce  n'est  pas  assez  de  la  vie  d'un  homme  pour 
mener  à  bonne  fin  cette  grande  entreprise  d'un  journal.  Ceci  est 
une  bataille  à  livrer  chaque  jour  contre  toutes  les  volontés  du 
pouvoir,  contre  tous  les  caprices  de  la  multitude.  On  a  sous  ses 


J.    MICHAUD,    DE   L  ACADEMIE   FRANÇAISE  219 

ordres  des  espèces  de  soldats  indisciplinés,  qui  tiennent  une  plume 
et  qui  n'obéissent  guère.  Or,  si  Ton  veut  tirer  quelque  parti  de 
ces  combattants  armés  à  la  légère,  il  faut  qu'ils  obéissent  sans 
s'en  apercevoir;  il  faut  qifà  toute  heure  du  jour  ils  comprennent 
la  pensée  intime  du  général  qui  les  mène,  et  sans  que  celui-ci  ait 
jamais  l'air  de  donner  le  mot  d'ordre.  Nul  ne  pourrait  dire  quel  est 
le  travail  immense  du  rédacteur  en  chef  d'un  journal,  qui  prend 
sur  lui-même  toute  la  responsabilité  de  ce  grand  coup  de  canon 
tiré  chaque  matin,  presque  au  hasard  et  à  bout  portant,  dans  les 
passions  bonnes  ou  mauvaises  de  la  multitude  la  plus  intelligente 
et  la  plus  mobile  de  l'univers.  Le  rédacteur  en  chef  est  la  puissance 
invisible  de  l'armée  ;  il  en  est  la  pensée  intime  ;  il  la  fait,  remuer  à 
son  gré;  il  la  précipite,  il  la  modère,  il  la  calme,  il  l'excite  quand 
il  veut,  comme  il  veut.  Mais  malheur  à  lui,  si  un  seul  des  soldais 
enrégimentés  sous  ses  lois  vient  à  s'apercevoir  qu'il  n'est  pas  le 
maître  de  sa  propre  pensée,  que  sa  conviction  doit  céder  à  une 
autre  conviction,  que  son  style  même  se  doit  plier  à  des  exigences 
que  personne  ne  lui  explique  ! 

Ce  que  nous  disons  là  est  si  vrai,  que  nous  pourrions  citer  tel 
journal  parisien  qui  a  déjà  usé  trois  générations  de  publicistes  et 
de  critiques,  sans  que,  dans  son  public,  qui  est  immense,  pas  un 
lecteur  s'aperçût  de  ses  révolutions  intérieures.  Mais  aussi  plus 
l'œuvre  est  grande,  plus  elle  demande  d'instinct,  de  science,  d'es- 
prit et  de  cœur.  L'homme  qui  se  voue  à  cette  tache  difficile,  s'il 
en  est  vraiment  digne,  n'a  plus  que  cela  à  faire  dans  le  monde. 
Hélas  !  à  ce  métier,  que  de  nobles  intelligences  ont  succombé  déjà! 
Armand  Carrel  est  mort  le  premier,  et,  ce  jour-là,  est.  mort  un  grand 
écrivain,  qui  eût  été  plus  tard  un  grand  orateur.  L'autre  jour 
encore,  nous  menions  à  sa  dernière  demeure  le  rédacteur  en  chef 
du  Courrier  français,  M.  Châtelain,  un  de  ces  énergiques  patriotes 
dont  la  conviction  même  est  triste  et  sévère,  qui  n'ont  jamais  souri 
de  leur  vie;  nobles  esprits,  naturellement  inquiets  et  mécontents, 
qui  font  porter,  sans  s'en  douter,  à  toute  une  époque,  la  peine  de 


'220       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

toutes  leurs  inquiétudes  sans  cause.  Aujourd'hui,  c'est  le  tour  de 
M.Michaud;  mais  remarquez  cependant,  et  voilà  pourquoi  le  journal 
me  semble  immortel,  en  dépit  même  de  ses  excès  et  de  ses  folies, 
remarquez  que  voici  trois  hommes  dont  pas  un  n'a  la  même  opi- 
nion, le  même  style,  le  même  talent;  pas  un  d'eux  ne  va  à  son 
but  par  le  même  sentier.  Armand  Carrel  marche  au  pas  de  course 
dans  la  carrière  épineuse  qu'il  s'est  tracée.  Il  ressemble  au  che\Hl 
pâle  de  l'Apocalypse,  et,  comme  le  cheval  de  Job,  il  frappe  du  pied 
la  terre  en  s'écriant  :  i  Allons!  i  II  traîne  après  lui  toutes  sortes 
dp  passions,  de  démences  et  de  courages,  sauf  aies  trier  ensuite,  ei 
à  faire  à  chacun  sa  part,  quand  il  sera  entré  dans  ces  royaumes 
ténébreux  de  la  liberté.  Châtelain,  au  contraire,  marche  d'un  pas 
lent  et  réservé,  dans  une  voie  moins  altière.  A  chaque  pas,  il  se 
demande  s'il  a  bien  fait  d'avancer  ainsi.  Il  regarde  de  côté  et 
d'autre  pour  savoir  quels  sont  ceux  qui  marchent  avec  lui,  et 
quand,  dans  cette  foule,  il  rencontre  une  tête  inconnue,  il  hésite, 
il  se  trouble,  il  veut  savoir  le  nom  de  cet  homme  avant  de  faire 
un  pas  de  plus.  L'un  et  l'autre  cependant  succombent  à  la  tâche, 
ils  meurent,  ils  sont  pleures  de  tous  les  partis,  quelle  que  soit  la 
couleur  du  drapeau. 

De  son  côté,  bien  loin  de  toutes  ces  passions  qui  n'appartiennent 
qu'à  l'avenir,  et  dont  le  présent  même  ne  veut  pas,  comme  un  bon 
bourgeois  qui  espère  bien  mourir  tranquille  dans  sa  maison,  voici 
le  fondateur  de  la  Quotidienne  qui  se  rejette  dans  le  passé  :  il  np 
croit  pas  à  l'avenir;  il  n'accepte  pas  le  présent;  il  passe  devant 
les  Tuileries  de  l'empereur  Napoléon  sans  daigner  y  jeter  seule- 
ment un  coup  d'œil;  mais  il  va  frapper  d'une  main  loyale  à  la  porte 
du  Versailles  de  Louis  XIV.  Dans  le  silence  mortel  de  ces  demeures 
royales  où  le  vent  populaire  a  passé,  une  voix  se  rencontre  pour 
répondre  au  vieux  royaliste  que  le  grand  roi  est  parti  avec  toute  sa 
cour,  on  ne  sait  où,  emmenant  avec  lui  Bossuet  et  Racine,  made- 
moiselle de  la  Vallière  et  Condé.  N'importe!  le  vieux  royaliste 
entrp  toujours.  S'il  ne  trouve  pas  le  grand  roi  assis  sur  son  trône 


J.    MICUAUJJ    DE    L  ACADEMIE    FRANÇAISE  221 

dans  la  grande  galerie  des  Glaces,  du  moins  il  trouvera  l'ombre  de 
celte  majesté,  et  il  s'agenouillera  devant  cette  ombre  auguste,  en 
lui  présentant  les  nobles  et  vieux  débris  de  ce  qui  reste  sur  la 
terre  de  France,  de  tous  les  grands  noms,  de  tous  les  vieux  souve- 
nirs de  notre  histoire.  Maintenant  donc  expliquez-moi  pourquoi 
celui-là,  qui  vivait  dans  le  passé  et  pour  le  passé,  tout  comme 
Châtelain  vivait  dans  le  présent,  tout  comme  Carrel  vivait  dans 
l'avenir,  à  peine  est-il  mort,  se  trouve  aussi  pleuré,  aussi  entouré 
de  louanges  et  de  regrets  unanimes,  que  Châtelain,  que  Carrel  lui- 
même,  que  tous  ces  héros  glorieux  de  la  faveur  populaire?  Si  vous 
ne  le  savez  pas,  je  vais  vous  le  dire.  C'est  que  tout  simplement 
cet  homme  était,  lui  aussi,  un  homme  probe,  loyal,  courageux, 
dévoué  à  l'opinion  qu'il  avait  choisie;  c'est  qu'il  a  parlé  toute  sa 
vie  avec  conviction,  avec  éloquence.  C'est  qu'à  tout  prendre,  telle 
est  la  beauté,  la  grandeur  et  la  majesté  souveraine  de  cette  puis- 
sance qu'on  appelle  le  journal,  qu'il  y  a,  en  ce  monde,  de  la  véné- 
ration et  du  respect  pour  tous  les  gens  qui  acceptent  cette  lourde 
lâche,  quel  que  soit,  leur  parti.  Voilà,  je  vous  l'avoue,  ce  qui  nous 
doit  rassurer  sur  l'avenir  du  journal  en  France  :  c'est  le  respect 
unanime  de  tous  pour  tous  les  écrivains  qui  ont  accompli  leur 
devoir. 

Vous  parlerai-je  maintenant  des  qualités  privées  de  M.  Mi- 
chaud?  Un  mot  me  suffira.  Ses  amis  le  comparaient,  pour  la  sim- 
plicité et  pour  la  facilité  de  son  commerce,  au  bon  la  Fontaine  en 
personne.  Rien  n'était  charmant  comme  de  l'entendre  causer  et 
sourire.  Sa  bienveillance  était  inépuisable  comme  son  esprit;  il 
aimait  avec  enthousiasme  la  belle  littérature  du  siècle  d'Auguste, 
et,  dans  ses  travaux  littéraires,  on  n'aurait  pas  dû  oublier  ses 
notes  excellentes  sur  le  Virgile  de  l'abbé  Delille,  dont  il  s'était 
fait  l'humble  éditeur,  lui  qui  était  son  égal.  Au  besoin,  celui  qui 
écrit,  ces  lignes,  avec  une  douleur  profonde  et  une  conviction  bien 
sentie,  pourrait  attester  toute  l'amitié  que  cet  excellent  homme 
portait  à  la  jeunesse.  11  m'avait  rencontré,  comme  j'étais  en  tram 

19 


222       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

d'essayer  follement  le  peu  de  style  et  d'esprit  que  le  ciel  m'a  pu 
donner,  et  tout  de  suite  il  m'avait  offert  un  asile  dans  son  journal, 
à  côté  d'écrivains  de  talent  dont  la  mémoire  me  sera  chère  tou- 
jours. J'ai  vécu  ainsi  sous  la  conduite  de  cet  excellent  homme 
jusqu'à  l'heure  fatale  où  le  ministère  Polignac  vint  signaler,  pour 
un  instant,  le  dernier  triomphe  de  la  vieille  opposition  royaliste. 
Alors,  comme  cette  dernière  victoire  m'autorisait,  et  au  delà,  à 
quitter,  moi  obscur  et  inconnu,  cette  armée  triomphante,  M.  Mi- 
chaud  me  laissa  partir,  disant  que  j'étais  dans  mon  droit  et  qu'il 
était  impossible  de  quitter  son  journal  dans  un  moment  plus  op- 
portun. De  ces  premiers  instants  de  ma  vie  littéraire,  je  n'ai  rien 
oublié,  ni  ces  écrivains  ardents  et  convaincus,  dont  quelques-uns 
sont  morts  déjà  sans  avoir  rien  compris  à  la  révolution  qui  les 
emportait;  ni  la  verve  intarissable  de  Laurentie,  cet  homme  tant 
attaqué,  si  savant,  si  spirituel  et  si  bon  ;  ni  l'indulgence  affable 
de  M.  Michaud  et  ses  conseils  pleins  de  goût  et  de  sagesse.  Sur- 
tout, ce  qui  m'est  resté  de  ces  premières  années,  c'est  un  respect 
inaltérable  pour  le  vieux  roi,  pour  le  vieux  trône,  pour  l'antique 
monarchie,  pour  tout  ce  passé  devenu  impossible,  et  qui  n'a  plus 
d'avenir  que  dans  l'histoire. 

M.  Michaud  s'est  éteint,  et  sans  trop  souffrir,  dans  une  modeste 
retraite  qu'il  s'était  faite  à  Passy,  non  loin  du  poëte  Renouard, 
son  confrère,  qui  est  enterré  dans  le  même  cimetière.  11  avait  pour 
conduire  son  deuil  M.  de  Chateaubriand  en  personne,  celui-là 
même  qui  sera  comme  le  Bossuet  de  la  maison  de  Bourbon,  et  qui 
tombera  le  dernier  dans  la  vaste  fosse  qui  contiendra  toute  la  mo- 
narchie de  Charles  X. 

On  peut  dire  de  M.  Michaud,  que,  grâce  à  la  modération  de  sa 
vie,  à  la  facilité  de  son  esprit,  à  sa  philosophie  pleine  de  résigna- 
tion, il  a  été  un  homme  heureux. 

Sa  vieillesse,  honorée  de  tous,  a  été  rendue  bien  facile  par  la 
présence  d'une  femme  jeune  et  belle  qui  eût  pu  être  sa  petite-fille, 
ei  qui  l'a  entouré,  jusqu'à  la  fin,  d'une  piété  presque  filiale.  La 


HISTOIRE    D  UN    LIBRAIRE  "223 

raison  et  l'aménité  de  cet  homme  ne  se  sont  pas  démenties  un 
seul  instant;  depuis  dix  ans  qu'il  était  séparé  de  son  roi  légi- 
time,  pas  une  plainte  n'est  sortie  de  sa  bouche,  toute  sa  douleur 
est  restée  dans  son  cœur;  il  aurait  été  bien  malheureux  s'il  avait 
pu  haïr. 

Comme  c'est  l'usage,  à  peine  M.  Michaud  est-il  mort,  que  déjà 
l'on  se  dispute  ses  dépouilles.  Hélas!  à  cette  curée  des  places  et 
des  honneurs,  M.  Michaud  ne  laisse  pas  grand'chose  :  une  place 
à  l'Institut,  et  puis  c'est  tout.  Mais  cette  place,  voici  que  déjà  les 
partis  littéraires  se  la  disputent.  Pour  remplacer  M.  Michaud, 
pour  louer  convenablement  Y  Histoire  des  Croisades,  pour  appré- 
cier dignement  l'étendue  et  la  finesse  de  ce  rare  esprit,  il  y  a  der- 
rière M.  Michaud  un  homme  aussi  savant  que  lui ,  un  pauvre 
savant  aveugle  qui  a  jeté  une  si  grande  clarté  sur  les  ténèbres  de 
notre  histoire,  un  écrivain  qui  a  produit  un  chef-d'œuvre  :  j'ai 
nommé  M.  Augustin  Thierry  et  l'Histoire  de  la  Conquête  de  l'An- 
gleterre par  les  Normands. 


HISTOIRE     D'UN     L1B1ÎAIH  E 


(LADVOCAT) 


Ladvocat!  11  me  semble  que  je  vois  briller  encore  en  toutes 
lettres,  au  beau  milieu  d'une  immense  enseigne,  en  plein  Palais- 
Royal,  ce  nom  prophétique,  ce  nom  précurseur  de  toutes  les  gloires 
de  ce  siècle,  ce  nom  qui  restera  éternellement  attaché  à  tous  les 


•i-24  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

chefs-d'œuvre  de  notre  âge  !  A  ce  nom  de  Ladvocat ,  nous  nous 
inclinions  les  uns  et  les  autres,  quand  nous  avions  seize  ans!  Il 
brillait  à  nos  yeux  comme  une  flamme;  il  était  un  phare  poétique, 
il  flamboyait  comme  une  espérance!  Il  était  un  but,  il  était  un 
rêvei  II  était  tout  pour  le  jeune  homme  impatient  de  se  produire, 
de  devenir  enfin  quelqu'un  à  son  tour!  Si  vis  esse  aliquis  !  disait 
J  a  vénal. 

En  ce  temps-là,  le  Palais-Royal  n'était  pas,  comme  aujourd'hui 
(grâce  à  M.  le  duc  d'Orléans),  une  longue  suite  de  merveilleuses 
galeries  éclairées  de  toutes  parts,  moitié  salon,  moitié  comptoir, 
moitié  jardin!  C'était,  au  contraire,  un  amas  confus,  immonde  et 
bruyant ,  où  grouillait  incessamment ,  à  travers  mille  boutiques 
en  désordre,  une  incroyable  agglomération  de  toutes  les  oisivetés 
et  de  tous  les  vices.  C'était  un  pandémonium  obscène  et  très-curieux, 
où,  nuit  et  jour,  se  promenait  un  sérail  public  qui,  la  tète  haute  et 
le  sourire  provoquant ,  allait  dans  ces  domaines  dignes  de  lui ,  à 
travers  ces  ruines  inexplicables.  Tout  ce  qui  était  la  marchandise 
avariée  et  sans  nom  ,  l'oisiveté  béante  et  la  promenade  sans  but, 
gargouillait  dans  cet  espace  abominable;  le  musc  annonçait  le 
passage  de  la  courtisane,  la  fange  gardait  l'empreinte  de  son  pied. 
C'était  un  piège,  et  c'était  un  autre,  et  c'était  une  caverne,  ce  Pa- 
lais-Royal hanté  par  les  Grâces  fardées,  par  les  capitaines  de  rebut, 
par  les  étrangers  que  la  conquête  avait  laissés  parmi  nous,  encore 
insolents  de  1814,  dont  la  plaie  était  vive  et  saignante.  Et  dans 
cet  abîme,  et  dans  ce  désert  tout  rempli  des  licences  permises  et 
défendues,  où  le  jeu  faisait  entendre  son  bruit  d'or  et  d'argent,  où 
le  suicide  avait  ses  autels ,  où  la  goinfrerie  étalait  ses  tentations 
les  plus  violentes  ;  dans  cette  vapeur  de  vin,  d'ambre  et  de  tabac, 
parmi  ces  trônes  et  ces  dominations  de  restaurateurs,  se  pavanait 
dans  ses  haillons  tachés  de  graisse  et  dans  ses  trous  recousus  de 
ficelle,  une  guenille  à  sa  tête,  une  savate  à  ses  pieds,  l'hôte  assidu. 
le  juif  errant  du  Palais-Royal,  f  homme  a  la  longue  barbe,  Cho- 
druc-Duclos,  pour  tout  dire.  11  allait,  il  venait  ;  il  venait,  il  allait  ! 


HISTOIRE    D  UN    LIBRAIRE  2i>o 


régulier  comme  la  pendule  d'un  forçat,  promenant  sa  misère  et  son 
orgueil  au  beau  milieu  de  ces  vitchouras  souillés,  dé  ces  jupons 
traînants,  de  ces  plumets  qui  s'agitaient  au-dessus  de  la  foule,  et 
qu'on  retrouvait  certainement  sur  le  chemin  de  la  honte!  Et  le 
haillon  et  le  velours,  et  le  lacet  et  la  ficelle,  et  Chodruc  et  Margot, 
et  Diogèneet  Lasthénie,  s'arrangeaient  de  façon,  ô  contraste  !  à  se 
servir  l'un  à  l'autre  d'attrait  et  de  repoussoir. 

Tel  était  le  théâtre  et  tel  était  le  boulevard,  à  l'abri  des  poutres 
vermoulues  et  sous  les  regards  des  marchandes  éhonîées,  dont 
l' arrière-boutique  était  un  cabaret,  où  Ladvocat  le  libraire  avait 
porté  ses  dieux  et  sa  fortune.  En  vain  les  timides  et  les  sages  re- 
présentaient à  ce  jeune  homme  que  le  lieu  était  mal  choisi  pour  y 
vendre  un  livre  honnête  et  glorieux;  en  vain  lui  disait-on  que  la 
librairie,  en  ce  lieu  malsain,  ne  pouvait  être  qu'une  pornographie, 
et  qu'il  n'y  avait  rien  à  vendre  là  que  des  pamphlets  et  des  livres 
grivois,  la  calomnie  ou  l'obscénité,  les  deux  sœurs  (remarquez,  en 
ctTct,  que  le  misérable  qui  calomnie,  argent  comptant  ne  demande 
pas  mieux  que  d'être  un  écrivain  de  la  borne  pour  les  Faublas  du 
carrefour).  —  En  vain  disait-on  encore  à  cet  obstiné  libraire  que 
la  fameuse  Lodoïska  étalait  naguère  avec  ses  appas ,  en  ce  lieu 
maudit,  les  Aventures  de  Faublas  et  de  M.  Louvet,  son  mari,  et 
que  la  petite  Lolo  (à  l'enseigne  de  la  Frivolité)  y  vendait,  en  plein 
jour,  Angola  et  les  Bijoux  indiscrets  à  cette  même  place  où  il  ou- 
vrait sa  librairie  :  il  répondit  qu'il  avait  son  idée,  et  qu'il  voulait 
tourner  à  son  profit  ces  bruits,  ces  obscénités,  ces  fanges,  ces 
parfums,  ce  froufrou  de  la  poésie  erotique  et  du  taffetas  vénal  ! 
La  librairie  aux  doctes  sommets  de  la  montagne  Sainte-Geneviève 
avait  peu  de  charme  pour  cet  aventurier  du  poëme  et  du  roman  ; 
tant  il  savait,  par  pressentiment,  les  peines  et  la  difficulté  de  vendre 
un  livre  au  public.  Ah!  le  public,  c'est  comme  le  goujon  :  pèchez- 
le  où  il  se  trouve,  et  vous  serez  encore  un  homme  habile  s'il  mord 
à  l'hameçon. 

Vinsi  il  ouvrit  sa  boutique  au  beau  milieu  de  ce  tumulte  ;  et 

I». 


22S       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

voyez  la  chance  heureuse!  Il  a  rencontré,  là,  tout  de  suite,  un 
poëte  inspiré ,  un  poëme  admiré ,  ou  plutôt  une  suite  de  poëmes 
d'un  ton  si  vrai,  d'une  douleur  si  grande  et  si  charmante,  que,  sou- 
dain, à  cette  boutique  à  peine  ouverte,  accourut  la  foule,  implorant 
ces  poëmes  consolants  qui  soulageaient  sa  douleur  et  consolaient 
son  orgueil.  M.  Casimir  Delavigne  et  ses  Messéniennes  entre  les 
mains  du  libraire  Ladvocat  ont  été,  pendant  ces  premiers  jours  de 
répit  que  nous  laissèrent  les  armées  étrangères,  un  événement,  une 
consolation,  un  bienfait.  Avec  quel  charme  infini  nous  nous  ber- 
cions, enfants,  de  ces  beaux  vers  qui  sortaient  de  la  source  vive  ! 
A  les  lire,  il  nous  semblait  que  nous  vengions  nos  pères  morts 
ou  désarmés!  Vous  les  rappelez-vous,  ces  plaintes  touchantes  qui 
touchaient  à  toutes  les  fibres  de  cette  nation  :  Waterloo,  Jeanne 
d'Arc,  Parthénope  et  ï Etrangère? — Les  Messéniennes  (la  première 
publication  de  Ladvocat)  ont  été  notre  premier  événement  poétique  ; 
elles  ont  été  l'aurore  du  grand  jour  de  M.  de  Lamartine!  0  fête 
incroyable  en  ces  temps  malheureux ,  un  poëme  où  chacun  peut 
dire  ses  espérances  et  retrouver  ses  douleurs  !  0  miracle,  une  voix 
si  jeune  au  milieu  de  ces  débris,  de  ces  ruines,  de  ces  misères,  de 
ce  peuple  en  deuil  de  sa  gloire,  au  milieu  de  cette  nation  éperdue 
et  qui  ne  sait  plus  si  son  étoile  est  restée  au  milieu  du  ciel! 

D'un  vainqueur  insolent  méprisons  les  injures. 
Et,  fiers  des  étendards  conquis  sur  nos  rivaux, 
Nous  pouvons  à  leurs  yeux  dérober  nos  blessures, 
En  les  cachant  sous  leurs  drapeaux: 

Et  voilà  comme  il  est  glorieux  d'être  un  poëte...  et  glorieux 
d'être  un  libraire!  Il  a  de  grands  privilèges,  le  libraire!  11  assista 
à  l'enfantement  de  l'œuvre;  il  l'expose  le  premier  à  la  douce  clarté 
du  jour;  il  dit  à  son  peuple  :  «  La  voilà!  »  Lui-même,  il  ajoute  son 
nom  au  nom  du  poëte,  au  nom  de  l'historien  et  du  romancier.  Si 
le  livre  est  célèbre,  à  la  bonne  heure,  il  en  partage  la  renommée; 
au  contraire,  il  n'a  rien  à  voira  la  chute.  Et  puis,  aussitôt  qui 


HISTOIRE   D  UN   LIBRAIRE  227 

écrivains  ont  découvert  que  cet  homme-là  réussit,  ils  vont  se  pla- 
cer à  son  ombre;  inconnu  le  matin,  ce  même  libraire,  une  heure 
après,  n'a  qu'à  choisir  dans  la  famille  des  esprits  celui  qui  lui  con- 
vient le  mieux.  Et  quel  choix  merveilleux  à  faire  en  ces  premiers 
jours  de  la  France  poétique!  Un  libraire  intelligent  se  tenait  une 
heure  ou  deux  sur  le  pas  de  sa  porte  ;  il  voyait  passer  un  beau  jeune 
homme,  assez  mal  vêtu,  l'air  radieux,  et  tenant  par  économie,  à 
sa  main  blanche,  un  vieux  feutre,  si  bien  qu'à  travers  sa  cheve- 
lure bouclée,  on  pouvait  entrevoir  le  front  même  de  l'inspiration. 
«  Arrêtez-vous  ici,  jeune  homme:  entrez,  venez  à  moi,  disait  le 
libraire.  Dans  voire  poche  entr'ouverte,  il  me  semble  que  je  vois 
se  gonfler  un  manuscrit  attaché  par  une  faveur  bleue!...  Allons, 
çà  !  du  courage  !  déroulons  ensemble  ce  manuscrit  et  dites-moi  ce 
que  ça  chante.  Oh!  oh!  les  Odes  et  Ballades  !  Les  Amo.ars  des 
anges!  pardieu  !  Le  Giaour!  Thérèse  Auber  !  L'Histoire  de  Crom- 
well...  Allons,  vite,  donnez-moi  ça,  jeune  homme,  je  vous  prie, 
et  disons  mieux,  vendez-le-moi,  je  rachète!  » 

Et  il  l'achetait!  Et  tel  jeune  gaillard  qui  était  sorti  le  matin 
à  jeun  de  son  taudis,  à  peine  couvert  d'un  habit  frileux,  portant, 
comme  Bias,  toute  sa  fortune  avec  lui-même...  un  manuscrit! 
s'en  revenait  en  triomphe!  0  bonheur!  il  avait  rencontré,  au 
Palais-Royal,  dans  ce  tas  d'immondices,  un  jeune  homme,  un 
libraire,  qui  courait,  chose  incroyable!  après  les  manuscrits 
des  jeunes  gens,  qui  les  arrêtait  au  passage  et  qui  les  imprimait 
tout  vifs  ! 

Eh  bien,  ce  Mécène  en  boutique,  et  cet  enchanteur  qui 
devinait  les  sources  cachées,  cet  homme  à  part  qui  recher- 
chait la  jeunesse  pour  la  jeunesse  même,  il  avait  l'âge  à  peine 
du  plus  jeune  de  ces  jeunes  gens,  et  s'appelait  Ladvocat  ! 
«  Monsieur  Ladvocat.  !  » 

C'est  ainsi  qu'après  les  premiers  vers  de  M.  Casimir  Delavigne, 
il  a  publié  les  premiers  vers  de  M.  Victor  Hugo  !  Les  Odes  et  Bul- 
lades  remplacèrent  les  Messéniennes ;  et  comme,  avant  tout,  ce 


ki->J  PORTRAITS    ET   CARACTERES   CONTEMPORAINS 

libraire  admirable  voulait  rencontrer  des  partisans  de  sa  marchan- 
dise, il  avait  grand  soin  de  couper  lui-même,  avec  un  beau  cou- 
teau d'ivoire,  cinq  ou  six  exemplaires  de  ses  poètes  nouveaux,  de 
ses  poètes  favoris.  ■  Prenez  et  lisez  !  »  Et  quiconque  osait  s'ap- 
procher de  cette  académie ,  ouverte  à  tous  les  curieux ,  prenait  le 
livre  et  le  lisait  en  toute  liberté.  Quels  étranges  événements  c'était 
là  pour  nous,  jeunes  gens  qui  étions  encore  attachés  aux  études 
savantes  !  Quelle  merveille  inexplicable  :  les  Odes  et  Ballades  ! 
Que  c'était  loin  de  l'abbé  Delille  et  de  Despréaux!  Que  ça  res- 
semblait peu  à  l'Art  poétique,  au  Lutrin,  aux  Fables  delà  Fon- 
taine, à  la  langue  de  Mérope,  à  la  langue  de  Britannicus  !  Nous 
étions  en  pleine  révolte,  évidemment,  et  si,  par  malheur,  eût  passé 
le  professeur  de  rhétorique  :  «  Ah!  bandits  que  vous  êtes,  se  fût- 
il  écrié,  voilà  donc  le  fruit  de  mes  leçons!  ■ 

Eh  bien ,  ce  fait  même  d'une  révolte  littéraire  ajoutait  à  l'en- 
chantement que  nous  causaient  ces  poétiques  nouveautés,  c  Que 
n'est-ce  un  péché  de  manger  une  pêche!  »  disait  une  raffinée  à 
son  directeur.  Elle  avait  raison.  Un  brin  de  péché  ajoute  un  cer- 
tain charme  à  certaines  voluptés  innocentes.  Le  péché  de  Victor 
Hugo  !  le  péché  de  M.  Alfred  de  Vigny  !  le  péché  de  lord  Byron  ! 
Bientôt,  en  effet,  le  libraire  Ladvocat  publia  l'œuvre  entière  de 
lord  Byron,  et  Dieu  sait  les  exemplaires  qu'il  a  sacrifiés  à  faire  des 
prosélytes  à  ce  grand  homme!  Ces  poèmes  de  lord  Byron,  on  les 
lisait  de  toute  son  ardeur  dans  cette  galerie  de  bois  et  de  flammes, 
et  cependant  on  sentait  frémir  autour  de  soi  toutes  ces  licences, 
on  respirait  toutes  ces  odeurs;  à  ce  point  qu'on  était  frappé  en 
même  temps  de  la  double  stupeur  de  tant  de  livres  nouveaux, 
de  tant  de  vices  sans  nom!  Les  longues  heures  qui  passaient 
comme  un  songe  au  milieu  de  tous  ces  délires  de  la  tête  et 
des  sens  ! 

Or,  Ladvocat,  ce  jeune  homme,  était  le  dieu  de  cette  machine 
épique  !  11  était  l'Apollon  du  nouvel  Olympe!  Il  était  la  mouche 
qui  fait  bourdonner  h  ruche   D'une  main  libérale,  il  imprimait  le 


HISTOIRE    D  UN    LIBRAIRE  229 

mouvement  à  son  siècle.  Il  avait  le  geste  impérieux  et  le  sourire 
charmant.  Il  était  beau,  ou  plutôt,  à  travers  ce  monceau  de  mira- 
cles nouveaux,  il  nous  semblait  plus  beau  que  le  jour.  A  travers 
sa  boutique,  on  le  voyait  agir  à  la  façon  d'un  météore.  Il  allait,  il 
venait,  il  commandait,  il  parlait  à  tous  du  milieu  de  cette  vallée 
d'IIélicon  qu'il  s'était  creusée  entre  deux  marchandes  de  gaze  et  de 
rubans.  Jamais,  non,  jamais  je  n'ai  rien  vu  qui  pût  se  comparer 
à  cet  être  enchanté  quand  il  recevait  ainsi  dans  son  comptoir 
son  peuple  d'écrivains.  On  voyait  sa  louange  écrite  dans  leurs 
yeux  ! 

Et,  quand  j'étais  rassassié  de  ce  grand  spectacle  et  de  cette  eni- 
vrante lecture,  je  revenais  dans  mon  grenier,  rêvant  et  songeant, 
et  me  répétant  les  beaux  vers  que  j'avais  appris  par  cœur  : 

Qu'une  coupe  vidée  est  arrière,  et  qu'un  rêve 
Commencé  clans  l'ivresse  avec  terreur  s'achève!  .. 

Ou  bien  je  chantais  les  jeux  du  Cirque  avec  Victor  Hugo  : 

L'athlète  vainqueur  dans  l'arène 
Est  en  honneur  dans  la  cité; 
Son  nom,  sans  que  le  temps  l'entraîne, 
Par  les  peuples  est  répété  !... 

J'en  savais  des  centaines,  de  ces  vers  nouveaux,  empruntés  à 
cette  librairie  incendiaire  !  A  force  d'audace  même,  j'en  étais  venu 
à  marquer  mon  livre  à  la  page  où  j'avais  cessé  de  lire ,  et  je  le 
retrouvais  fidèlement  le  lendemain  sur  l'étalage. 

«  Les  vassaux  sont  heureux  dans  le  vaste  domaine  de  Lara,  et 
la  servitude  ne  pense  plus  à  sa  chaîne  féodale.  Ce  seigneur  est 
revenu  lorsqu'on  n'espérait  plus  le  revoir...;  »  et  tout  le  poëme 
y  passait;  et  quand  je  pense  encore  aujourd'hui  à  la  profonde  im- 
pression, au  saisissement  infini  que  j'éprouvai  au  fond  de  l'âme, 
lorsque  enfin  (j'avais  pris  la  plume  ta  mon  tour)  ce  grand  libraire 


230       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

me  fit  l'honneur  de  m' adresser  la  parole  et  de  me  tutoyer!  Bonté 
divine!  était-ce  possible?  était-ce  vrai?  Certes,  je  n'ai  pas  été, 
que  je  sache,  un  enfant  gâté  de  la  fortune  et  de  la  faveur;  les 
princes  se  sont  peu  approchés  d'un  animal  de  mon  espèce  ;  à  peine 
si  le  roi  a  su  mon  nom  ;  mais  enfin,  tel  qu'on  est  (sans  écrire  ses 
Mémoires),  on  a  eu  peut-être  une  ou  deux,  rencontres  considé- 
rables en  toute  sa  vie.  Eli  bien  ,  je  l'avoue  en  toute  humilité,  ja- 
mais voix  humaine  ne  m'a  troublé  et  charmé  comme  la  voix  du 
premier  éditeur  de  Casimir  Delavigne,  de  lord  Byron  et  de  Victor 
Hugo. 

A  l'âge  heureux  où  l'on  ajoute  chaque  jour  un  couplet  à  la 
louange  de  la  maîtresse  que  j'aurai  ;  à  l'âge  heureux  où  la  machine 
à  imprimer  est  un  mystère,  où  l'imprimeur  est  un  mythe,  où  le 
libraire  est  un  dieu,  rencontrer  ce  grand  libraire  et  le  regarder  face 
à  face,  et  l'entendre  qui  vous  parle  et  qui  vous  demande  un  livre 
à  vous,  à  vous-même,  non!  il  n'y  a  pas  de  majesté  si  grande  ou 
de  beauté  si  belle  qui  vous  puisse  donner  un  frisson  pareil  d'orgueil 
et  de  joie!...  Et  maintenant  te  voilà  mort,  mon  pauvre  ami,  que 
j'ai  aimé  même  à  l'heure  où  tu  n'imprimais  plus  rien  pour  per- 
sonne; voilà  que  tu  t'en  vas  sans  prendre  congé  de  deux  ou  trois 
admirateurs  que  tu  avais  conservés,  infortuné  que  j'ai  vu  resplendir 
dans  les  lettres  françaises  comme  une  comète  au  milieu  des  étoiles. 
On  voudrait  savoir  où  tu  reposes,  on  nous  montrerait  le  cimetière 
en  nous  disant  :  «  Cherchez-le!  »  Ah!  qui  nous  eût  dit  que  cet 
introducteur  à  la  renommée,  à  la  gloire,  cet  habile  homme  qui 
imposait  à  l'Europe  entière  les  esprits  de  son  adoption,  il  aurait 
une  fin  si  triste!  Un  tel  libraire,  ô  juste  ciel!  qui  meurt  aussi 
pauvre,  aussi  abandonné,  aussi  misérable  que  s'il  était  un  simple 
poëte,  est-ce  possible,  est-ce  juste,  est-ce  vrai? 

Cet  homme  a  occupé  la  ville  entière  de  son  bruit  et  de  son  luxe  ; 
il  était  vraiment  le  magnifique!  Il  avait,  chose  inouïe,  incroyable  ! 
un  cheval  à  lui,  un  cabriolet  à  ses  armes,  deux  ancres  avec  ces 
mots  :  Aidez-moi!  Il  allait  comme  la  tempête,  au  milieu  du  bruit  et 


HISTOIRE   D  UN   LIBRAIRE  231 

de  la  fumée,  en  vrai  Jupiter  Tonnant,  jetant  ses  livres  à  qui  les  veut, 
et  les  vendant  très-cher  à  qui  les  paye.  A  peine  un  nouveau  livre 
avait  vu  le  jour  dans  ce  Palais-Royal  dont  il  avait  fait  une  nouvelle 
Athènes,  que  soudain  toute  émotion  étrangère  à  ce  nouveau  livre 
était  entièrement  suspendue.  On  ne  parlait  plus  dans  toute  la  ville 
(et  c'était  la  volonté  de  M.  Ladvocat)  que  du  poëme  nouveau  ;  on  en 
parlait  dans  la  rue  et  dans  la  maison;  il  en  était  question  dans  le 
cabinet  du  ministre  et  dans  le  palais  du  roi  ;  dans  le  taudis  de 
l'écolier  et  dans  le  salon  de  la  danseuse.  Absolument  il  fallait,  dans 
la  ville  et  dans  le  monde,  que  Ton  sût  que  tel  jour,  à  telle  heure, 
Ladvocat  le  libraire  avait  publié  Ourika,  Adolphe,  ou  les  Poésies 
de  Joseph  Delorme,  et,  du  journal  qui  se  respecte  au  pamphlet  qui 
se  vautre  en  son  infamie,  il  fallait  que  le  nouveau  livre  eût  sa 
place  !  Ainsi  proclamée,  affichée,  annoncée,  glorifiée,  la  chose  allait 
aux  nues,  sauf  à  retomber  sur  la  terre!  Il  ne  reste  aux  nues  que 
ce  qui  doit  y  rester.  Mais  enfin  c'est  beaucoup  d'aller  si  haut,  ne 
fût-ce  qu'un  jour! 

Quel  zèle  il  avait!  quelle  ardeur!  quel  contentement!  quel  or- 
gueil! Nous  avons  vu,  à  l'exposition  de  1826,  le  portrait  de  ce 
libraire  héroïque  ;  ce  portrait  de  Ladvocat  faisait  pendant  au  por- 
trait du  roi  lui-même,  et  chacun  regardait  avec  un  œil  d'envie  et 
d'admiration  ce  grand  homme  en  manteau  couleur  de  muraille  !  — 
On  se  disait  tout  bas  :  «  C'est  lord  Byron  !  »  Il  était  frisé  et  bouclé, 
il  était  rose  et  frais!  Il  avait  une  main  gaulée,  et  l'autre  main  était 
nue  ;  on  l'avait  représenté  se  promenant  en  bottes  vernies  dans  une 
immense  campagne,  une  montagne  sur  sa  tête,  un  ruisseau  à  ses 
pieds!  Ce  ruisseau  clair  s'enfuyait  à  travers  la  prairie,  image  res- 
semblante de  cette  librairie  féconde  en  grands  hommes.  Fière 
image  !  elle  contentait  à  peine  cet  homme  amoureux  de  sa  propre 
renommée.  Et,  comme  un  jour,  après  les  honneurs  du  Louvre,  il 
obtint  les  honneurs  de  la  comédie,  il  alla  se  voir  et.  se  saluer  lui— 
même  m  plein  théâtre.  Cela  s'appelait  l'Imprimeur  sans  caractère. 
Le  jeune  libraire  y  jouait  le  beau  rôle.  Il  alla  donc  se  voir  passer 


"2?r>  PORTRAITS    ET   CARACTERES   CONTEMPORAINS 

dans  sa  gloire.  Il  fut  conlcnt  ;  mais,  le  lendemain,  sur  une  manne 
d'osier,  il  envoya  au  comédien  qui  le  représentait  dans  cette  co- 
médie à  sa  louange,  l'habit,  le  gilet  et  le  pantalon  que  lui-même  il 
avait  portés!  Gilet  à  fleurs  panachées,  habita  boutons  d'or,  pantalon 
gris  blanc,  rayé  de  bleu,  morbleu!  Le  chapeau  était  blanc,  la  cra- 
vate était  comme  un  semis  de  pois  de  senieur.  Il  portait  des  ganls 
de  peau  de  Suède;  ajoutez  le  soulier  à  talon  haut  et  presque  rouge 
que  rattache  au  cou-de-pied  un  ruban  noir.  «  Apprenez,  mon  cher 
monsieur,  disait  Ladvocat  au  comédien,  à  vous  habiller  histori- 
quement, lorsque  vous  représentez  un  personnage  historique!  » 
Et  la  ville  entière  d'aller  voir  cet  imprimeur  sans  caractère  et  ce 
libraire  en  habit  guinguet  ! 

Certainement  il  avait  bien  ses  petits  travers,  mais  sa  manie 
avait  une  certaine  grandeur  !  Il  est  le  premier  dans  ce  siècle  qui  ait 
donné  au  manuscrit  dupoëte,  de  l'historien,  du  romancier  une  cer- 
taine valeur.  Il  est  le  premier  qui  ait  fait  vivre  l'homme  de  lettres, 
et  je  me  rappelle  encore  l'admiration  et  l'étonnement  mêlé  d'épou- 
vante qui  circulait  dans  le  faubourg  Saint-Germain  à  cette  annonce 
fabuleuse  que  Ladvocat  avait  payé  douze  mille  francs  le  manuscrit 
de  l'Ecole  des  Vieillards! 

Un  jour,  il  passait  dans  la  rue  de  Vaugirard  ;  il  voit  à  la  porte 
d'un  de  ses  confrères  une  femme  en  deuil  qui  semblait  désolée!  Il 
s'arrête,  ou,  pour  mieux  dire, il  arrête  son  cheval.  «  Eh!  madame, 
d'où  venez-vous?  —  Je  viens  d'ici,  répond-elle,  et  l'on  m'a  refusé 
douze  cents  livres  des  chansons  de  mon  mari — Douze  cents  livres, 
répond  Ladvocat,  ça  en  vaut  deux  mille.  —  Eh  bien ,  dit  la  dame, 
prenez-les  pour  douze  cents.  —  Madame  !  reprit  l'autre,  s'il  s'agit 
de  moi,  je  vous  offre  six  mille  francs  de  ces  chansons!...  »  Et 
voilà  comme  il  achète  les  chansons  de  Désaugiers  ! 

Et  mille  traits  de  cette  verve  et  de  cette  audace  !  Il  comprenait 
confusément  que  ces  sortes  de  prospectus  ont  leur  valeur  et  il  s'en 
donnait  à  cœur  joie!  11  est  le  dernier  qui  ait  vendu  un  mince  in- 
octavo  au  prix  de  sept  francs  cinquante  centimes;  et  tant  qu'il  en 


HISTOIRE    D  UN    LIBRAIRE  233 

voulait  vendre,  il  en  vendait,  des  livres  à  ce  prix-là.  Il  a  édité  les 
plus  beaux  livres  et  les  plus  considérables  de  ce  temps-ci  ;  c'est 
lui  qui  a  publié  les  Ducs  de  Bourgogne,  de  M.  de  Barante,  et 
l'Histoire  de  la  Fronde,  de  M.  le  marquis  de  Sainte-Anlaîre  !  Il 
a  publié  les  livres  de  M.  Cousin,  les  livres  de  M.  Villemain  et 
ceux  de  M .  Guizot  ! 

La  première  fois  que  j'eus  l'honneur  d'être  présenté  à  M.  de 
Chateaubriand  par  M.  Berlin  l'aîné,  ce  fut  chez  le  libraire  Lad- 
vocat.  Il  avait  quitté  le  Palais-Royal  avec  un  vif  regret  de  sa 
galerie  de  bois,  et  il  habitait,  non  loin  de  la  maison  de  Voltaire, 
un  hôtel  admirable,  entre  cour  et  jardin  (de  la  cour  et  du  jardin, 
on  a  fait  une  maison).  Là,  il  vivait  en  vrai  seigneur.  Et,  comme 
il  venait  d'acheter,  au  prix  de  cent  mille  écus,  les  œuvres  com- 
plètes de  M.  le  vicomte  de  Chateaubriand,  il  invita  M.  de  Cha- 
teaubriand à  dîner.  Le  dîner  fut  splendidc!  On  y  comptait,  ou 
peu  s'en  faut,  autant  de  grands  noms  que  de  convives!  Au 
dessert,  Ladvocat  se  lève,  et  il  boit  à  la  santé  de  son  poète,  qui 
boit  à  la  santé  de  son  libraire!  Fêtes  vaines!  splendeurs  oubliées! 
grandeurs  anéanties!  tous  ces  convives  sont  morts,  et  l'hôle  heu- 
reux qui  les  réunissait  dans  ces  salons  glorifiés,  le  voilà  qui  dis- 
paraît dans  un  abîme  !  Eh  quoi  !  après  tant  de  fortunes  et  de 
poëmes,  tomber  ainsi  sous  la  main  froide  et  sévère  du  plus  terrible 
anéantissement!  Quelle  agonie!  Et  songer  que  cet  homme  qui  a 
fait  imprimer  tant  de  milliers  et  tant  de  milliers  de  feuilles 
de  papier  dans  toute  sa  vie,  il  n'a  pas  eu,  dans  sa  mort,  ne 
fût-ce  que  par  charité,  ô  presse  ingrate!  un  simple  billet  de  faire 
part  ! 

Que  voulez-vous  !  il  est  mort  avec  tant  de  hâte,  que  ses  amis 
absents  n'ont  pas  pu  savoir  sa  fin  prochaine!  Il  est  mort  sur  un  lit 
d'emprunt,  le  malheureux!  et  qui  donc  a  suivi  son  cercueil? Triste 
fin  d'un  homme  qui  a  été  le  bienfaiteur  de  plusieurs  et  l'ami  de 
tous!  De  temps  à  autre,  au  milieu  de  sa  misère,  il  riait,  et  il  disait 
quand  les  habiles  lui  faisaient  des  remontrances  :  «  C'est  le  mi 

20 


234  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

Louis-Philippe  qui  me  ruine!  »  Alors  il  comptait,  en  effet, 
les  écrivains  qui  l'avaient  abandonné  pour  le  service  du  roi! 
If.  de  Baranle  était  un  ambassadeur,  M.  Guizot  était  secrétaire 
d'État,  M.  de  Rémusat  était  ministre  de  l'intérieur,  M.  de  Sainte- 
Aulaire  représentait  la  France  à  Vienne,  M.  Villemain  et  M.  Cou- 
sin ,  à  la  Chambre  des  pairs,  semblaient  oublier  qu'il  y  eût  au 
monde  un  libraire  Ladvocat!  Il  riait  tout  haut,  il  pleurait  tout 
bas;  il  pleurait  ses  folies  et  les  bons  moments  qu'il  avait  perdus 
pour  la  fortune!...  Une  seule  affaire  parmi  celles  qu'il  avait 
faites,  entre  des  mains  prudentes  et  non  prodigues,  eût  suffi  à  la 
fortune  d'un  galant  homme!  Les  œuvres  de  M.  de  Chateaubriand 
représentaient  une  fortune  inépuisable!  Les  Ducs  de  Bourgogne, 
et  le  Théâtre  étranger,  deux  fortunes!  Avec  leShakspeare  de  M.  et 
de  madame  Guizot,  avec  le  Schiller,  un  libraire  est  riche  !...  Il  ne 
l'était  plus,  il  ne  l'avait  jamais  été;  ces  richesses  avaient  coulé 
entre  ses  mains  comme  fait  l'eau  des  fontaines  sur  un  crible.  Même 
avec  les  livres  d'un  ordre  inférieur,  un  autre  que  lui  eût  rétabli 
son  crédit  chancelant.  Les  vifs  Mémoires  de  madame  de  Genlis  et 
les  touchants  Mémoires  de  madame  la  duchesse  oVAbrantès  ont 
compté  comme  deux  succès  en  librairie  !  Il  avait  même  trouvé  une 
mine  d'or  dans  les  Mémoires  de  cette  honteuse  Contemporaine...; 
car  il  en  vint  à  la  Contemporaine,  lui-même,  lui  qui  s'était  refusé, 
dans  les  temps  de  sa  gloire  et  de  sa  puissance,  à  gagner  deux  cent 
mille  francs  avec  les  Mémoires  de  Yidocq! 

En  1831,  quand  enfin,  à  bout  d'expédients  et  de  ressources,  il 
s'avoua  vaincu,  la  littérature  de  ce  temps-ci  fit  un  grand  effort 
pour  son  libraire  :  elle  se  proposa  de  lui  donner  un  livre,  en  quinze 
tomes  in-8°,  intitulé  le  Livre  des  Cent  et  Un.  L'offre  était  belle 
et  rare;  elle  fut  faite  avec  bonne  grâce,  elle  fut  acceptée  avec 
reconnaissance:  «  Les  soussignés,  voulant  donner  à  M.  Ladvocat, 
libraire,  un  témoignage  de  l'intérêt  qu'il  leur  inspire,  ont  résolu 
de  venir  à  son  aide,  et  lui  offrent,  chacun,  au  moins  deux  cha- 
pitres d'un  livre  intitulé    :   le  Livre  des  Cent  et  Un.  En  même 


HISTOIRE   D  UN    LIBRAIRE  23o 

temps,  ils  invitent  tous  les  hommes  de  lettres  à  se  joindre  à  eux 
pour  secourir  un  libraire  qui  a  si  puissamment  contribué  à 
donner  de  la  valeur  aux  productions  de  l'esprit,  et  à  consacrer 
l'indépendance  de  la  profession  d'hommes  de  lettres.  » 

Ces  véritables  titres  de  noblesse  étaient  signés  des  plus  grands 
noms  littéraires  de  ce  temps-ci  :  Arago,  Andrieux,  Ballanche, 
Balzac,  Bérauger,  Etienne  Béquet,  Briffaut,  Armand  Carrel,  Castil 
Blaze,  Chateaubriand,  Cousin,  Cuvier,  la  duchesse  d'Abrantès, 
madame  de  Bawr,  le  comte  de  Laborde,  Eugène  Delacroix,  Lamar- 
tine, Casimir  et  Germain  Delavigne,  Pongerville,  Rémusat,  de 
Sacy,  Salvandy,  le  comte  de  Saint-Priest,  Louis  Desnoyers,  Alfred 
de  Vigny,  Alfred  de  Wailly,  Victor  Ducange,  Dupaty,  Duviquet, 
Etienne,  madame  Gay  le  bel  esprit,  et  sa  fille  Delphine  le  poëte, 
M.  Guizot,  M.  Jay,  M.  Kératry,  M.  Lebrun,  M.  Laya,  le  vénérable 
M.  de  Lacretelle,  tous  les  noms;  Loëve-Weimar,  Malitourne,  Ar- 
mand Marrast,  Aimé  Martin,  Mazères,  Élisa  Mercœur,  Merle, 
Michaud,  Mignet,  Amédée  Pichot,  Rolle,  Sainte-Beuve,  Royer- 
Collard,  notre  camarade  Saint-Marc  Girardin,  Henri  Scheffer, 
Scribe  et  Frédéric  Soulié ,  M.  Thiers,  M.  Vitet,  M.  Viennct, 
M.  Villemain,  tous  enfin!  Ils  ont  promis,  ils  ont  tenu  parole!  Ils 
ont  fait  à  eux  tous  un  livre  adopté  du  public,  et  je  ne  crois  pas 
qu'un  pareil  témoignage,  avec  une  si  touchante  unanimité,  ait 
jamais  été  accordé  à  un  homme  plus  sympathique  et  plus  coura- 
geux ! 

Hélas!  il  avait  cent  et  un  noms,  parmi  les  plus  grands  noms  de 
la  majesté  française,  pour  couronner  ce  monument  élevé  à  sa  gran- 
deur passée...  Il  n'a  pas  eu,  j'en  ai  bien  peur,  un  seul  homme 
pour  accompagner  son  cercueil  ! 


236  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 


GKAXVILLE 


Granville  (Jean-Ignace-Isidore-Gérard)  appartient  aux  premières 
années  du  xixe  siècle.  Il  naquit  à  Nancy,  le  3  septembre  1803. 
J.-J.  Granville  (c'est  ainsi  qu'il  signait)  est  un  des  plus  aimables 
et  un  des  plus  ingénieux  crayons  qui  aient  été  la  grâce,  la  fête  et 
l'esprit  des  chefs-d'œuvre  d'autrefois,  des  belles  œuvres  de  ce 
temps-ci.  Son  père  était  un  peintre  en  miniature;  son  grand-père 
et  sa  grand'mère  étaient  deux  comédiens  de  l'ancienne  roche  :  ils 
appartenaient  aux  comédiens  ordinaires  du  bon  roi  Stanislas.  Le 
monsieur  représentait  les  princes;  la  dame  jouait  le  rôle  des 
grandes  coquettes;  hors  du  théâtre,  ils  redevenaient  de  bonnes 
gens  l'un  et  l'autre.  Ils  ne  s'appelaient  plus  Granville  de  leur  nom 
de  théâtre  et  d'affiche;  ils  s'appelaient  tout  bonnement  M.  et  ma- 
dame Gérard  de  leur  nom  patronymique,  élevant  leurs  enfants 
dans  l'amour  des  humbles  horizons  et  des  professions  sages.  Un 
jour  cependant,  ils  rencontrèrent  dans  la  rue  un  orphelin;  et,  ne 
sachant  ce  qu'ils  en  devaient  faire,  ils  en  firent...  un  comédien! 
Ce  petit  comédien,  élevé  à  l'ombre  des  temples,  des  bosquets  et 
des  salons  royaux  du  théâtre  de  Nancy,  devint  le  plus  grand  co- 
médien du  monde  :  il  s'appelait  Fleury. 

Quant  aux  petits  Gérard,  qui  n'étaient  plus  des  Granville,  ils  se 
poussèrent  plus  humblement  dans  le  monde;  et  l'un  d'eux  finit  par 
mettre  au  jour  ce  J.-J.  Granville,  le  dernier-né  des  sept  enfants 
de  sa  couche  féconde  :  un  petit  être  souffreteux,  qui  eut  grand'- 
peine  à  se  laisser  vivre.  Tout  le  blessait,  tout  l'offensait;  l'air 
d'avril  était  trop  froid,  le  soleil  de  juin  était  trop  chaud.  Déjà  ce- 
pendant, il  n'avait  pas  dix  ans,  l'enfant  étudiait  toutes  choses 
avec  le  zèle  ingénieux  de  l'artiste  de  naissance.  Il  comprenait  les 
belles  lignes,  les  fins  détails,  les  douces  images,  les  estampes,  les 


GR  AN  VILLE  23  7 


tableaux;  et  même  il  comprenait  si  bien  la  face  humaine,  qu'à  ses 
premiers  essais  il  refusa  de  la  flatter.  Il  était  déjà  semblable  à  ce 
moraliste  qui  se  vantait  de  ne  pas  savoir  mentir  :  le  petit  Gran- 
\ille  ne  mentait  pas  à  ses  modèles;  et  tels  qu'il  les  voyait  la  plu- 
part du  temps,  laids,  difformes,  la  taille  ou  trop  légère  ou  trop 
pesante,  l'œil  plein  d'envie  et  le  sourire  plein  d'avarice,  il  vous 
les  jetait  bel  et  bien,  d'un  seul  trait  impitoyable,  sur  un  papier 
plein  d'ironie  et  de  mépris.  Si  bien  que  son  père,  le  faiseur  de  mi- 
niatures, qui  n'avait  pas  d'autre  profession  que  de  peindre,  sur 
un  ivoire  flatteur,  des  printemps  éternels,  appelait  son  fils  un 
(jàte-métier  ;  «  Mais,  lui  disait-il,  ne  vois-tu  pas  que  tu  fais  peur 
à  tous  les  visages  de  Nancy?  »  En  même  temps,  le  bonhomme 
expliquait  à  son  coquin  de  fils  ce  qu'il  appelait  les  destinées  de  la 
miniature  :  il  lui  montrait  la  miniature  jouant  un  grand  rôle  dans 
les  amours  et  dans  les  passions  des  hommes,  présidant  aux  al- 
liances des  princes,  et  formant  plus  de  mariages  par  ses  grâces, 
ses  guirlandes  et  ses  couronnes,  que  la  politique  par  ses  chaînes 
et  par  ses  liens  de  fer.  «  Malheureux  que  tu  es,  disait  le  père 
Cérard-Granville  à  son  fils,  tu  n'as  pas  quinze  ans,  et  déjà  tu 
t'es  fait  des  ennemis  mortels  de  tous  les  juifs  et  de  tous  les 
chiens  de  la  ville?  Les  premiers  le  tirent  la  langue,  et  les  se- 
conds aboient  après  toi!  »  Ainsi  parlant,  le  père  riait  un  peu  et 
pleurait  un  peu.  Il  était  sûr  que  son  fils  ne  ferait  jamais  un  bon 
peintre  en  miniature  ;  mais  une  voix  confuse  lui  disait  que  cet 
enfant  était  en  train  de  découvrir  quelque  chose, -qu'il  était  plein 
de  verve  et  de  satire ,  et  que  Nancy  était  trop  petit  pour  un  si 
grand  dessinateur.  Si  bien  que  le  père  et  l'enfant,  après  toutes 
sortes  de  silences,  de  soupirs,  de  tendresses  muettes,  de  désespoirs 
cachés,  finirent  par  s'avouer  à  eux-mêmes  que  Taris  n'était  pas 
en  vain  la  ville  aux  enseignements  éternels.  «  Adieu,  mon  fils  !  » 
dit  le  bonhomme.  Et  l'enfant,  tout  en  larmes,  prit,  comme  tous 
les  autres,  le  chemin  de  la  grande  cilé  : 

L'i  bon  quant  dicunt  Romain,  etc. 

2U. 


338       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

C'est  le  commencement  de  la  vie  :  il  n'y  a  pas  d'autre  chanson  dans 
les  églogues  ;  il  n'y  a  pas  dans  la  jeunesse  une  aventure  qui  pré- 
cède celle  aventure;  il  n'y  a  pas  d'autre  chemin  qui  mène  aux 
œuvres  de  l'intelligence.  A  Paris,  le  petit  Granville  avait  un  oncle 
officier  de  marine  sous  l'Empire,  le  régisseur  du  théâtre  de  l'Odéon 
sous  la  monarchie.  Or,  cet  oncle  était  un  assez  b-on  homme  ;  il 
reçut  assez  bien  l'enfant  du  peintre  de  Nancy,  et  il  le  présenta 
aux  quelques  artistes  qu'attiraient  de  temps  à  autre  les  tragédies 
de  l'Odéon.  Humble  commencement ,  convenez-en  ;  c'est  tout  au 
plus,  sur  ces  hauteurs,  si  vous  êtes  un  habitant  de  Paris  :  à  peine 
si  Ton  entend  les  vraies  rumeurs,  les  vrais  bruits,  les  vraies  pas- 
sions de  la  ville,  et  c'est  un  miracle  si  notre  jeune  homme  a  com- 
pris de  si  loin  les  tumultes  et  les  passions  qu'il  allait  décrire.  Il 
avait  apporté  avec  lui  mille  dessins,  mille  fantaisies  ;  chacun  les 
regardait,  souriait  et  passait  son  chemin.  Son  premier  essai,  pu- 
blié sous  le  nom  d'un  certain  Mancion  ,  fut  un  jeu  de  cartes  tout 
rempli  de  mille  folies,  qu'il  appelait  la  Sibylle  des  salons,  et  dont 
Paris  raffola  pendant  huit  jours;  cela  amusa  tout  le  monde  et  ne 
frappa  personne.  On  disait:  «  C'est  joli,  c'est  vif ,  ingénieux, 
charmant;  »  mais  nul  ne  demandait  le  nom  de  l'auteur.  A  quoi 
bon,  d'ailleurs?  l'auteur  s'appelait  Mancion!  Cependant  la  Sibylle 
des  salons  conduisit  le  jeune  homme  des  vastes  déserts  de  l'Odéon 
sous  les  voûtes  élégantes  de  l'Opéra-Comique.  Là,  il  trouva  des 
oreilles  qui  savaient  entendre  et  des  yeux  qui  savaient  voir.  On 
lui  fit  mille  amitiés...  stériles,  mais  enfin  des  amitiés.  Et  l'un 
de  MM.  les  régisseurs  du  théâtre  lui  fit  dessiner  des  costumes 
de  ces  messieurs  et  de  ces  dames.  Bon  !  voilà  le  jeune  homme  à 
l'œuvre,  et  l'on  peut  dire  qu'il  n'y  allait  pas  de  main  morte.  En 
effet,  ces  messieurs  se  trouvèrent  si  laids,  ou,  si  vous  aimez  mieux, 
si  vrais  dans  ces  images,  et  ces  dames  furent  croquées  avec  tant 
de  verve,  au  milieu  de  tant  de  risée,  que  peu  s'en  fallut  qu'on  ne 
mît  Granville  à  la  porte.  «  Hélas  !  disait-il ,  mon  bonhomme  de 
père  avait  raison  :  la  miniature,  il  n'y  a  que  la  miniature;  et 


GRANVILLE  239 


pas  d'habit  et  pas  de  pain  hors  de  la  miniature  !  »  Ainsi  son- 
geant, il  était  sur  le  point  de  retourner  à  Nancy  même,  afin  d'y 
copier  doucement  les  têtes  des  demoiselles  à  marier...  Un  bon 
conseil  le  sauva.  Ce  bon  conseil  fut  donné  au  jeune  Granville  par 
un  mauvais  peintre,  homme  de  beaucoup  d'esprit,  que  Ton  appelait 
Duval-Lecamus.  C'était  un  homme  serviable  et  de  bonne  humeur  : 
il  aimait  à  rire;  il  riait  surtout  dans  ses  tableaux  peints  à  l'huile, 
et,  dans  nos  diverses  expositions,  les  pochades  et  les  bambochades 
de  Duval-Lecamus  intéressaient  au  plus  haut  degré  les  grands 
juges  et  les  amateurs  de  la  rue  Saint-Denis.  «  Faites  comme  moi, 
mon  fils,  disait-il  à  Granville  :  on  cherche  un  sujet  plaisant,  on 
le  trouve;  on  en  fait  une  charge,  un  tableau  à  rire,  ou  mieux 
encore  une  lithographie,  et,  la  chose  faite,  on  la  vend  à  un  mar- 
chand, qui  l'expose  aux  vitres  de  sa  boutique,  et  le  public  s'en 
amuse  en  passant.  Et  cela  n'est  pas  plus  difficile  que  cela  !  »  A  ces 
mots,  qui  lui  paraissaient  une  révélation,  Granville  rentre  dans 
sa  chambre,  au  cinquième  étage;  il  se  met  à  l'œuvre,  et,  dans  une 
suite  de  douze  compositions  très-agréables,  il  représente  les  tribu- 
lations d'un  bon  bourgeois  qui  se  repose.  Il  y  avait  dans  ces  pre- 
mières images  beaucoup  d'inexpérience,  à  coup  sûr,  mais  aussi 
beaucoup  de  verve  et  d'esprit.  Le  public  les  regardait  en  passant, 
le  public  leur  faisait  un  petit  sourire  amical,  le  public  ne  les  ache- 
tait guère;  mais  enfin,  tant  bien  que  mal,  le  jeune  Granville, 
renonçant  définitivement  à  la  miniature,  acheta  de  quoi  meubler 
un  atelier.  De  quoi  meubler  un  atelier  !  le  voilà  dans  ses  meubles, 
le  voilà  chez  lui  !  le  voilà  qui  possède  un  ami  appelé  Falempin,  un 
ami  qui  habitait  au  second  étage,  un  fin  connaisseur,  un  bon  juge, 
et  qui  devient  un  grand  appui  pour  ce  pauvre  Granville.  0  premiers 
moments  de  l'artiste  qui  se  cherche  et  qui  ne  se  trouve  pas  encore, 
on  vous  a  racontés  si  souvent  dans  ce  grand  livre  de  la  Biogra- 
pliic  universelle  !  on  ne  vous  racontera  jamais  assez!  Ou  ne  vous 
racontera  jamais  assez,  beaux  jours  de  pauvreté,  de  talent  timide 
el  d'espérance!  Granville  a  vécu  longtemps,  au  jour  le  jour,  de 


240  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

toutes  sortes  d'amusements,  de  plaisirs,  de  jouissances,  de  passe- 
temps  :  les  Amusements  de  l'enfance,  les  Plaisirs  de  la  jeunesse, 
les  Jouissances  de  l'âge  mûr,  le  Passe-temps  de  la  vieillesse. 
Cette  fois,  les  plus  indifférents  se  mirent  à  étudier  l'œuvre  originale 
de  Granville;  on  la  regardait  d'un  œil  attentif,  et  l'on  comprenait 
confusément  que,  de  cette  tête  féconde,  quelque  chose  enfin  allait 
sortir  :  ce  quelque  chose  était  intitulé  les  Métamorphoses  du  jour  ; 
et,  cette  fois,  dans  ces  métamorphoses  imprévues,  ce  n'était  plus 
la  hète  qui  donnait  des  leçons  à  l'homme  :  c'était  l'homme,  au  con- 
traire, qui  donnait  des  leçons  à  la  bête.  Je  ne  sais  plus  quel  grand 
artiste  italien  s'est  avisé  de  démontrer,  par  des  preuves  sans  ré- 
plique, à  quel  point  la  grenouille  était  semblable  à  l'Apollon  du  Bel- 
védère. Granville  n'a  pas  été  moins  loin  :  il  a  prouvé  que,  dans  les 
circonstances  les  plus  vulgaires  de  la  vie,  la  vie  et  les  passions  de 
chaque  jour,  l'homme  était  tour  à  tour  un  coq,  un  dindon,  un  san- 
glier, un  âne  bâté.  Il  avait  fait  du  pavillon  Marsan  une  espèce  de 
ménagerie  où  les  aigrettes,  les  colliers,  les  cordons,  les  manteaux, 
tout  l'agencement  d'une  cour  et  d'une  basse-cour,  étaient  devenus 
autant  d'accessoires  communs  à  l'homme  et  à  l'animal.  C'était  si 
ressemblant,  ce  monde  emplumé,  ce  monde  armé  de  griffes,  armé 
de  becs,  haut  sur  jambes,  haut  sur  pattes,  frôlant  les  pjus  riches 
tapis,  comme  il  eût  gratté  les  plus  sales  fumiers!  c'était  si  joli  à 
contempler,  ces  daines  panthères,  ces  dames  mésanges,  ces  dames- 
jeannes  !  Cette  fois,  ce  Granville  avait  trouvé,  sans  le  savoir,  une 
nouvelle  comédie,  une  source  plaisante,  une  gaieté  dont  peu  d'exem- 
ples avaient  été  donnés  avant  lui  ;  et,  de  même  que  la  Fontaine 
mettait  la  morale  humaine  en  action  sous  le  nom  et  sous  le  visage 
des  hôtes  des  bois,  Granville,  l'observateur  et  le  ricaneur,  immolait 
l'homme  à  la  bête,  et  le  faisait  si  ressemblant,  même  sous  l'allé- 
gorie, que  l'allégorie  était  irrésistible.  Alors  il  devint  un  événe- 
ment à  son  tour  :  il  prit  la  parole,  et  il  se  fit  écouler  dans  l'oppo- 
sition que  chaque  matinée  apportait  avec  elle.  11  riait  de  tous  les 
puissants,  il  se  moquait  de  tous  les  partis;  il  profitait  des  libertés 


G  R  AN  VILLE  241 


de  1830  pour  frapper  les  malheureux  qui  résistaient  à  l'épigramme, 
à  la  satire,  au  discours  politique,  au  journal  en  prose,  au  journal 
en  vers.  Dans  cette  mêlée  ardente  de  tous  les  partis,  Granville 
avait  son  étendard  ;  il  donnait  son  mot  d'ordre  :  il  était  lui-même. 
Il  lit,  un  jour,  un  énorme  dessin  qui  représentait  une  énorme 
réunion  d'éteignoirs  et  de  soufflets,  semblables  aux  fils  de  quelques 
Tartufes  en  goguette:   Eteignons  les   lumières!  chantaient  les 
éteignoirs;  Et  rallumons  le  feu!  hurlaient  les  soufflets.  Cette  ad- 
mirable prosopopée  éclata  comme  une  bombe  au  milieu  de  Paris 
émerveillé,  et  elle  obtint  le  même  succès  que  la  chanson  de  Dé- 
ranger, si  c'est  possible  !  Granville,  en  ce  moment,  joue  au  milieu 
de  Paris  le  rôle  d'Hogarth  au  milieu  de  Londres  :  il  se  mêle  à  toutes 
les  passions  de  la  ville,  il  prend  sa  part  de  toutes  les  colères;  il 
est  irritable,  irrité,  sans  pitié  parfois,  mais  jamais  sans  grâce  et 
sans  esprit.  Et  certes,  quand  le  crayon  joue  un  pareil  rôle,  quand 
il  devient  populaire  à  ce  point  que  son  rire  devient  le  rire  univer- 
sel; quand  soudain  il  peut  prendre  un  homme,  et,  le  dépouillant 
de  ses  ornements  d'emprunt,  le  montrer  aux  passants  dans  toute 
sa  laideur  et  dans  toute  sa  nudité,  le  crayon  devient  une  arme, 
une  arme  redoutable,  et  l'on  ne  sait  plus  où  s'arrêtera  ce  combat- 
tant nouveau  d'un  nouveau  genre  dans  la  bataille  des  partis  Donc, 
on  rencontrerait,  en  les  cherchant  bien,  dans  les  œuvres  du  timide 
et  inoffensif  Granville,  de  telles  charges,  que  ces  charges  ressem- 
bleraient à  un  assassinat,  si  les  esprits  les  plus  austères  ne  faisaient 
pas  la  part  des  entraînements  du  crayon,  plus  difficile  encore  à  rete- 
nir que  la  plume  elle-même.  Au  besoin,  la  plume  explique,  arrange, 
efface,  adoucit  du  moins  :  le  crayon  n'efface  et  n'adoucit  rien  ;  il 
part  comme  un  trait,  et  tout  ce  qu'il  trouve  dans  sa  route,  il  le 
frappe,  il  le  brise.  On  recherche  aujourd'hui,  avec  le  plus  grand 
soin,  la  collection  de  la  Caricature,  publiée  trois  mois  après  la 
révolution  de  1830  par  l'ingénieux  éditeur  M.  Philippon.  Dans  ces 
premiers  moments  de  la  caricature,  tout  était  grâce  et  sourire  : 
M.    de  Dalzac,    sous  différents  noms  de   sa  fantaisie,    écrivait 


242  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

le  texte;  Henry  Monnier,  Bellangé,  Charlet  et  Raffet  faisaient  les 
images,  texte  inoffensif,  images  bienséantes;  mais  qui  peut  rete- 
nir la  verve  des  crayons  bien  taillés,  la  cruauté  des  plumes  bien 
affilées?  La  cruauté  s'en  mêla  :  on  égratignait  d'abord,  on  en  vint 
aux  morsures  ;  Cbarlet  fit  place  à  Daumier,  Raffet  fit  place  à  Gran- 
ville,  et  celui-ci  en  vint  à  soutenir  même  rémeute,  à  mettre  au 
pilori  la  force  armée.  Enfin,  plus  d'une  fois  il  fut  personnellement 
exposé  aux  représailles  de  tous  ces  défenseurs  de  la  société  atta- 
quée, dont  il  riait,  dont  il  se  moquait,  et  qui  se  fâchaient  tout 
rouge  contre  cet  insolent  dont  les  images  les  poursuivaient  dans 
la  rue!  Il  fallut  des  lois,  et  même  des  lois  sévères,  pour  réprimer 
ces  cruelles  fantaisies ,  qui  finirent  par  s'attaquer  à  la  personne 
même  du  monarque,  au  grand  détriment  de  cette  royauté  chance- 
lante sous  les  efforts  de  tant  de  partis!  Dans  l'intervalle,  Granville 
s'était  marié,  à  Nancy,  avec  une  jeune  et  belle  cousine,  intelli- 
gente et  calme,  esprit  droit,  honnête  cœur,  et  qui  n'eut  pas  grand'- 
peine  à  ramener  ce  bel  esprit  dans  le  domaine  des  plaisanteries 
permises  et  des  ironies  légitimes.  Cette  seconde  phase  du  talent  de 
Granville  est  signalée  par  une  suite  de  croquis  charmants,  les 
cannes,  les  parapluies,  les  cols,  les  pipes,  les  chapeaux,  les  breu- 
vages; puis,  comme  le  monde  entier  chantait  les  chansons  de  Bé- 
ranger,  il  entreprit  d'illustrer  (pardon  du  mot)  les  chansons  de 
Béranger;  et,  soit  que  le  costume  ait  manqué  aux  héros  de  ces 
chansons  charmantes,  soit  que  le  poëte  porte  avec  lui  la  forme  et 
l'accent  de  sa  chanson,  ces  illustrations  des  chansons  de  Béranger 
ne  méritent  pas  l'honneur  auquel  aspirait  J.-J.  Granville  !  Non.  Les 
images  de  Granville  ne  resteront  pas  attachées  à  la  chanson  de 
Béranger  :  elle  a  trop  besoin  de  liberté,  d'espace  et  de  soleil,  pour 
emporter  dans  son  vol  éternel  ces  images  éphémères!  Et,  à  l'heure 
où  nous  parlons,  elles  s'en  sont  déjà  dégagées,  comme  elles  se 
dégageront  encore  de  ce  qui  les  entoure,  saintes,  fières,  calmes  et 
gaies,  dans  la  simplicité,  dans  la  fierté,  dans  la  bonne  humeur  du 
père  qui  les  a  engendrées.  Une  autre  témérité,  mais  le  mot  serait 


GRANVILLE  243 


trop  dur,  s'appelait  les  Illustrations  de  la  Fontaine,  par  J.-J.  Gran- 
ville.  Certes,  ce  poëte-là,  non  plus  que  l'autre  poëte,  ami  de 
Lisette  et  de  l'empereur,  n'est  d'un  abord  facile  et  clément;  cepen- 
dant, déjà  bien  avant  Granville,  plusieurs  dessinateurs,  d'un  talent 
rare  et  charmant,  s'étaient  étudiés  à  complaire  au  bon  la  Fon- 
taine. Eisen  avait  illustré  très-heureusement,  à  force  de  beauté, 
de  grâce  et  d'esprit,  les  Contes  de  la  Fontaine;  Ourry,  dans  une 
suite  de  dessins  merveilleux,  avait  représenté  dignement 

Tous  ces  héros  dont  Ésope  est  le  père. 

Ainsi,  du  côté  des  fables  de  la  Fontaine,  aussi  bien  que  de  ses 
contes,  la  place  était  prise,  et  le  nouvel  artiste  ne  pouvait  plus  se 
faire  jour  que  par  la  violence.  Aussi  bien,  Granville  hésita  long- 
temps, longtemps  il  étudia  son  modèle,  expliquant,  cherchant, 
commentant  toutes  choses,  jusqu'à  ce  qu'enfin  il  eût  repris  d'une 
main  ferme  le  crayon  excellent  qui  lui  avait  servi  à  dessiner  les 
Métamorphoses  du  jour.  La  nouvelle  œuvre  était  trouvée  à  dater 
de  ce  moment-là.  Les  amis  de  l'antiquité  et  du  bel  esprit  se  rap- 
pellent sans  nul  doute  une  version  de  monseigneur  de  Bourgogne 
écrite  en  latin  parFénelon,  son  digne  maître,  à  la  louange  du  bon 
la  Fontaine.  «  Il  n'est  plus,  disait  le  grand  prélat  dans  son  lan- 
gage digne  d'Atticus,  l'ami  de  Cicéron  ;  il  n'est  plus,  le  poète 
ingénieux  qui  rendait  la  morale  si  facile  et  si  douce;  il  n'est  plus, 
le  rare  esprit  qui  traduisait  d'une  façon  si  charmante  les  leçons 
que  murmure  la  nature  entière!...  »  Puis,  à  la  fin  de  son  éloge, 
il  ajoutait  :  «  Hélas!  hélas!  quand  donc  les  humains  seront-ils 
aussi  vrais,  aussi  naïfs,  aussi  charmants  que  les  bêtes  de  la 
Fontaine?  »  On  dirait  que  Granville  avait  sous  les  yeux  cette 
louange  de  Fénelon  lorsqu'il  illustrait  son  la  Fontaine. 

Aussi  bien,  cette  publication  de  la  Fontaine  de  Granville  fut 
un  des  plus  grands  plaisirs  de  notre  jeunesse. 

Seulement,  chose  étrange,  dans  les  fables  où  la  Fontaine  se 
contente  de  l'homme  et  nous  montre  uniquement  des  hommes, 


244  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

J.-J.  Granville  s'arrêtait  tout  d'un  coup  complètement  étonné. 
Adieu  sa  verve!  Le  peintre  des  animaux  ne  savait  pas  peindre  son 
semblable.  Alors,  il  dessinait  brutalement,  lourdement  de  vilains 
hommes  et  de  vilaines  femmes;  ainsi,  l'homme  entre  deux  âges  est 
très-laid  et  ses  deux  maîtresses  sont  très-laides  ;  ainsi,  son  jardi- 
nier est  aussi  mal  tourné  que  son  seigneur;  ainsi  le  mari,  la  femme 
et  le  voleur  vous  représentent  trois  créatures  d'un  assez  triste 
aspect.  Il  n'y  a  rien  de  plus  difforme  que  son  Jupiter,  et  rien  déplus 
maussade  que  son  Tyrcis  à  côté  de  son  Amaryllis.  Hamlet  disait  : 
i  L'homme  ne  me  convient  pas,  ni  la  femme  non  plus!  »  C'était 
aussi  l'idée  de  Granville;  ou  plutôt,  disons-le,  là  commençait  son 
impuissance.  Il  excellait  à  faire  de  tout  un  homme,  excepté  de 
l'homme  lui-même.  Il  y  avait  certainement  un  grand  mérite  à 
faire  d'une  grenouille  une  demoiselle  !  oui  ;  mais  l'Apollon  du 
Belvédère?  Comptez  cependant  que,  malgré  tous  ces  défauts  et  tous 
ces  obstacles,  l'illustration  de  la  Fontaine  par  (franville  restera 
comme  une  œuvre  ingénieuse.  Il  a  fait  aussi  les  illustrations  des 
fables  de  Florian,  et  il  n'a  pas  été  moins  heureux  pour  Florian 
que  pour  la  Fontaine.  Un  jour  même,  il  s'est  attaqué  à  Don  Qui- 
chotte, à  Robinson  Crusoé,  aux  Caractères  de  La  Bruyère;  mais  à 
peine  si  don  Quichotte  a  voulu  poser  devant  cet  homme  qui  ne 
croyait  pas  à  l'espèce  humaine  !  A  peine  si  Robinson  Crusoé  a 
laissé  surprendre  quelqu'un  de  ses  secrets  par  ce  faiseur  de  rica- 
nements et  de  parodies  !  Quant  à  La  Bruyère,  il  s'est  cabré  contre  ce 
petit  bout  d'homme  qui  voulait  l'arrêter  par  un  pan  de  son  man- 
teau !  Le  dessin  de  Granville  et  les  Caractères  de  La  Bruyère  ! 
juste  ciel  !  autant  vaudrait  livrer  Tartufe,  le  Misanthrope  et  les 
Femmes  savantes  à  Callot  !  Il  a  tout  à  fait  réussi  dans  un  livre  de 
pure  fantaisie,  à  savoir  :  les  Scènes  de  la  vie  privée,  publique  et 
politique  des  animaux,  de  J.  Hetzel,  où  tout  ce  qu'il  y  a  d'illustre 
dans  la  littérature,  entrant  dans  le  vif  de  son  idée,  parvint  à  écrire 
un  livre,  critique  vive  et  aimable  des  travers  éternels,  dont  le  suc- 
cès est  inépuisable  :  livre  unique  à  coup  sûr.  Il  a  illustré  ensuite 


G  BANVILLE  248 


1rs  Petites  misères  de  la  vie  humaine,  puis  Jérôme  Patinât;  mais 
il  a  été  étouffé  tout  net  par  cette  filandreuse  composition.  Mais 
aussi  quelle  étrange  idée,  illustrer  Jérôme  Paturot!  Vous  voyez  que 
cet  homme  était  un  laborieux  artiste;  il  était,  infatigable,  il  accep- 
tait tous  les  genres  de  travaux,  il  s'accommodait  à  toutes  les  servi- 
tudes, et  l'infortuné,  déjà  ses  journées  étaient  comptées  tout  au- 
tant que  ses  heures  d'inspiration  et  de  bon  sens.  Vous  avez  vu 
qu'il  était  né  sous  un  astre  peu  clément,  et  de  cette  mauvaise 
étoile  il  ressentit  jusqu'à  la  fin  la  désastreuse  influence!  Sa 
femme,  qui  était  bonne,  douce  et  calme,  et  qui  le  faisait  vivre  à 
force  d'apaisements,  d'espérances  et  de  consolations,  lui  avait 
donné  deux  jolis  petits  enfants  qui  paraissaient  pleins  de  force  et 
de  vie!  Hélas!  les  enfants  sont  morts  à  peu  de  distance  l'un  de 
l'autre,  et  la  mère  à  son  tour  suivit  ses  deux  fils  dans  la  tombe. 
Oh!  la  pauvre  femme!  et,  comme  en  mourant  elle  comprenait  que 
ce  pauvre  déshérité  ne  pouvait  pas  vivre  à  l'aventure,  elle  lui  dé- 
signa elle-même  une  nouvelle  épouse  qui  lui  vînt  en  aide  et  pro- 
tection, et  qui  l'aidât  à  élever  leur  troisième  et  dernier  enfant.  Ce 
dernier  vœu  de  sa  femme  expirante  était  tout  ensemble  pour 
J.-J.  Granville  un  ordre  et  une  prière;  il  obéit,  il  épousa  celle 
qu'on  lui  désignait,  et  il  arriva  que  la  première  madame  Gran- 
ville avait  choisi  miraculeusement  la  seconde  mère  de  son  enfant. 
Mais  quoi!  la  vie  était  touchée  et  la  raison  était  chancelante;  il 
avait  trop  vécu  pour  vivre  longtemps  encore  ;  il  avait  abusé  du 
travail,  et  le  travail  se  vengeait;  ce  n'était  plus  un  homme,  c'était 
une  ombre;  ce  n'était  plus  un  artiste,  c'était  un  rêve!  Il  rêvait 
tout  éveillé,  il  n'avait  plus  de  force,  il  n'avait  plus  d'espérance;  il 
s'entourait  de  toutes  les  fièvres  et  de  toutes  les  douleurs  du  passé: 
le  portrait  de  sa  femme  morte  était  exposé  entre  les  deux  images 
de  ses  enfants  morts. 

Le  troisième  enfant,  Georges,  l'image  vivante  de  sa  mère,  tenait 
déjà  un  crayon  d'une  main  débile,  et  il  dessinait  toutes  sortes  de 
choses  vagues  et  confuses  auxquelles  souriait  son  père  attristé. 

2i 


246       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Granville,  en  ce  moment,  n'avait  pas  quarante  ans;  il  était  déjà 
tout  gris,  tout  voûté  ;  le  dernier  feu  de  la  jeunesse  s'était  retiré 
dans  son  regard  et  la  dernière  grâce  dans  son  sourire;  ce  fut  alors 
qu'il  renonça  à  toute  espèce  de  collaboration  pour  s'abandonner 
en  toute  liberté,  en  toute  licence,  hélas  !  à  sa  fantaisie.  Ainsi,  il  a 
fait  à  lui  seul  un  livre  intitulé  l'Autre  Monde!  et  ce  livre  est  une 
hallucination  perpétuelle,  un  défi  à  l'impossible,  un  vagabondage 
immense,  un  vrai  délire!  Évidemment,  cet  homme  n'était  déjà  plus 
mentis  compos  ;  il  était  frappé  dans  les  images  de  son  cerveau,  et 
vous  pensez  s'il  retrouva  son  courage  et  sa  force  à  l'heure  suprême 
où  son  troisième  enfant,  le  petit  Georges,  expirait  en  appelant  sa 
mère,  et  son  père,  et  ses  deux  frères;  tout  était  dit,  tout  était 
fini,  tout  était  mort!  Granville  eut  cependant  le  temps  d'écrire 
encore  une  lettre  d'adieux  à  la  louange  de  tout  ce  qu'il  avait  aimé  : 
«  Pour  la  première  fois  peut-être  de  ma  vie,  je  me  laissais  aller 
à  l'insouciance,  aux  espérances  que  j'avais  le  droit  de  concevoir 
après  tant  de  peines  passées;  pour  la  première  fois,  je  me  laissais 
vivre  heureux  dans  le  présent,  en  jouissant  de  cette  bonne  vie 
de  famille,  et  voilà  que  le  destin,  je  ne  puis  dire  la  Providence, 
vient  me  frapper  pour  la  quatrième  fois  dans  la  même  plaie  à 
peine  cicatrisée!...  J'en  suis  toujours  aussi  anéanti,  aussi 
inconsolable  ;  il  n'y  a  pas  de  moment  où  l'heure  et  l'instant  de 
cette  mort  déplorable  ne  s'offrent  à  mon  esprit  aussi  nettement, 
aussi  horriblement,  aussi  impitoyablement  qu'au  premier  jour... 
Moi,  que  le  pauvre  enfant  aimait  par-dessus  tout,  et  comme  on 
aime  peu;  moi,  j'ai  été  obligé  de  le  voir,  là,  mourir  devant  mes 
yeux,  sain,  bien  constitué  pour  vivre,  avec  toute  sa  présence 
et  sa  lucidité  d'esprit;  j'ai  été  obligé,  ô  misère!  d'assister  à 
cette  horrible  lutte  du  pauvre  petit  être  contre  la  mort,  et  il  m'a 
appelé  à  son  secours  jusqu'à  la  dernière  minute!  Y  a-t-il  rien 
de  comparable  à  cette  situation,  dites?  »  Cependant  il  eut  la 
force  d'accompagner  son  petit  Georges  au  tombeau  de  sa  mère,  et, 
pendant  encore  un  mois,  protégé  par  1p  regard,  par  la  tendresse, 


G  R  AN  VILLE  247 


par  la  naïve  admiration  de  sa  femme,  il  achevait  ses  dessins  des 
Etoiles  animées  pour  faire  suite  aux  Fleurs  animées;  il  dessinait, 
il  souriait,  il  soupirait,  il  pleurait,  il  se  taisait.  Quand  tout  à 
coup,  ô  misère!  ô  tristesse  infinie,  impitoyable  !  il  poussa  un  grand 
cri  de  terreur  et  d'effroi  :  c'en  était  fait,  la  douleur  était  la  plus 
forte,  Granville  était  fou  de  douleur!  il  était  fou  furieux!  Il  fallut 
le  transporter  dans  une  maison  toute  semblable  à  cette  gravure  de 
Kaulbach  :  la  Maison  des  fous  !  qui  était  un  des  ornements  de  son 
cabinet.  11  y  passa  trois  jours  !  trois  jours  d'une  horrible  et  dou- 
loureuse agonie  !  Il  appelait  sa  femme,  il  appelait  ses  trois  enfants, 
il  appelait  son  père  et  sa  mère,  il  invoquait,  l'infortuné,  tout  ce 
qu'il  avait  aimé!  Enfin,  Dieu  eut  pitié  de  lui,  et  il  expira  à  minuit 
le  17  mars  1847.  Sa  mort  fut  un  grand  deuil;  on  aimait  son 
talent,  on  estimait  son  caractère,  bien  qu'il  eût  été  toujours  om- 
brageux et  difficile;  il  fut  enseveli  dans  ce  même  cimetière  de 
Saint -Mandé,  où  reposaient  déjà  sa  première  femme  et  ses  trois 
enfants  !  Il  fut  placé  à  côté  de  son  petit  Georges,  à  l'ombre  de  ce 
bronze  austère  et  touchant  qui  représente  Armand  Carrel  !  Lui- 
même,  Granville,  un  jour  qu'il  était  en  bonne  humeur,  il  avait 
dessiné  son  propre  tombeau  et,  à  l'exemple  du  bon  la  Fontaine,  il 
avait  écrit  son  épitaphe  : 

CI  GIT  J.-J.  GRANVILLE 

IL  ANIMA   TOUT,   ET,   APRÈS   DIEU,   FIT  TOUT   VIVRE,  PARLER  OU 
MARCHER  ;  SEUL,  IL  NE  SUT  PAS  FAIRE  SON  CHEMIN 

L'épitaphe  dit  vrai  ;  enfant  de  la  pauvreté,  Granville  est  mort 
comme  il  avait  vécu  dans  les  bras  de  sa  mère  nourrice.  On  fit  après 
sa  mort  une  vente  de  ceux  de  ses  dessins  originaux,  en  petit  nom- 
bre, qui  n'étaient  pas  restés  entre  les  mains  de  ses  éditeurs,  et  la 
vente  a  produit  douze  mille  francs!  Telle  était,  après  tant  de  tra- 
vaux, après  cette  dépense  effroyable  d'esprit  et  de  talent,  d'imagi- 


248  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

nation  et  d'invention,  toute  la  fortune  que  ce  pauvre  homme  a 
laissée  à  sa  seconde  femme  et  à  son  quatrième  enfant,  qui  était 
encore  au  berceau. 


FRÉDÉRIC     SOU  LIÉ 


Le  Ï28  du  mois  de  septembre  (1847),  dans  l'église  Sainte-Elisa- 
beth et  au  cimetière  du  Père-Lachaise,  les  derniers  devoirs  ont 
été  rendus  M.  Frédéric  Soulié.  Comme  nous  l'avions  prévu,  ces 
modestes  funérailles  d'un  galant  homme,  qui  n'a  été  toute  sa  vie 
qu'un  homme  de  lettres,  avaient  attiré  le  concours  empressé  de 
cette  foule  intelligente  qui  ne  manque  jamais  à  la  popularité  bien 
acquise,  cette  popularité  qui  ne  craint  pas  le  jugement  dernier  de 
la  mort. 

De  très-bonne  heure,  l'église  Sainte -Elisabeth  du  Temple 
avait  été  envahie  par  les  artistes,  par  le  public  de  Frédéric  Soulié, 
par  les  amis  connus  et  inconnus  de  son  génie ,  et  aussi  par  cette 
partie  du  inonde  parisien  qui  veut  tout  voir  et  tout  savoir. 

Le  service  était  conduit  par  M.  Artus ,  qui  avait  composé  la 
messe  funèbre.  A  la  sortie,  les  cordons  du  poêle  étaient  tenus  par 
MM.  Victor  Hugo,  le  baron  Taylor,  Buloz,  administrateur  du 
Théâtre-Français,  Antony  Béraud,  le  directeur  de  ce  même  théâtre 
dei'Ambigu-Comique,  récemment  élevé  par  M.  Frédéric  Soulié  à 
la  dignité  d'un  vrai  théâtre  littéraire. 

Les  boulevards  étaient  pleins  de  monde  ;  la  foule ,  toujours 
croissante,  se  montrait  sur  le  seuil  et  aux  fenêtres  de  chaque 
maison;  on  n'a  jamais  vu  pareil  concours,  sinon  dans  les  funé- 


FREDERIC   SOUI.IE  249 


railles  politiques,  dans  les  deuils  que  portent  les  passions  hu- 
maines ;  mais  tant  d'intérêt  et  même  tant  de  curiosité  pour  un 
romancier,  pour  un  poëte  dramatique ,  pour  un  rêveur,  tant  de 
gens  qui  ne  Tout  jamais  connu  et  qui  veulent  entrevoir,  ne  fût- 
ce  que  le  drap  mortuaire  qui  le  recouvre,  voilà  ce  qui  n'est 
pas  croyable,  et  voilà  pourtant  ce  que  nous  avons  vu  aujour- 
d'hui. 

Arrivée  au  cimetière  du  Père-Lachaise ,  cette  foule  toujours 
croissante,  bruyante  ici,  calme  là-haut,  s'est  quelque  peu  heurtée 
contre  les  barrières  de  la  mort;  quelques  cris  d'effroi  se  sont  fait 
entendre  ;  plus  d'un  homme  a  été  exposé  aux  violences  involontaires 
que  la  multitude  amène  avec  elle;  mais  bientôt  le  calme  s'est  ré- 
tabli, et  alors  nous  avons  pu  voir,  sur  ces  sévères  et  solennelles 
hauteurs,  une  nouvelle  foule  qui  avait  envahi  tout  l'espace.  Pen- 
dant que  nous  accompagnions  notre  ami  à  son  dernier  asile,  d'au- 
tres, non  moins  empressés,  étaient  venus  pour  l'attendre  et  pour 
le  saluer  une  dernière  fois  au  bord  de  son  tombeau  ! 

Il  a  fallu  bien  du  temps  pour  que  chacun  fût  enfin  à  sa  place, 
et  alors  M.  Victor  Hugo,  de  sa  belle  voix,  aidée  de  son  beau  geste, 
et  dans  l'attitude  d'un  homme  qui  sait  commander  aux  multitudes, 
a  prononcé  le  discours  que  voici  : 

«  Les  auteurs  dramatiques  ont  bien  voulu  souhaiter  que  j'eusse, 
dans  ce  jour  de  deuil,  l'honneur  de  les  représenter  et  de  dire  en 
leur  nom  l'adieu  suprême  à  ce  noble  cœur,  à  cette  âme  généreuse, 
â  cet  esprit  grave,  à  ce  beau  et  loyal  talent  qui  se  nommait  Fré- 
déric Soulié.  Devoir  austère  qui  veut  être  accompli  avec  une  tris- 
tesse virile  digne  de  l'homme  ferme  et  rare  que  vous  pleurez. 
Hélas!  la  mort  est  prompte.  Elle  a  ses  préférences  mystérieuses. 
Elle  n'attend  pas  qu'une  tête  soit  blanchie  pour  la  choisir.  Chose 
triste  et  fatale,  les  ouvriers  de  l'intelligence  sont  emportés  avant 
que  leur  journée  soit  faite.  Il  y  a  quatre  ans  à  peine,  tous,  presque 
les  mêmes  qui  sont  ici ,  nous  nous  penchions  sur  la  tombe  A^ 


250  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

Casimir  Delavigne;  aujourd'hui,  nous  nous  inclinons  devant  le 
cercueil  de  Frédéric  Soulié. 

»  Vous  n'attendez  pas  de  moi,  messieurs,  la  longue  nomencla- 
ture des  œuvres,  constamment  applaudies,  de  Frédéric  Soulié. 
Permettez  seulement  que  j'essaye  de  dégager  à  vos  yeux,  en  peu 
de  paroles,  et  d'évoquer,  pour  ainsi  due,  de  ce  cercueil  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  figure  morale  de  ce  remarquable  écrivain. 

»  Dans  ses  drames,  dans  ses  romans,  dans  ses  poëmcs,  Frédéric 
Soulié  a  toujours  été  l'esprit  sérieux  qui  tend  vers  une  idée  et  qui 
s'est  donné  une  mission.  En  cette  grande  époque  littéraire,  où  le 
génie,  chose  qu'on  n'avait  point  vue  encore,  disons-le  à  l'honneur 
de  notre  temps ,  ne  se  sépare  jamais  de  l'indépendance  ,  Frédéric 
Soulié  était  de  ceux  qui  ne  se  courbent  que  pour  prêter  l'oreille  à 
leur  conscience,  et  qui  honorent  le  talent  par  la  dignité. 

i  II  était  de  ces  hommes  qui  ne  veulent  rien  devoir  qu'à  leur 
travail ,  qui  font  de  la  pensée  un  instrument  d'honnêteté  et  du 
théâtre  un  lieu  d'enseignement,  qui  respectent  la  poésie  et  le 
peuple  en  même  temps,  qui  pourtant  ont  de  l'audace ,  mais  qui 
acceptent  pleinement  la  responsabilité  de  leur  audace,  car  ils  n'ou- 
blient jamais  qu'il  y  a  du  magistrat  dans  l'écrivain  et  du  prêtre 
dans  le  poëte. 

a  Voulant  travailler  beaucoup ,  il  travaillait  vite,  comme  s'il 
sentait  qu'il  devait  s'en  aller  de  bonne  heure.  Son  talent,  c'était 
son  âme,  toujours  pleine  de  la  meilleure  et  de  la  plus  saine  éner- 
gie ;  de  là  lui  venait  cette  force  qui  se  résolvait  en  vigueur  pour 
les  penseurs  et  en  puissance  pour  la  foule.  Il  vivait  par  le  cœur; 
c'est  par  là  aussi  qu'il  est  mort.  Mais  ne  le  plaignons  pas,  il  a 
été  récompensé,  récompensé  par  vingt  triomphes,  récompensé 
par  une  grande  et  aimable  renommée  qui  n'irritait  personne  et 
qui  plaisait  à  tous.  Cher  à  ceux  qui  le  voyaient  tous  les  jours  et 
à  ceux  qui  ne  l'avaient  jamais  vu,  il  était  aimé  et  il  était  popu- 
laire, ce  qui  est  encore  une  des  plus  douces  manières  d'être  aimé. 
Cetto  popularité,   il  la  méritait,  car  il  avait  toujours  présent  à 


FREDERIC   SOULIE  251 


l'esprit  ce  double  but  qui  contient  tout  ce  qu'il  y  a  de  noble  dans 
l'égoïsme  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  le  dévouement  :  être 
libre  et  être  utile. 

»  Il  est  mort  comme  un  sage  qui  croit  parce  qu'il  pense  ;  il 
est  mort  doucement ,  dignement ,  avec  le  candide  sourire  d'un 
jeune  homme ,  avec  la  gravité  bienveillante  d'un  vieillard.  Sans 
doute,  il  a  dû  regretter  d'être  contraint  de  quitter  l'œuvre  de  ci- 
vilisation que  les  écrivains  de  ce  siècle  font  tous  ensemble,  et  de 
partir  avant  l'heure  solennelle,  et  prochaine  peut-être,  qui  appel- 
lera toutes  les  probités  et  toutes  les  intelligences  au  saint  travail 
de  l'avenir.  Certes,  il  était  propre  à  ce  glorieux  travail,  lui  qui 
avait  dans  le  cœur  tant  de  compassion  et  tant  d'enthousiasme, 
et  qui  se  tournait  sans  cesse  vers  le  peuple,  parce  que  là  sont 
toutes  les  misères ,  parce  que  là  aussi  sont  toutes  les  grandeurs. 
Ses  amis  le  savent,  ses  ouvrages  l'attestent ,  ses  succès  le  prou- 
vent, toute  sa  vie  Frédéric  Soulié  a  eu  les  yeux  fixés  dans  une 
étude  sévère  sur  les  clartés  de  l'intelligence,  sur  les  grandes  vé- 
rités politiques ,  sur  les  grands  mystères  sociaux.  Il  vient  d'in- 
terrompre sa  contemplation  ;  il  est  allé  la  reprendre  ailleurs.  Il 
est  allé  trouver  d'autres  clartés ,  d'autres  vérités ,  d'autres  mys- 
tères, dans  l'ombre  profonde  de  la  mort  ! 

»  Un  dernier  mot,  messieurs.  Que  cette  foule  qui  nous  entoure 
et  qui  veut  bien  m'écouter  avec  tant  de  religieuse  attention,  que 
ce  peuple  généreux,  laborieux  et  pensif,  qui  ne  fait  défaut  à  au- 
cune de  ces  solennités  douloureuses  et  qui  suit  les  funérailles  de 
ses  écrivains  comme  on  suit  le  convoi  d'un  ami  ;  que  ce  peuple 
si  intelligent  et  si  sérieux  le  sache  bien  :  quand  les  philosophes, 
quand  les  écrivains,  quand  les  poètes  viennent  apporter  ici,  à  ce 
commun  abîme  de  tous  les  hommes,  un  des  leurs,  ils  viennent  sans 
trouble  ,  sans  ombre,  sans  inquiétude  ,  pleins  d'une  foi  inexpri- 
mable dans  cette  autre  vie  sans  laquelle  celle-ci  ne  serait  digne 
ni  du  Dion  qui  la  donne,  ni  de  l'homme  qui  la  reçoit  !  Les  pen- 
seurs ne  se  défipnf  pas  de  Dieu  !  ils  regardent  avec  tranquillité, 


252       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

avec  sérénité,  quelques-uns  avec  joie,  cette  fosse  qui  n'a  pas  de 
fond;  ils  savent  que  le  corps  y  trouve  une  prison,  mais  que  l'âme 
y  trouve  des  ailes  ! 

»  Oh  !  les  nobles  âmes  de  nos  morts  regrettés ,  ces  âmes  qui, 
comme  celle  dont  nous  pleurons  en  ce  moment  le  départ,  n'ont 
cherché  dans  ce  monde  qu'un  but,  n'ont  eu  qu'une  inspiration, 
n'ont  voulu  qu'une  récompense  à  leurs  travaux,  la  lumière  et  la 
liberté  ,  non  !  elles  ne  tombent  pas  ici  dans  un  piège  !  Non  !  la 
mort  n'est  pas  un  mensonge  !  Non  !  elles  ne  rencontrent  pas  dans 
ces  ténèbres  cette  captivité  effroyable,  cette  affreuse  chaîne  qu'on 
appelle  le  néant  !  Elles  y  continuent ,  dans  un  rayonnement  plus 
magnifique,  leur  vol  sublime  et  leur  destinée  immortelle.  Elles 
étaient  libres  dans  la  poésie,  dans  Fart,  dans  l'intelligence,  dans 
la  pensée;  elles  sont  libres  dans  le  tombeau!  » 

Certes,  ce  sont  là  de  belles  paroles  ,  et  M.  Frédéric  Soulié  ne 
pouvait  pas  espérer  une  plus  belle  oraison  funèbre.  M.  Hugo  l'a 
bien  jugé,  il  l'a  bien  compris;  il  a  été  l'admirable  interprète  des 
meilleurs  et  des  plus  nobles  sentiments;  mais  aussi  comme  il  a 
été  écouté  !  dans  quel  profond  silence,  et  bientôt  avec  quels  ap- 
plaudissements unanimes  !  Pour  notre  part ,  nous  ne  savons  pas 
de  plus  noble  emploi  du  talent,  de  l'éloquence  et  de  la  popularité 
d'un  grand  poëte ,  que  cette  façon  sympathique  avec  laquelle  il 
fait  une  part  de  sa  gloire  à  celui  que  la  mort  a  frappé.  Si  M.  Vic- 
tor Hugo  n'a  pas  conquis  un  admirateur  de  plus  dans  toute  cette 
foule  qui  l'admire  du  fond  de  l'âme,  il  s'est  fait  de  nombreux 
amis  ce  jour-là. 

Parler  après  un  pareil  homme,  entreprendre  de  nouveau  cette 
louange  que  M.  Hugo  avait  épuisée  en  quelques  paroles,  c'était 
une  tâche  difficile.  M.  le  baron  Taylor  s'est  tiré  d'affaire  avec  du 
sentiment ,  avec  des  larmes,  avec  une  douleur  bien  sentie.  Il  a 
parlé  comme  on  parle  quand  on  veut  exprimer  simplement  une 
émotion  sincère.  Les  mêmes  qualités,  mais  à  un  degré  plus  tou- 


FRÉDÉRIC   SOULIE  253 


chant,  signalent  les  derniers  adieux  de  M.  Antony  Béraud  à  cet 
ami  qu'il  a  entouré  jusqu'à  la  fin  d'une  sollicitude  toute  pater- 
nelle. On  voyait  que  les  larmes  du  directeur  de  l'Ambigu-Comique 
étaient  des  larmes  sincères  ;  on  comprenait  qu'il  avait  assisté  à 
cette  agonie  douloureuse,  et  qu'en  effet  il  avait  fermé  les  yeux  de 
l'homme  enfermé  désormais  dans  ce  cercueil. 

Surtout,  dans  le  discours  de  M.  Antony  Béraud,  nous  avons 
remarqué,  chose  touchante,  les  derniers  vers  que  M.  Frédéric 
Soulié  ait  dictés  à  son  lit  de  mort,  enfants  douloureux  de  son 
agonie,  dernier  reflet  de  cette  intelligence  qui  se  défendait  contre 
la  mort;  des  sanglots,  des  souvenirs,  des  étincelles,  des  nuages, 
tout  le  passé,  toute  la  jeunesse,  tous  les  regrets.  Ces  vers  ont  été 
recueillis  au  chevet  du  mourant  par  M.  Collin,  qui  l'a  entouré  jus- 
qu'à la  fin  de  sa  tendresse,  de  son  respect,  par  un  homme  à  qui 
nous  devons  bien  de  la  reconnaissance  pour  ce  dévouement  à 
toute  épreuve  : 

Louise,  noble  cœur",  ange  aux  regards  si  doux, 
Quand  l'ange  de  la  mort,  presque  vaincu  par  vous, 
Oubliait  de  frapper  sa  victime  expirante... 
Pour  le  pauvre  martyr,  vous,  limage  vivante 
De  tous  célestes  dons  et  de  toutes  vertus, 
Que  vous  dire,  àme  d'or,  ma  sainte  bienfaisante! 
Vous  m"avez  tenu  lieu,  sœur,  de  ma  sœur  absente; 
Mère,  de  ma  mère  qui  n'est  plus. 

Je  n'achèverai  point  mon  pénible  labeur! 
Plus  de  récolte...  Hélas!  imprudent  moissonneur, 
Hàlant  tous  les  travaux  faits  à  ma  forte  taille, 
Je  jetais  au  grenier  le  froment  et  la  paille, 
De  mon  rude  labeur  nourrissant  ma  maison, 
Sans  m'informer comment  s'écoulait  la  moisson! 

Viens  près  de  moi,  Béraud...  Et  vous,  Massé,  Collin  ! 
Près  de  moi,  près  de  moi...  car  voici  bientôt  l'heure  ! 
Voici  qu'on  me  revôl  de  ma  robe  de  lin 
Pour  entrer  dignement  dans... 


2o4       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Et  tout  finit  là  !  Et  cet  homme  qui,  dans  ses  livres  ,  dans  ses 
drames,  menait  de  front  tant  d'êtres  créés  par  lui,  un  mot  l'ar- 
rête... ce  grain  de  sable  qui  nous  dit  :  Tu  n'iras  pas  plus  loin  ! 

Sont  venus  ensuite  deux  amis  du  poëte  mort,  M.  Belmontet, 
son  compatriote,  son  ami  d'enfance,  et  M.  Adolphe  Dumas. 
M,  Adolphe  Dumas  a  récité  des  stances  écrites  le  matin  même, 
M.  Belmontet  a  déclamé  un  dithyrambe.  Sans  vouloir  exercer 
ici  une  critique  qui  serait  déplacée ,  qui  serait  imméritée,  nous 
avouons  que  cette  douleur  qui  se  préoccupe  de  la  rime,  de  la 
césure,  des  soins  compliqués  d'une  poésie  éclatante,  sont  plutôt 
faits  pour  être  lus  le  lendemain  que  le  jour  même  des  funérailles. 
Xon  hic  locus  ;  il  y  a  dix-huit  cents  ans  que  le  poëte  Horace  a 
dit  cela  sous  les  cyprès  de  Tibur. 

Dans  une  note  envoyée  aux  journaux  et  écrite  d'une  façon  assez 
leste  pour  un  personnage  si  important  dans  l'État ,  on  avait  dit 
que  le  comité  des  gens  de  lettres  avait  chargé  M.  Salvaudy  ,  son 
président,  de  porter  la  parole  au  nom  du  comité.  Il  paraît  que  le 
ministre  de  l'instruction  publique  n'a  pas  accepté  cette  mission 
ainsi  donnée;  au  reste,  il  a  été  remplacé  avec  beaucoup  de  goût 
et  de  tact  par  M.  Paul  Lacroix,  qui  s'appelait,  a  vingt-cinq  ans,  le 
bibliophile  Jacob. 

Pour  le  dire  en  passant,  il  nous  semble  qu'il  m  serait  pas  très- 
utile,  dans  ces  jours  de  funérailles ,  d'indiquer  à  chaque  instant 
que  la  Société  des  gens  de  lettres  a  décidé  ceci ,  que  la  Société 
des  auteurs  dramatiques  a  décidé  cela.  Avant  que  d'être  une  so- 
ciété,  la  république  des  lettres  a  été  une  famille.  Où  serait  le 
grand  malheur  quand  chaque  ami  du  défunt  aurait  le  droit  de  le 
pleurer  tout  haut  sans  être  obligé  de  montrer  le  diplôme  ou  l'au- 
torisation de  sa  Société  ? 

Un  dernier  incident  a  signalé  cette  longue  journée  :  tout  était 
dit,  les  soldats  de  la  ligne  allaient  saluer  d'une  dernière  salve 
cette  tombe  à  demi  fermée ,  lorsque  la  foule  qui  avait  applaudi 
et  qui  même  avait  chuté,  au  gré  de  ses  passions,  les  divers  ora- 


FREDERIC   SOULIE  ^55 


teurs,  s'est  mise  à  appeler  :  «  Alexandre  Dumas  !  Alexandre  Du- 
mas !  »  Ce  public  avait  reconnu  M.  Alexandre  Dumas  à  sa  taille, 
à  son  visage,  à  son  geste,  et,  le  voyant,  le  public  voulait  l'en- 
tendre.  Ainsi  sollicité,  M.  Alexandre  Dumas  s'avance;  il  veut 
parler,  les  larmes  étouffent  sa  voix  ;  il  parle,  les  sanglots  l'inter- 
rompent... il  s'arrête,  il  s'arrache  à  l'ovation.  Il  n'a  pas  été  le 
moins  éloquent  de  tous  ces  hommes  qui  ont  tenu  ce  peuple 
attentif  pendant  deux  heures,  attentif  à  la  louange  d'un  écri- 
vain ! 

On  s'est  retiré  en  bon  ordre  et  en  silence ,  sans  confusion ,  et 
d'une  façon  beaucoup  plus  convenable  qu'on  n'eût  pu  l'espérer. 
Tant  d'honneurs  rendus  en  dehors  de  l'Académie  française  ! 
C'est  une  journée  qui  comptera  dans  l'histoire  littéraire  de  ce 
temps-ci. 

Pour  compléter  tout  ce  que  nous  avons  à  dire  sur  un  écrivain 
digne  de  tant  d'hommages,  nos  lecteurs  nous  permettront  de  leur 
donner  ici  une  page  de  Y  autobiographie  de  Frédéric  Soulié.  Cette 
page  curieuse ,  écrite  au  courant  de  la  plume,  et  sans  aucune 
prétention  d'écrivain,  était  restée  entre  les  mains  d'un  biographe 
qui  avait  demandé  à  l'auteur  des  Mémoires  du  Diable  un  som- 
maire de  ses  propres  Mémoires. 

Voici  cette  page  : 

«  Monsieur, 
»  J'ai  reçu  les  deux  lettres  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
m'écrire,  et,  en  vérité,  je  suis  fort  embarrassé  d'y  répondre.  Il 
est  bien  difficile  à  un  homme  qu'on  interroge  sur  son  compte  de 
ne  répondre  que  ce  qui  est  convenable.  Il  se  glisse  toujours  dans 
le  récit  le  plus  succinct  quelque  chose  de  l'opinion  qu'on  a  de  soi  ; 
et,  soit  qu'on  s'estime  trop  ou  trop  peu,  on  s'expose  à  passer  pour 
avoir  beaucoup  de  vanité  avouée  ou  de  fausse  modestie.  Je  vais 
cependant  faire  de  mon  mieux,  et,  si  je  mets  dans  cette  lettre  des 
circonstances  qui  vous  paraissent  inutiles,  attribuez-les,  je  vous 


^o«  Portraits  et  caractères  contemporains 

prie,  à  ma  maladresse  et  non  point  au  désir  de  faire  de  mon  avis 
quelque  chose  d'important. 

»  Recevez,  je  vous  prie,  monsieur,  l'assurance  de  ma  parfaite 
considération. 

»  Frédéric  Soulié.  » 

«  Je  suis  né  à  Foix  (Ariége),  le  23  décembre  1800.  Ma  nais- 
sance rendit  ma  mère  infirme.  Elle  quitta  ma  ville  natale  quel- 
ques jours  après  ma  naissance,  et,  bien  que  je  sois  retourné 
souvent  dans  mon  département  et  à  quelques  lieues  de  Foix,  je  ne 
l'ai  jamais  vue.  Je  demeurai  avec  ma  mère  dans  la  ville  de  Mire- 
poix  jusqu'à  l'âge  de  quatre  ans.  Mon  père  était  employé  dans 
les  finances  et  sujet  à  changer  de  résidence.  Il  me  prit  avec  lui 
en  180i.  En  1808,  je  le  suivis  à  Nantes,  où  je  commençai  mes 
études.  En  1815,  il  fut  envoyé  à  Poitiers,  où  je  fis  ma  réthorique. 
Mon  premier  pas  dans  ce  que  je  puis  appeler  la  carrière  des  let- 
tres me  fit  quitter  le  collège.  On  nous  avait  donné  une  espèce  de 
fable  à  composer.  Je  m'avisai  de  la  faire  en  vers  français.  Mon 
professeur,  qui  était  un  séminariste  de  vingt-cinq  ans,  trouva 
cela  si  surprenant,  qu'il  me  chassa  de  la  classe,  disant  que  j'avais 
l'impudence  de  présenter  comme  de  moi  des  vers  que  j'avais  as- 
surément volés  dans  quelque  Mercure.  J'allai  me  plaindre  à  mon 
père,  qui  savait  que,  dès  l'âge  de  douze  ans,  je  rimais  à  l'insu 
de  tout  le  monde.  Il  se  rendit  auprès  de  mon  professeur,  qui  ne 
lui  répondit  autre  chose  que  ceci  :  «  Qu'il  était  impossible  qu'un 
écolier  fît  des  vers  français.  —  Mais,  lui  dit  mon  père,  vous 
exigez  bien  que  cet  écolier  fasse  des  vers  latins.  —  Oh  !  ceci 
est  différent,  reprit  le  professeur;  je  lui  enseigne  comment  cela 
se  fait ,  et  puis  il  a  le  Gradus  ad  Parnassum.  »  Je  note  cette 
anecdote,  non  point  pour  ce  qu'elle  a  d'intéressant,  mais  pour  la 
réponse  du  professeur.  Mon  père  me  fit  quitter  le  collège  et  se 
chargea  de  me  faire  faire  ma  philosophie.  Il  avait  été  lui-même, 
à  vingt  ans,  professeur  de  philosophie  à  l'université  de  Toulouse, 


FREDERIC   SOUI.IE  037 


qu'il  quitta  pour  se  faire  soldat  en  1792.  Il  s'était  retiré  avec  le 
grade  d'adjudant  général,  par  suite  d'une  maladie  contractée  dans 
les  reconnaissances  qu'il  avait  faites  sur  les  Alpes  pour  l'expé- 
dition d'Italie. 

»  Je  reviens  ta  moi.  Quelque  temps  après  ma  sortie  du  collège, 
mon  père  fut  accusé  de  bonapartisme,  et  destitué.  Il  vint  à  Paris, 
et  je  l'y  accompagnai.  J'y  achevai  mes  études.  J'y  fis  mon  droit 
assez  médiocrement ,  mais  avec  assez  de  turbulence  pour  être 
expulsé  de  l'École,  comme  ayant  signé  des  pétitions  libérales  et  pris 
une  part  active  à  la  révolte  contre  le  doyen,  qui  me  fit  expédier, 
ainsi  que  mes  camarades,  à  l'école  de  Rennes,  où  nous  achevâmes 
notre  droit  comme  des  forçats,  sous  la  surveillance  de  la  police. 
On  m'avait  signalé  comme  carbonaro.  Je  profitai  de  mon  exil  pour 
établir  une  correspondance  entre  les  ventes  de  Paris  et  celles  de 
Rennes.  Mon  droit  fini,  je  rejoignis  mon  père  à  Laval,  où  il  avait 
repris  son  emploi.  J'entrai  dans  ses  bureaux,  et  bientôt  après  dans 
l'administration;  j'y  demeurai  jusqu'en  1825,  époque  à  laquelle 
mon  père  fut  rais  à  la  retraite  pour  avoir  mal  voté  aux  élections. 

»  Un  mot  sur  mon  père,  monsieur.  Le  voilà  deux  fois  destitué; 
est-ce  à  dire  que  ce  fût  un  homme  incapable  et  turbulent?  Quoi- 
qu'on puisse  suspecter  ma  réponse  de  partialité,  je  puis  le  dire, 
parce  que  cela  est  une  chose  irrécusable  pour  tous  ceux  qui  le 
connaissent,  mon  père  était  l'administrateur  le  plus  distingué  de  sa 
partie  (les  contributions)  ;  ses  travaux  lui  avaient  valu  l'appro- 
bation de  l'empereur,  et  peut-être  s'en  souvenait-il  trop,  voilà 
tout.  Il  regrettait  un  temps  où,  caché  dans  le  fond  d'une  province, 
il  avait,  sans  appui,  sans  protection,  sans  sollicitation,  obtenu  un 
rapide  avancement,  dû  à  la  supériorité  seule  de  ses  travaux.  Vous 
me  pardonnerez  la  digression. — Je  quittai  l'administration  quand 
mon  père  en  fut  exclu,  et  revins  avec  lui  à  Paris.  J'avais  occupé 
mes  loisirs  de  province  à  faire  quelques  vers  ;  je  les  publiai  sous 
le  titre  d'Amours  françaises.  Ce  petit  volume  passa  assez  ina- 
perçu, si  ce  n'est  dans  quelques  salons  où  survivait  encore  la  mode 


258  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

des  lectures  à  apparat.  Je  m'y  liai  avec  presque  tous  les  hommes 
qui  étaient  ou  qui  sont  devenus  quelque  chose  en  littérature. 
Casimir  Delavigne  m'encouragea  avec  une  grâce  parfaite,  et  je 
devins  l'ami  de  Dumas,  lorsqu'il  n'avait  encore  pour  toute  supé- 
riorité que  la  beauté  de  son  écriture.  Mon  succès  n'avait  pas  été 
assez  éclatant  pour  me  montrer  la  carrière  des  lettres  comme  un 
avenir  assuré.  Je  devins  directeur  d'une  entreprise  de  menuiserie 
mécanique.  Ce  fut  pendant  que  j'étais  fabricant  de  parquets  et  de 
fenêtres  que  je  fis  Roméo  et  Juliette.  Nous  étions  déjà  en  1827. 
Cet  ouvrage  fut  reçu  à  l'unanimité  au  Théâtre  Français.  Mais  on 
décida,  sans  la  connaître,  de  lui  préférer  une  tragédie  que  M.  Ar- 
nault  fils  promettait  sur  le  même  sujet.  Sa  tragédie  finie,  elle  fut 
peu  accueillie.  Alors  on  se  tourna  vers  une  traduction  de  Shaks- 
peare,  par  M.  Emile  Deschamps.  J'appris  tout  cela  par  hasard. 
Je  portai  ma  pièce  à  l'Odéon.  J'eus  mille  peines  à  obtenir  une  lec- 
ture. Je  dus  cette  faveur  à  Janin  ,  qui  était  déjà  une  autorité  et 
qui  faisait  trembler  les  directeurs  dans  ses  feuilletons  du  Figaro. 
Je  fus  reçu,  joué,  applaudi.  Je  me  fis  décidément  homme  de  lettres. 
A  partir  de  là,  voici  toute  ma  vie  littéraire.  Je  donnai  Christine 
à  l'Odéon,  drame  en  cinq  actes  en  vers,  tombé  d'une  façon 
éclatante.  J'avais  fait  cette  œuvre  avec  amour  ;  je  fus  désolé,  désolé 
surtout  de  l'abandon  des  journalistes,  qui,  après  nous  avoir  pous- 
sés, nous  autres  jeunes  gens,  dans  une  voie  d'affranchissement, 
désertèrent  la  cause  à  son  premier  essai.  Christine  n'en  est  pas 
moins  ce  que  j'ai  fait  de  mieux.  Je  quittai  le  théâtre.  Je  m'atta- 
chai aux  journaux.  Je  fis  le  Mercure.  Je  fus  du  Figaro.  Pendant 
Tannée  1830,  je  fis  jouer  une  petite  pièce  en  deux  actes,  ayant 
pour  titre  une  Nuit  du  duc  de  Mont  fort;  elle  me  rapporta  plus 
d'argent  que  mes  deux  tragédies,  toute  médiocre  qu'elle  était.  La 
révolution  de  1830  arriva.  J'y  pris  part ,  je  me  battis.  Je  suis 
décoré  de  Juillet,  ce  qui  ne  prouve  rien,  mais  enfin  je  me  suis 
battu.  Je  travaillais  à  cette  époque  à  la  Mode  et  au  Voleur,  avec 
Balzac  et  Sue, 


FRÉDÉRIC    SOU  LIÉ  289 


»  Malgré  mon  peu  de  succès  au  théâtre,  je  tentai  encore  une 
fois  la  chance.  Je  fis  une  pièce  en  cinq  actes  en  prose,  de  moitié 
avec  M.  Cave.  Elle  s'appelait  Nobles  et  Bourgeois.  Nous  tom- 
bâmes encore.  Je  me  résignai  à  abandonner  le  théâtre,  malgré  les 
encouragements  de  mes  amis,  qui  disaient  trouver  dans  un  excès 
de  force  dramatique  la  cause  de  mes  chutes.  Je  continuai  ma 
collaboration  à  presque  tous  les  recueils  qui  ont  paru,  soit  en  vers, 
soit  en  prose.  Enfin,  je  rentrai  au  théâtre  par  la  Famille  de  Lusi- 
gny,  qui  obtint  un  succès  honorable.  Puis  je  fis  Clotilde,  qui  fut 
très-critiquée  et  beaucoup  jouée.  J'ai  fait,  encore  une  Aventure 
sous  Charles  IX,  très-critiquée  et  passablement  applaudie. 
A  l'époque  où  je  donnais  Clotilde,  je  publiai  les  Deux  Cadavres. 
On  a  fait  de  ce  livre  mon  meilleur  titre  à  l'estime,  quelle  qu'elle 
soit,  qu'on  a  de  moi. 

»  Bientôt  après,  je  recueillis,  sous  le  titre  du  Port  de  Créteil, 
des  contes  et  nouvelles  tant  inédits  que  déjà  publiés.  Depuis  en- 
core, j'ai  fait  imprimer  le  Vicomte  de  Béziers  ;  et  votre  article  ne 
sera  pas  imprimé,  que  deux  nouveaux  volumes  auront  paru  sous 
le  titre  le  Magnétiseur.  En  somme,  depuis  que  j'ai  commencé  à 
écrire  ,  j'ai  fait  jouer  neuf  pièces  (j'ai  oublié  de  parler  plus  haut 
de  l'Homme  à  la  blouse  et  du  Roi  de  Sicile),  dont  quatre  en  cinq 
actes  et  trois  en  trois  actes.  Quatre  de  ces  pièces  sont  restées  au 
répertoire  du  Théâtre-Français.  J'ai  publié  neuf  volumes,  dont 
six  de  romans  historiques,  deux  de  contes  et  un  de  poésies.  Enfin, 
je  ne  sache  pas  de  recueil  où  je  n'aie  pas  travaillé  :  dans  les  Cent 
et  un,  Paris  moderne,  l'Europe  littéraire,  la  Mode,  la  Bévue  de 
Paris,  le  Musée  des  Familles,  le  Journal  des  Enfants,  etc.,  etc. 
Voilà  tout,  ou  à  peu  près,  et  voilà  peut-être  beaucoup  trop  ;  faites- 
en  ce  qu'il  vous  plaira. 

»  Voici  mon  nom  exactement  : 

9  Melchior-Frédéric  Soulié.  » 
Rien  n'est  plus  exact  que  tout  ce  détail;  on  pourrait  cependant 


260       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

faire  remarquer  que  cette  sévérité  de  la  critique  contemporaine, 
dont  se  plaint  M.  Frédéric  Soulié  à  propos  de  sa  tragédie  de 
Christine,  a  été  rachetée  depuis  par  des  éloges  dont  la  sincérité 
même  prouverait  la  sincérité  des  critiques. 

Quant  à  ce  rédacteur  du  Figaro,  qui  faisait  déjà  trembler  les 
directeurs ,  Frédéric  Soulié  a  fait  de  ce  journaliste  un  homme 
plus  terrible  qu'il  ne  l'a  jamais  été,  plus  terrible  qu'il  ne  voudrait 
l'être.  —  Non,  ce  n'est  pas  par  la  terreur  que  Roméo  et  Juliette 
a  réussi,  c'est  par  les  larmes  du  public.  —  Seulement,  le  journa- 
liste en  question  eut  l'honneur  de  pleurer  des  premiers  et  de  ne 
pas  cacher  ses  larmes. 

Pour  m'arraclier  des  pleurs,  il  faut  que  vous  pleuriez. 


C  A  S  T  I  L     B  L  A  Z  E 


M.  Castil  Blaze  était,  sans  nul  doute  et  sans  obstacle,  un  véri- 
table esprit,  un  esprit  joyeux,  content,  clair,  sensé,  toujours  prêt. 
Il  avait,  d'après  l'ère  vulgaire,  un  peu  plus  de  soixante  et  douze  ans; 
mais,  si  vous  consultiez  le  vigoureux  calendrier  qu'il  s'était  fait  à 
lui-même,  l'âge  exact  sur  lequel  il  avait  droit  de  compter  accuse 
encore  un  jeune  homme  :  il  en  avait  le  rire  et  l'accent,  l'intime 
joie  et  le  contentement  intime.  Hélas!  il  n'y  a  pas  trois  semaines, 
il  était  assis,  que  dis-je  assis?  il  était  là  debout,  jasant,  riant  et 
chantant,  et  scandant  d'un  geste  animé  et  de  ce  regard  intelligent 
qui  était  la  lumière  éclatante  de  son  esprit,  une  amoureuse  chanson, 
une  chanson  bien  rhythmée,  et  qu'il  avait  écrite  avec  des  conten- 
tements ineffables  pour  son  ami,  son  compère  et  son  dieu,  Giacomo 


CÀSTIL   BLAZE  261 


Rossini.  «  Comment,  me  disait-il,  trouves-tu  ma  chanson?  »  Et, 
non  content  de  la  déclamer,  il  la  chantait  d'une  voix  très-nette, 
avec  la  vie  et  l'accent  qui  conviennent  aux  plus  beaux  vers.  Puis 
il  ajoutait  :  «  Je  crois  hien  que  Rossini  sera  content  !  » 

Une  fois  lancé,  notre  homme  était  insaisissable!  Il  allait  d'un 
pas  vif  et  leste  à  travers  toutes  sortes  de  symphonies  qui  chantaient 
au  beau  milieu  de  sa  tète  féconde;  il  avait  l'idée,  il  avait  la  forme 
et  le  mouvement,  et  tant  de  passion  !  Qu'il  eût,  en  effet,  ces  soixante 
et  douze  ans  que  lui  donnent  les  faiseurs  de  nécrologie,  absolument 
c'était  la  chose  improbable;  on  le  lui  aurait  dit  à  lui-même,  il  eût 
répondu  qu'on  le  prenait  pour  un  autre  homme.  Il  était  si  vif,  et 
puis  il  était  si  bon  !  Certes,  il  aimait  à  parler  autant  qu'il  aimait  à 
écrire,  autant  qu'il  aimait  à  chanter;  cependant  personne  ici-bas 
ne  l'a  jamais  entendu  dire  une  parole  acre  ou  brutale,  un  mot  mal- 
sonnant à  la  bonne  renommée,  une  opinion  qui  pût  compromettre 
un  galant  homme.  Il  aimait  la  vie,  et,  l'aimant  avec  sagesse,  avec 
honneur,  il  la  cultivait  agréablement,  honorablement.  «  Moi,  me 
disait-il  un  jour,  je  suis  le  vrai  chevalier  sans  reproche  et  sans 
peur!  »  Et,  du  même  accent,  il  se  mit  à  chanter  l'air  de  Tancrède  : 
—  Opatria! 

Il  s'appelait  Castil  Blaze;  il  était  un  peu  gentilhomme!  Il  devait 
appartenir  à  quelque  grand  d'Espag»e  amoureux  du  midi  de  ta 
France,  et  qui  avait  oublié  Séville  ou  Madrid  dans  les  enchante- 
ments du  comtat  d'Avignon.  M.  Castil  Blaze  était  bien  le  Français 
de  là-bas,  leste  et  gai,  vif  et  charmant,  tout  imprégné  de  cet 
esprit  jovial  errant  dans  les  nues.  De  très-bonne  heure  il  avait  été 
un  jeune  homme,  et  de  très-bonne  heure  aussi  il  devint  un  père  de 
famille,  un  père  affable  et  tendre.  Il  n'était  sérieux  que  lorsqu'il 
parlait  de  sa  jeune  famille;  il  n'était  attendri  que  s'il  parlait  de 
sa  jeune  épouse,  morte,  hélas!  bien  avant  l'heure.  11  l'avait 
demandée  en  mariage  un  jour  que  son  père  allait  la  fiancer  à  un 
autre  homme  :  elle  l'avait  accepté  tout  de  suite,  et,  sitôt  qu'elle  fut 
sa  femme,  il  l'avait  entourée  de  tant  d'amour,  de  dévouement,  dr 


262  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

reconnaissance  et  de  bonté!  Hélas  !  à  peine  elle  lui  eut  donné  ses 
trois  beaux  enfants,  si  vite  orphelins,  la  jeune  femme  était  morte 
en  bénissant  son  mari  ;  morte  et  consolée  en  songeant  que  ses 
enfants  seraient  l'objet  de  tant  de  sollicitude  maternelle  à  la  fois 
et  paternelle.  Ainsi,  veuf  à  l'heure  où  l'homme  a  besoin  de  tant  de 
force  et  de  tant  d'appui,  à  l'heure  où  la  vie  est  à  gagner,  où  le 
présent  est  si  rude,  où  l'avenir  est  si  proche,  il  comprit  que,  sa 
tâche  étant  doublée,  il  lui  fallait  redoubler  de  zèle  et  d'ardeur. 
Alors  il  s'en  vint,  du  fond  de  sa  province  heureuse,  avec  ses  trois 
enfants  en  bas  âge,  chercher  à  Paris  même  ces  deux  choses  si 
difficiles  à  atteindre,  la  renommée  et  la  fortune.  En  sa  qualité 
d'homme  entreprenant,  il  voulait  l'une  et  l'autre;  il  fallait  à  ce 
brave  esprit  qu'il  fût  célèbre,  il  fallait  à  ce  bon  père  une  fortune. 
Il  n'était  pas,  non  certes,  de  ces  rêveurs  qui  se  contentent  d'un 
peu  de  fumée  et  d'un  peu  de  bruit,  qui  vivent  au  jour  le  jour,  et 
qui  disent  :  «  Après  moi  le  déluge  !  »  Il  avait  une  idée  plus  haute  de 
sa  mission  paternelle  ;  il  laissait  le  vain  bruit  et  la  fumée  aux 
maladroits  qu'un  peu  contente,  et,  quand  parfois  il  se  demandait 
comment  donc  il  briserait  tant  d'obstacles,  il  se  répondait  comme 
répondait  ce  général  d'armée  assiégeant  une  place  :  «  Or  çà  ! 
je  n'entends  rien  à  vos  sièges;  mais  tant  seulement  faites-moi  un 
trou  que  je  passe,  et  je  passerai!  »  Castil  Blaze  eut  ce  grand  mé- 
rite... il  a  fait  lui-même  sa  trouée,  et,  par  sa  trouée,  il  a  passé. 
De  ces  pays  pleins  de  vignobles  et  pleins  de  chansons,  où  le  vin 
et  la  poésie  ont  une  source  commune,  il  avait  rapporté  quelques 
pièces  de  vin  qu'il  avait  à  vendre,  et  quelques  chansons  pleines 
de  soleil,  qu'il  voulait  faire  entendre  aux  gens  de  ces  pays  des 
brouillards.  Un  soir,  comme  il  était  au  travail  (les  trois  enfants 
dormaient,  dans  leurs  trois  berceaux*,  et  comme  il  disposait  ses 
chansons,  il  vit  tout  d'un  coup  surgir  dans  le  ciel  épouvanté  une 
tlamme  immense  !  On  eût  dit  Troie  en  flammes,  et  que  la  maison 
(PUcalégoB  n'était  plus  qu'une  fournaise.  «  Ah!  Dieu!  s'écria 
Castil  Blaze,  il  ne  me.  fallait  plus  que  cette  peine!  et  voilà  toute 


CASTIL   BLAZE  263 


ma  fortune  en  feu...  »  En  effet,  cet  incendie  accomplissait,  à  Bercy 
môme,  un  de  ses  plus  terribles  exploits.  L'incendie  avait  dévoré 
Bercy,  et  tout  le  vin  de  Castil  Blaze,  toute  sa  fortune ,  hélas  ! 
«  Heureusement,  se  dit-il,  que  les  trois  enfants  dorment  bien 
doucement!  » 

Il  n'était  pas  homme,  Dieu  merci,  à  se  laisser  abattre,  et,  le 
lendemain  de  ce  grand  sinistre,  il  avait  déjà  modifié  son  plan  d'at- 
taque. En  ce  moment,  il  n'avait  plus  le  temps  d'attendre  ;il  fallait 
porter,  et  tout  de  suite,  un  grand  coup  ;  mais  déjà  sa  sortie  était 
prête.  Il  savait  parfaitement  ce  qu'il  avait  à  faire,  et  il  était  sûr 
de  son  fait. 

En  venant  à  Paris,  il  était  tout  rempli  depoëmes,  de  chansons, 
de  mélodies,  de  chefs-d'œuvre,  et  de  tout  le  bagage  harmonieux 
d'un  véritable  improvisateur  italien.  Surtout  il  savait  Rossini  par 
cœur,  Rossini,  la  nouvelle  étoile,  ou  plutôt  le  nouveau  soleil  du 
inonde  musical.  Que  Rossini  ne  fût  pas  le  maître  absolu  de  Paris, 
comme  il  était  déjà  le  maître  absolu  de  l'âme  et  de  l'esprit  de 
Castil  Blaze,  et  qu'il  n'y  eût  dans  Paris  pas  même  un  seul  oppo- 
sant à  ce  génie,  à  ce  miracle,  à  ce  chef-d'œuvre,  à  ce  créateur  ; 
que  Paris  tout  entier  ne  fût  pas  en  fête,  en  joie,  en  triomphe,  en 
bonheur  au  seul  nom  de  Rossini,  voilà  ce  que  lui-même,  lui, 
Castil  Blaze,  il  ne  pouvait  pas  comprendre.  Il  croyait  arriver  en 
plein  Rossini,  et  que  tout  Paris  appartenait  à  ce  géant  de  la 
musique...  0  surprise  !  ô*  douleur  !  Rossini  était  à  peine,  au  beau 
milieu  de  Paris,  un  bruit  qui  commence,  une  rumeur  lointaine, 
une  grâce  fugitive,  un  éclair,  un  problème!...  «  Ils  ne  savent  pas 
un  mot  de  Rossini  !  s'était  dit  Castil  Blaze.  Oh!  les  idiots  !  oh  !  les 
ingrats  !  »  En  ce  moment,  Castil  Blaze  était  semblable  à  ce  voya- 
geur qui  se  promène  au  Brésil,  et  qui,  trouvant  dans  ce  sable 
enchanté  des  pierres  brillantes  que  nul  ne  songe  à  ramasser,  s'as- 
sied sur  le  rivage,  et,  ramassant  ces  cailloux  précieux  :  «  Je  le 
vois  bien,  dit-il,  ils  ne  se  doutent  pas  que  ces  pierres  sont  des 
diamants!  » 


264  PORTRAITS    ET    CARACTÈRES    CONTEMPORAINS 

Ces  pierres  étaient  des  diamants!  Le  Barbier  de  Séville,  Otello, 
i Italienne  à  Alger  étaient  des  perles!  A  peine  il  eut  fait  cette 
découverte,  à  lui  tout  seul,  notre  homme  entreprit,  et  tout  de 
suite,  aux  dernières  lueurs  de  Bercy  brûlant,  un  double  travail, 
une  double  tâche.  «  11  faut,  se  dit-il,  d'abord  que  j'enseigne  à  ces 
gens  de  Paris  la  musique  de  Rossini  ;  puis,  aussitôt  qu'ils  l'auront 
épelée  et  qu'ils  commenceront  à  la  lire,  il  faudra  que  je  la  leur 
fasse  entendre,  et  que  je  mette  à  leur  portée,  en  les  débarrassant 
de  leur  enveloppe  italienne  et  de  leurs  récitatifs,  ces  merveilles  que, 
moi  seul  ici,  je  sais  par  cœur.  »  Tel  fut  son  plan,  et  deux  jours 
après  cette  résolution  prise  avec  lui-même,  on  eût  pu  voir  ce 
nouveau  venu  du  comtat  Venaissin,  cet  incendié  de  Bercy,  cet 
inconnu  qui  frappait  à  la  porte  hospitalière,  intelligente,  du  Journal 
des  Débats.  En  ce  temps-là,  comme  aujourd'hui,  la  porte  était 
ouverte  à  tous  les  esprits  de  bonne  volonté.  — Entrez!  Il  entre. 
11  est  reçu  par  cet  homme  excellent,  par  ce  rare  et  merveilleux 
esprit,  dont  le  nom  seul  était  pour  nous  tous  une  espérance,  un 
charme,  une  grâce,  un  conseil,  par  M.  Bertin  l'aîné,  et  tout  de 
suite,  et  sans  redouter  ce  fier  regard  et  cette  tête  superbe  qui 
intimidaient  les  plus  braves,  le  nouveau  venu  déclara  à  M.  Bertin 
que  la  langue  même  de  la  critique  musicale  est  à  faire,  et  qu'on 
n'en  sait  pas  le  premier  mot  dans  le  Journal  des  Débats.  «  Non, 
monsieur!  C'est  bien  quelque  chose,  un  écrivain  qui  parle  aux 
gens  de  la  musique  et  des  chanteurs  qu'il  faut  aimer  et  applaudir; 
mais,  si,  par-dessus  le  marché,  votre  écrivain  était  un  grand  musi- 
cien, et  s'il  savait  tout  à  fait  ce  qu'il  faut  dire  et  ce  qu'il  va  dire, 
eh  bien,  pensez-vous  que  sa  parole  en  aurait  moins  d'autorité,  de 
force  et  de  véhémence  ?  »  Il  disait  cela,  mais  il  le  disait  beaucoup 
mieux  que  je  ne  saurais  le  dire,  ajoutant  ceci  :  Que  le  grand 
malheur  des  disputes  musicales  du  dernier  siècle,  qui  touchaient 
à  tant  de  curiosité,  à  tant  dépassions,  et  qui  devaient  être,  en 
effet,  d'un  immense  intérêt  pour  le  journal,  c'était  justement 
d'avoir  été   provoquées  et  soutenues  par  des  écrivains  qui  nr 


CAST1L    BLAZE  265 


savaient  pas  une  note  de  musique.  Us  ont  beau  faire,  et  s'appeler 
Grimm,  Diderot,  Marmontel,  La  Harpe  ou  le  docteur  Akakia,  ils 
ne  sont  pas  musiciens,  ils  ne  sont  pas  écoutés.  Lui  seul,  Jean- 
Jacques  Rousseau,  dans  cette  mêlée,  il  méritait  l'honneur  d'être 
écouté,  parce  qu'il  avait  écrit  la  musique  du  Devin  du  village; 
mais,  comme  il  était  attaqué  par  des  non-musiciens,  par  Voltaire 
lui-même,  le  plus  ignorant  de  tous  les  hommes  en  fait  de  musique, 
il  arriva  que  le  seul  qui  eût  le  droit  de  parler  en  cette  aventure 
se  vit  contraint  au  silence  et  chassé  de  l'Opéra.  A  ces  arguments 
sans  réplique,  Castil  Blaze  ajoutait  toutes  sortes  de  preuves,  de 
commentaires,  de  parenthèses.  Il  parlait  vite,  il  parlait  bien,  il  se 
sentait  très-bien  écouté...  Bref,  il  tira  de  sa  poche  un  feuilleton 
tout  fait  et  signé  XXX...  Puis  il  sortit  en  fredonnant  l'air  favori 
du  roi  Louis  XV  : 

J'ai  perdu  mon  serviteur... 
Rien  n'égale  mon  malheur  ! 

Et,  le  lendemain  de  ce  jour  mémorable  où  toute  une  destinée  était 
enjeu,  Castil  Blaze,  ouvrant  le  Journal  des  Débats,  que  vit-il?... 
11  vit,  monsieur,  son  premier  feuilleton  glorieusement  installé  au 
rez-de-chaussée  de  ces  mêmes  colonnes  d'en  haut,  où  la  poli- 
tique éloquente  appelait  à  son  aide  les  plumes  vaillantes,  les 
plumes  françaises...  XXX!  «  Voilà  désormais  mes  trois  étoiles,  » 
disait-il. 

Le  jour  même,  il  était  l'adopté  du  public!  La  langue  qu'il 
avait  inventée  était  composée,  et  le  héros  dont  il  se  faisait  le 
commentateur,  Rossini ,  était  le  bienvenu.  «  Ici-bas,  disait 
madame  de  Staël,  nous  ne  faisons  que  des  commencements  !  »  Rien 
n'est  plus  vrai  ;  mais  que  c'est  là  un  bon  motif  pour  bien  com- 
mencer, pour  commencer  à  la  bonne  heure,  au  bon  moment,  au 
moment  même  où  il  faut  venir  pour  être  le  bienvenu!  —  Un 
instant  plus  vile  :  «  Eh  !  vous  venez  trop  tôt  !  »  Vingt-quatre  heures 
plus  tard  :  «  Mon  ami,  vous  venez  trop  tard  !  »  Castil  Blaze  est  venu 


2G6       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

juste  à  son  heure  !  Il  est  venu  quand  c'était  un  besoin  chez  nous 
de  bien  entendre  parler  de  Rossini  et  de  ses  œuvres.  Il  en  a 
parlé  non  pas  seulement  comme  un  bel  esprit  qui  s'abandonne 
aux  émotions  de  l'orchestre,  mais  aussi  comme  un  savant,  musi- 
cien qui,  pour  la  première  fois,  explique  un  chef-d'œuvre  et  le  fait 
passer  par  tous  les  tours  et  détours  de  l'analyse.  Il  eut  donc  tout 
de  suite  une  autorité  réelle  !  Il  fut  tout  de  suite  une  puissance  ; 
et,  comme,  en  fin  de  compte,  les  musiciens  sont  des  gens  de  beau- 
coup d'esprit,  comme  il  n'est  guère  plus  difficile  d'écrire  honnê- 
tement une  phrase,  élégante  qu'une  fugue  ou  un  finale,  il  avint 
que,  l'exemple  étant  donné  par  ce  bel  esprit,  tous  les  musiciens 
se  mirent  à  tenter  la  critique  musicale,  et  que  cette  fois,  du  moins, 
dans  cette  espèce  de  jury  dont  Castil  Blaze  avait  donné  l'exemple, 
il  fut  bien  avéré  que  désormais  les  musiciens  ne  seraient  jugés 
que  parleurs  pairs. 

Voilà  comment  le  XXX  fut  tout  de  suite  un  homme  et  fut  quel- 
qu'un. Il  devint  un  arbitre.  Il  tint  dans  ses  mains  vaillantes,  sinon 
la  gloire,  au  moins  la  renommée  !  Il  assista,  toujours  prêt  à  se  jeter 
dans  la  mêlée,  à  toutes  les  grandes  batailles  de  l'art  musical!  A 
beaucoup  de  verve,  il  unissait  beaucoup  d'esprit!  Il  se  faisait  lire, 
en  provoquant  autour  de  sa  vive  parole  la  bonne  humeur,  la  gaieté, 
la  santé  et  l'intime  contentement  dont  son  âme  était  remplie.  Il 
aimait  d'une  véritable  et  sincère  passion  cette  heureuse  façon  de 
parler  au  public,  et,  comme  il  savait  ce  qu'il  avait  à  dire,  et  qu'il  le 
disait  sans  gène  et  sans  effort ,  chacune  de  ces  sorties  était  une 
victoire.  Il  riait,  il  frappait;  il  riait,  il  anathématisait;  il  riait,  il 
se  moquait ,  il  déclamait  !  Il  abaissait  le  superbe  ;  il  exaltait  le 
timide;  il  ouvrait  la  chausse-trape  ;  il  ciselait  le  piédestal  ;  il  était 
tour  à  tour  le  loup  et  l'agneau,  la  colombe  et  la  fourmi,  le  chêne 
et  le  roseau.  Il  ploie  et  ne  rompt  pas!  Enfin,  que  vous  dirai-je?  il 
était  toujours  à  l'œuvre,  et  partout,  au  livre  et  dans  le  journal,  à 
l'Opéra,  au  Théâtre-Italien,  au  concert,  à  l'école  de  Choron,  il 
disputait  !  il  folâtrait  !  il  bataillait  !  il  exhortait  !  Il  était  l'armée;  il 


CASTIL   BLAZE  267 


était  le  général;  il  portait  le  drapeau,  il  avait  fourni  le  drapeau. 
C'était  une  activité,  une  force,  un  génie,  une  verve,  une  éloquence, 
une  passion,  et  toujours  la  même  heureuse  humeur  que  rien  ne 
décourage,  et  qui  servait  tout  autant  M.  Castil  Blaze  que  son 
cheval  la  Pie  M.  de  Turenne,  ou  son  épée  M.  le  prince  de  Condé. 
Bon!  voilà  maintenant,  grâce  aux  trois  X,  MM.  les  Parisiens 
de  Paris  et  de  mille  autres  lieux  qui  commencent  à  savoir  ce  que 
c'est  que  la  musique  !  Ils  comprennent  enfin  que  c'est  un  grand  art 
de  savoir  écouter  ;  et,  maintenant  qu'ils  supportent  l'analyse  musi- 
cale, on  peut  sans  nul  doute  se  hasarder  à  leur  faire  entendre  un 
peu  de  musique  en  dehors  de  l'Opéra-Comique,  où  ils  vont  beau- 
coup trop,  et  du  Théâtre-Italien,  où  ils  ne  vont  pas  assez.  «  A  bon 
entendeur  salut!  »  Et,  s'il  y  eut  jamais  en  ce  bas  monde  un  bon 
entendeur,  ce  fut  M.  Castil  Blaze.  Aussitôt  donc  il  se  mit  à  l'œuvre, 
et,  menant  de  front  l'analyse  et  la  traduction,  le  matin  juge  et  bon 
juge,  et  le  soirpoëte  et  musicien  tout  ensemble,  il  fit  si  bien,  que 
soudain,  dans  la  France  étonnée  et  qui  ne  savait  que  l'opéra-comique, 
on  entendit  retentir  en  français,  en  bon  français  mêlé  de  prose  et 
de  vers,  les  plus  rares  chefs-d'œuvre  des  temps  passés,  des  temps 
modernes,  de  l'Espagne  et  de  l'Italie.  0  révolution  complète  et 
triomphe  excellent!  Tout  se  taisait,  et  soudain  voici  que  tout 
chante!  A  peine  on  avait  entendu  parler  de  Rossini,  de  Mozart,  de 
Cimarosa  et  de  Weber,  voilà  que  tout  d'un  coup,  grâce  à  l'intré- 
pide et  vivant  Castil  Blaze,  il  n'est  plus  une  seule  de  ces  mélodies 
qui  nous  soit  défendue.  Voyez-le  donc,  la  plume  ou  le  bâton  de 
mesure  à  la  main ,  donnant  leur  ration  de  jour  et  d'espace  à  ces 
merveilles  qui  étaient  naguère  le  partage  exclusif  des  abonnés  du 
Théâtre-Italien.  La  merveille  des  merveilles,  la  gaieté,  le  charme 
et  la  bonne  humeur,  le  Barbier  de  Séville,  où  brillent  à  la  fois 
l'esprit  de  Beaumarchais  et  le  contentement  de  Rossini,  tout  le 
monde  aujourd'hui  l'aime,  le  chante  et  le  sait  par  cœur,  grâce  à 
M.  Castil  Blaze  !  ou  bien  la  Pie  voleuse  appelle  à  ses  chansons  les 
jeunes  gens  et  1rs  vieillards.  Une  autre  fuis,  l'homme  intrépide  et 


268       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

ne  doutant  de  rien  s'attaque  à  Don  Juan,  et  le  Commandeur,  une 
seconde  fois  ressuscité ,  se  met  en  route  au  premier  ordre  de  ce 
Gascon  dont  la  voix  le  réveille.  Ainsi  Molière  a  retrouvé  son  Don 
Juan,  que  lui  avait  pris  Mozart,  et  Ta  retrouvé  grâce  à  Castil  Blaze. 
Ainsi,  grâce  à  Castil  Blaze  aussi,  Beaumarchais  a  retrouvé  son 
Barbier,  que  lui  avait  pris  Rossini.  A  Sbakspeare  il  a  rendu  Otello; 
il  a  mis  au  jour  de  l'Opéra  YEuryanthe  de  "VYeber;  il  avait  fait 
pour  lui-même  une  traduction  de  la  Flûte  enchantée  et  du  Ma- 
riage secret. 

Cependant  rappelez-vous  ce  succès  qui  n'a  eu  son  égal  sur 
aucune  scène  parisienne,  un  succès  de  dix  années,  un  triomphe 
inespéré  dans  les  abîmes  de  l'Odéon,  avec  des  chanteurs  de  pacotille 
et  des  chanteuses  de  province...  Il  avait  appelé  cela  Robin  des 
Bois,  c'était  le  Freyschiïtz  de  Weber. 

Ce  Robin  des  Bois  à  lui  seul  était  toute  une  fortune  !  11  a  rendu 
bien  heureux  notre  ami  Castil  Blaze,  et  que  de  fois,  quand  il  était 
en  bonne  humeur,  s'est-il  mis  à  nous  raconter  comment  chacun 
des  vers  du  Freyschiitz  lui  avait  rapporté...  mille  écus. 

«  Oui,  disait-il,  mille  écus,  »  et  il  chantait  en  comptant  sur  ses 
doigts  : 

■  Chasseur  diligent...  Mille  écus! 
Quelle  ardeur  te  dévore...  Mille  écus  ! 
Tu  pars  dès  l'aurore...  Mille  écus.' 
Toujours  content...  Mille  écus!  » 

Il  chantait  ainsi  jusqu'au  refrain  :  Trou!  trou!  la  la!  la  la  ! 
la  la  ! 

i  Au  moins,  celui-là,  compère,  ce  trou  la  la,  vous  l'avez  donné 
par-dessus  le  marché? 

—  Non,  disait-il  :  Trou  la  la...  mille  écus!   a 

Puis,  se  tournant  vers  M.  Hugo,  qui  riait  : 

»  Faites-en  autant,  et  je  vous  reconnaîtrai  pour  mon  confrère,  » 
disait-il. 


CASTIL    BLAZE  269 


Les  beaux  jours,  et  l'homme  heureux  que  c'était  là! 

Cependant  il  avait  gagné  bien  de  la  renommée;  il  avait  fait  une 
belle  fortune,  il  avait  dignement  marié  ses  deux  jeunes  filles,  il 
avait  vu  son  fils  grandir  et  devenir  un  véritable  écrivain,  un  poëte, 
un  rêveur;  déjà  ses  petits -enfants,  tout  joyeux,  l'entouraient  de 
leurs  joies  innocentes;  tous  ses  amis,  il  les  avait  gardés;  ses  en- 
nemis... il  n'a  jamais  eu  un  seul  ennemi.  Ses  chansons  se  chan- 
taient, ses  livres  se  lisaient;  naguère  il  avait  écrit  sur  Molière  un 
très-ingénieux  travail  intitulé  Molière  musicien,  et,  dans  ce  livre, 
rnfant  de  ses  loisirs,  le  lecteur  se  trouvait  transporté  dans  les  gaietés 
du  Midi,  qui  s'amuse  au  froufrou  de  la  guitare,  aux  balancements 
de  la  farandole,  aux  nocturnes  sérénades,  aux  balcons  où  tout 
veille,  où  tout  sourit.  Vraiment,  c'était  un  homme  heureux.  Il  ai- 
mait, on  l'aimait!  Les  mains  lui  étaient  tendues,  les  portes  lui 
étaient  ouvertes!  On  l'accueillait  avec  un  sourire!  Il  était  ici,  il 
était  là,  il  était  partout  !  dans  son  comtat,  dans  son  quartier,  fidèle 
à  sa  maison,  à  son  jardin,  à  ses  enfants,  à  ses  petits-enfants,  à  son 
frère,  un  autre  esprit  de  sa  famille.  Il  aimait  Rossini,  qui  lui  était 
revenu  d'Italie,  et,  qui  mieux  est,  il  en  était  tendrement  aimé!  à  ce 
point  aimé,  que  Rossini  l'a  voulu  accompagner  jusqu'à  sa  tombe, 
insigne  honneur  et  qui  a  dû  contenter  ce  galant  homme,  honoré, 
pleuré,  regretté  de  tous.  Quelle  vie  heureuse  et  facilement  contente, 
avec  si  peu  d'ambition  pour  les  misérables  petites  distinctions  qu'on 
ne  lui  a  jamais  offertes,  auxquelles  il  n'a  jamais  pensé,  qui  font 
tant  de  malheureux  et  tant  de  jaloux  ! 

Te  voilà  donc  mort  comme  un  autre  homme,  ô  bel  esprit  que 
nous  aimions,  gaieté  qui  nous  animait,  bon  visage  où  resplendis- 
sait l'espérance,  ô  sourire  aimable,  ô  regard  satisfait,  ô  voix 
connue,  ô  front  ombragé  de  cheveux  blancs!  ô  chanteur!  et  qui 
désormais  chantera  comme  toi  tes  deux  chefs-d'œuvre  :  le  Chant 
des  Thermopyles  et  la  chanson  du  Roi  René? 


270       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 


CHARLES    DE     LACRETELLE 


En  1848,  quelques  jours  après  le  grand  orage,  un  illustre 
vieillard,  un  des  maîtres  de  l'histoire  moderne,  entouré  de  F  admi- 
ration la  mieux  méritée  et  des  respects  les  plus  sincères,  s'éloi- 
gnait d'un  pas  calme  de  la  ville  agitée  et  la  quittait  pour  n'y  plus 
revenir. 

Cet  ancien  témoin  de  nos  guerres  plus  que  civiles  avait  vu,  dans 
tout  le  cours  de  sa  longue  carrière,  tant  de  crimes  et  de  trahisons, 
qu'il  était  à  l'abri  de  l'épouvante  ;  il  avait  assisté  à  tant  de  lâchetés, 
qu'il  ne  pouvait  plus  s'étonner  de  rien  ni  de  personne.  Si  donc  il 
renonçait  aux  honneurs  de  la  grande  Académie  et  de  la  grande  cité, 
c'est  qu'il  voulait  jouir  en  paix  du  faible  intervalle  qui  le  séparait 
de  son  dernier  jour.  Il  partit  donc,  emmenant  avec  lui  ce  qu'il 
aimait  le  plus  ici-bas,  sa  femme,  ses  enfants,  ses  vieux  livres,  la 
joie  et  les  armes  de  sa  vieillesse,  et  maintenant,  après  sept  années 
d'un  repos  si  bien  gagné,  dans  cette  heureuse  retraite  qu'il  s'était 
préparée  au  milieu  de  cette  ville  de  Mâcon  qui  l'avait  adopté  comme 
un  ancêtre,  sous  la  main  filiale  de  cette  admirable  épouse  qui 
fut  l'ange  de  ses  derniers  jours ,  sous  les  baisers  de  ses  enfants 
et  de  ses  petit-enfants,  dans  le  deuil  universel  qu'inspire  aux  moins 
attentifs  le  spectacle  enchanté  d'une  longue  vie  où  rien  ne  manque, 
ni  le  zèle  à  l'action,  ni  la  vigilance  au  danger,  ni  la  justice  au 
travail,  ni  la  bienséance  au  repos,  il  s'éteint  doucement  en  bénis- 
sant tous  ceux  qu'il  aimait. 

Ce  maître  historien  que  nous  pleurons    et  peut-être  ai-j 


CHARLES   DE   LACRETELLE  271 

droit  d'écrire  ici  sa  louange,  car  je  puis  me  vanter  de  l'avoir  bien 
aimé),  le  vénérable  M.  Charles  de  Lacretelle  (le  roi  Charles  X  lui 
avait  donné  des  lettres  de  noblesse,  le  roi  Louis-Philippe  l'avait 
fait  commandeur  de  sa  Légion  d'honneur)  éfait  né  à  Metz,  au 
mois  de  septembre  1766,  à  l'ombre  de  ces  remparts  qui  ont  vu 
naître  le  maréchal  Fabert,  Paul  Ferry ,  le  ministre  protestant ,  et 
Jacob  Leduchat,  le  commentateur  de  Rabelais. 

Son  frère  aîné,  Pierre  Lacretelle,  fut  le  premier  maître  et  le 
premier  ami  du  jeune  Charles,  à  peine  échappé  aux  leçons  du  col- 
lège. Pierre  Lacretelle,  ou,  comme  on  disait,  Lacretelle  aîné,  était 
lui-même  le  disciple  de  Beccaria,  de  Montesquieu  et  de  cette  nou- 
velle école  qui  soutenait,  avec  Voltaire  et  Quintilien,  «  qu'il  était 
plus  facile  d'élever  une  accusation  que  de  la  détruire,  »  et  qu'il  faut 
songer,  dans  toute  accusation,  à  l'intérêt  des  accusés,  «  qui  est 
aussi  un  intérêt  social,  »  disait  naguère  un  savant  magistrat  (t). 
De  cette  école  illustre  sont  sortis,  au  siècle  passé,  plusieurs  dis- 
cours tout  remplis  du  zèle  et  du  plus  vif  sentiment  de  la  justice, 
et,  entre  autres  discours,  celui  de  Lacretelle  aîné  :  Du  préjugé  des 
peines  infamantes.  «  J'étais  pressé,  disait  le  marquis  de  Beccaria 
(dans  sa  préface  des  Délits  et  des  Peines) ,  par  l'amour  de  la 
réputation  littéraire ,  par  une  ardente  passion  de  la  liberté,  par 
une  profonde  compassion  pour  le  malheur  des  hommes  ,  victimes 
de  tant  d'erreurs!...  »  Parlant  ainsi,  il  disait  en  peu  de  mots  le 
secret  de  tous  ces  adeptes  fervents  de  la  réforme  des  lois  pénales  : 
ambition ,  humanité ,  haine  ardente  contre  les  procédures  clan- 
destines,  contre  la  lâcheté  des  peines  inutiles  et  l'atrocité  des 
opprobres  gratuits ,  voilà  ce  qui  les  poussait  les  uns  contre 
les  autres.  Ce  fut  donc  sous  les  auspices  de  son  frère  l'ency- 
clopédiste (en  ce  temps-là,  c'était  un  titre  de  noblesse)  que  le  jeune 
Lacretelle,  après  avoir  fait,  tout  comme  un  autre,  sa  tra- 
gédie de  Caton  d'Utique,  s'en  vint  à  Paris,  en  17X7,  aumomenl 

I     Fauslin  Hélie,  Traité  du  droit  criminel. 


ï~2  PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

solennel  où  la  grande  œuvre  allait  s'accomplir.  Terrible  était  le 
moment  !  et  quiconque ,  au  drame  qui  va  commencer ,  apportera 
un  esprit  droit ,  un  cœur  généreux,  un  talent  viril,  qui  saura  se 
mêler ,  sans  lâcheté  et  sans  peur ,  à  ce  mouvement  généreux  des 
idées,  des  espérances  et  des  passions  du  temps  qui  s'approche, 
accomplira  une  tâche  illustre  !  Ainsi  parlait  le  frère  aine  à  son 
jeune  frère,  et  celui-ci  écoutait  celui-là,  impatient  de  la  tempête 
à  venir. 

Le  jeune  homme  était  docile;  il  comprenait  toute  chose;  il 
comprit  que  nous  allions  vivre  en  prose,  et  que  le  moment  était 
passé  de  YAlmanach  des  Muses  et  de  la  tragédie  en  vers.  C'était 
surtout  sur  le  terrain  des  grandes  affaires  et  des  hommes  consi- 
dérables du  commencement  de  la  Révolution  qu'il  eût  fallu  se 
rappeler  le  conseil  de  l'orateur  romain  :  >  Prenez  garde  à  vos 
moindres  paroles  !  a  Et  quel  conseil  plus  utile  au  moment  où  la 
tribune  et  la  presse,  enfants  des  mêmes  tempêtes,  allaient  paraître 
enfin  dans  ce  monde,  affranchi  du  dernier  lien  féodal?  Or,  à 
peine  arrivé  de  sa  province,  ce  jeune  homme  se  trouva  mêlé  sans 
le  savoir,  sans  le  vouloir,  à  cette  foule  ardente  d'écrivains  et 
d'orateurs  que  la  première  assemblée  appelait  de  tous  les  côtés  de 
la  France  renouvelée,  et  qui  ne  songeaient  guère  à  prendre  garde 
à  leurs  paroles.  Cependant,  quelle  admirable  position,  pour  un 
futur  historien ,  cette  assistance  assidue  aux  premiers  efforts  de 
notre  première  assemblée!  Il  était  jeune,  ardent  et  sage;  il  avait 
déjà  en  lui-même  ce  profond  sentiment  de  justice  et  d'équité  que 
recommande  à  ses  disciples  l'immortel  auteur  des  Annales  : 
«  Ayez  grand  soin  de  mettre  en  pleine  lumière  l'honnêteté  et  les 
mauvaises  actions,  afin  que  la  postérité  donne  à  chacun  sa  récom- 
pense !  »  Chaque  matin,  dans  la  loge  des  journalistes,  attentifs  à 
l'éloquence  naissante,  le  jeune  Lacretelle  assistait,  pour  le  raconter 
le  soir ,  à  ce  choc  effroyable  des  espérances  et  des  douleurs  de 
cette  nation  en  doute  de  ses  destinées,  et,  plus  habile  certes  que 
tous  les  sténographes  à  venir ,  il  reproduisait ,  non  pas  mot  pour 


CHARLES   DE   LACRETELLE  273 

mot,  mais  passion  pour  passion,  ces  clartés  et  ces  ténèbres,  ces 
crimes  et  ces  vertus,  ces  hontes  et  ces  désespoirs.  A  cette  tâche 
toute  nouvelle  et  qui  semblait  faite  à  l'intention  du  futur  historien 
delà  Révolution  française,  au  milieu  de  ces  émeutes  delà  parole, 
que  le  bon  sens  et  le  sang-froid  semblaient  irriter  davantage  et 
faisaient  bondir  d'impatience  et  de  rage  ,  un  esprit  moins  clair- 
voyant eût  perdu  bien  des  illusions  et  bien  des  espérances  ;  mais 
le  nouvel  initié  à  ces  tumultes  s'habitua  bien  vite  à  les  contem- 
pler sans  enthousiasme  et  sans  peur.  Il  était  arrivé  en  ce  lieu  de 
réforme  et  de  liberté  avec  une  soif  ardente  pour  l'émancipation  du 
genre  humain...  ;  il  se  dit  à  lui-même  qu'il  n'irait  pas  jusqu'à 
l'ivresse,  et  qu'il  toucherait  d'une  lèvre  prudente  à  ce  breuvage  où 
le  sang  était  mêlé  à  la  divine  liqueur.  Aux  violences  de  l'orateur,  il 
opposait  la  simplicité  du  philosophe  ;  il  cherchait  la  vérité,  même 
dans  l'invraisemblance  ;  il  n'était  pas  homme  à  se  payer  d'un 
paradoxe,  à  se  consoler  par  un  contre-sens,  et  telle  était  l'exquise 
sagacité  de  son  esprit  juste  et  droit,  que,  dans  ce  tumulte  épou- 
vantable, il  retrouvait  facilement  la  liaison  de  ces  événements  pris, 
repris,  arrêtés,  suspendus,  le  principe  et  la  suite  de  ces  discours 
brisés  en  mille  parcelles;  d'une  plume  habile  et  prompte  comme 
la  parole,  il  savait  relier  le  fait  au  droit,  la  colère  de  la  veille  au 
bon  sens  de  ce  matin,  le  Mirabeau  qui  déclame  au  Jupiter  Ton- 
nant qui  remplit  le  monde  épouvanté  de  ses  foudres  et  de  ses 
éclairs. 

Ce  fut  dans  les  premiers  feuillets  du  Journal  des  Débats  que  le 
jeune  Lacretelle  entreprit  cette  reproduction  quotidienne  des  luttes, 
des  violences  et  des  réformes  de  la  tribune  politique,  et  l'on  re- 
trouverait facilement,  dans  ces  pages  écrites  à  la  dictée  de  l'heure 
volante,  Mirabeau  commenté,  expliqué  et  parfois  glorifié  par 
le  jeune  rapporteur  :  tel  était  Mirabeau,  et,  tel  qu'il  l'a  vu  et 
entendu,  il  vous  le  montre!  Sic  oculos ,  sic  ora  ferebat!  Le 
voilà,  cet  homme  qui  a  donné  le  branle  à  1789,  et,  dans  le  pêle- 
mêle  des  délires,  des  joies  et  des  prévoyances  de  l'ouragan,  d^ 

23. 


274       PORTRAITS  LT  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Thersite  à  Démosthènes,  parmi  toutes  ces  forces  dans  un  seul 
génie  :  entraînement,  véhémence,  inspiration,  tumulte  et  prestige, 
du  sujet  qui  se  venge  au  gentilhomme  qui  pardonne,  de  Mirabeau 
ivre  à  Mirabeau  à  jeun,  le  futur  historien  de  ces  grandes  assem- 
blées trouvait  déjà  le  point  précis  entre  le  bien  et  le  mal,  entre 
Tange  et  le  démon,  entre  l'abîme  et  le  ciel.  Disons  tout,  ce  jour- 
naliste de  vingt  ans  était  déjà  un  historien.  Il  avait  en  lui-même, 
et  de  si  bonne  heure,  au  milieu  de  cet  univers  qui  s'écroule,  la 
modération  et  toutes  les  vertus  de  la  modération.  Il  ne  flattait  per- 
sonne, il  ne  voulait  tromper  personne  ;  il  se  rappelait  cette  loi  du 
pays  de  Solon,  par  laquelle  était  voué  à  la  publique  exécration 
quiconque  refusait  de  montrer  son  chemin  à  celui  qui  le  demandait  ; 
et,  comme  il  s'était  habitué  de  bonne  heure  à  ne  pas  flatter  la  puis- 
sance injuste  et  les  fortunes,  comme  il  s'était  rappelé  sous  le  bâton 
de  Santerre  et  sous  le  couteau  de  Danton  qu'il  était  de  la  patrie  de 
Voltaire  et  de  Montesquieu,  comme  il  n'avait  pas  fait  de  sa  plume 
un  glaive  et  de  son  art  un  meurtre,  il  retrouva  dans  son  histoire, 
et  vingt  ans  plus  tard,  la  vérité,  le  bon  sens,  l'indépendance  et  le 
courage  dont  il  avait  usé  dans  son  journal.  «  Dans  ces  tempêtes 
de  la  République  entre  le  sénat  et  Jules  César,  pour  qui  tenez-vous 
donc?  disait  un  pontife  à  Caton  d'Utique.  —  Je  tiens,  répondit 
Caton,  pour  les  dieux  immortels  !  » 

M.  de  Lacretelle  (il  l'a  prouvé  aussitôt  qu'il  a  tenu  la  plume) 
tenait  pour  la  royauté  contre  la  Montagne,  pour  la  liberté  contre 
i'échafaud,  pour  le  droit  contre  la  spoliation,  pour  la  modération 
contre  la  violence;  il  tenait  pour  le  bon  sens  et  pour  la  parfaite 
justice  contre  les  hontes  et  les  désespoirs  de  l'esprit  humain.  Il 
avait  pour  ennemis  les  harangueurs  de  clubs  et  de  carrefours,  les 
empoisonneurs  de  l'opinion  publique,  les  délateurs,  les  bourreaux, 
les  assassins,  les  philosophes  impies  qui  ne  connaissaient  pas 
d'antre  fanal  que  le  fanal  sanglant  de  la  lanterne;  il  avait  pour 
ennemis  tous  les  ennemis  de  la  patrie  et  tous  ces  lâches  citoyens 
qui  ont  dans  l'àme  un  tel  besoin  de  servitude,  que,  faute  de  tyran, 


CHAULES    DE    LACRETELLE  275 

ils  adorent  la  tyrannie;  enfin,  il  croyait  h  la  vertu,  il  croyait  à  la 
clémence  (on  l'a  bien  vu  dans  les  pages  de  sa  grande  histoire),  et, 
par  justice  et  par  clémence,  il  aurait  eu  honte  d'ajouter  l'injure  au 
châtiment.  «  Méfiez-vous,  disait-il,  de  la  colère  :  elle  est  sourde, 
elle  est  aveugle,  elle  est  le  fléau  de -l'histoire;  pendant  qu'elle 
écrase  souvent  les  moins  criminels,  elle  va  négliger  de  citer  les 
plus  grands  coupables!. ..  Il  faut,  disait-il  encore,  que  l'histoire  soit 
semblable  à  la  loi,  qui  frappe  le  crime,  uniquement  par  équité.  » 
En  même  temps,  il  avait  pour  compagnons  de  ses  travaux  et  de 
ses  dangers  mille  esprits  d'élite  qui  ont  été  parmi  nous  les  vrais 
fondateurs  de  ce  grand  art  du  journal,  et  le  nom  de  ces  hommes 
qui  composent  notre  famille  revenait  souvent  dans  les  discours  et 
dans  les  livres  de  M.  de  Lacretelle  ;  c'étaient  d'abord  M.  Bertin 
l'aîné  et  son  digne  frère;  M.  Michaud,  M.  Suard,  M.  Maret  (qui 
fut  plus  tard  le  duc  de  Bassano),  M.  Delalot;  MM.  Fiévée,  Hochet, 
Dussault,  Laborie,  Lagarde,  Serisy,  Kératry,  Royer-Gollard,  Aimé 
Martin,  et,  avant  ceux-là,  La  Harpe,  André  Chénier,  Boucher, 
Barnave,  Marmontel,  le  vicomte  de  Mirabeau,  l'abbé  de  Pradt, 
l'abbé  Raynal,  Malouet... 

Nous  avons  été  jadis 
Jeunes,  vaillants  et  hardis! 

C'était  une  de  ses  chansons.  «  Vous  n'êtes  que  nos  enfants,  » 
dis  ait- il  encore  avec  un  sourire.  En  effet,  ils  ont  été  pour  nous 
d'illustres  pères  et  de  grands  exemples  !  Ceux  d'entre  eux  qui 
n'ont  pas  porté  sur  l'échafaud  leur  tête  innocente  ont  été  de  grands 
orateurs,  d'éloquents  historiens,  des  hommes  d'État  sous  lesquels 
l'homme  de  lettres  s'est  retrouvé  toujours.  Après  avoir  écrit  le 
journal  qui  est  l'histoire  des  nations  agitées,  ils  ont  écrit  l'his- 
toire, qui  est  la  politique  des  peuples  en  repos,  et  cela  leur  a  paru 
une  entreprise  logique,  de  faire  profiter  le  récit  des  grandes  ba- 
tailles auxquelles  ils  avaienl  assisté  des  lumières  qu'ils  emprun- 
taient .ni  spectacle  .mimé  dos  anciennes  journées.  Quorum  purs 


276       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

magna  fui  !  est  encore  plus  la  parole  d'un  historien  de  ce  grand 
siècle  que  du  héros  d'un  poème,  et  M.  de  Lacretelle,  quand  enfin 
le  xvme  siècle  fut  accompli ,  résolut ,  puisqu'il  avait  partagé 
ses  espérances,  vécu  de  sa  vie  et  de  ses  douleurs,  de  dérouler,  aux 
yeux  de  ses  contemporains,  ce  vaste  tableau  qui  commence  au 
soleil  couchant  de  Louis  XIV,  pour  ne  s'arrêter  qu'à  l'échafaud 
du  roi  martyr  !  Mieux  que  personne,  il  savait  la  peine,  le  travail 
et  le  danger  de  son  entreprise,  et  quil  allait  marcher  sur  des 
cendres  brûlantes  ;  mais  la  difficulté  même  lui  fut  une  excitation, 
et,  après  avoir  longtemps  cherché  son  style,  à  ce  point  qu'il  écri- 
vit, dans  la  langue  même  de  Tacite,  l'introduction  à  son  histoire, 
il  se  jeta  dans  la  mêlée  à  la  façon  de  ces  conquérants  qui  ont  brûlé 
leurs  vaisseaux. 


II 


Cette  Histoire  du  xvme  siècle  est  le  vrai  titre  de  M.  de  Lacre- 
telle aux  souvenirs  de  la  postérité  qui  s'avance,  et,  quand  on  y 
songe,  on  reste  épouvanté  de  ce  problème,  accompli  avec  tant  de 
passion,  de  bienséance  et  de  courage,  dans  un  style  éloquent,  avec 
l'accent  même  du  véritable  historien.  C'est,  en  effet,  une  tâche  im- 
mense !  raconter  à  des  témoins  oculaires,  aux  enfants  de  Voltaire 
et  de  Diderot,  cette  longue  suite  de  révolutions  dans  les  croyances, 
dans  les  lois,  dans  les  moeurs  qui  viennent  aboutir  au  grand  abîme  ! 
Passer  du  cardinal  Dubois  au  duc  de  Choiseul,  de  la  fille  du  roi 
Stanislas  à  madame  de  Pompadour,  du  Père  Quesnel  à  d'Alem- 
bert,  de  la  banque  de  Law  aux  assignats,  des  Lettres  persanes 
aux  Liaisons  dangereuses,  du  Petit  Carême  à  Candide,  du  dernier 
lit  de  justice  à  rassemblée  des  notables,  de  la  bulle  Unigenitus 
à  l'Encyclopédie,  de  Versailles  aux  prisons  du  Temple,  d'Athalie 
an  Mariage  de  Figaro!  et.  pendant  que  l'écrivain  marche  à  travers 


CHARLES    DE   LACRETELLE  277 

ces  épines  et  ces  grâces,  parmi  ces  ruines  qui  ne  veulent  pas 
tomber,  rencontrer  l'Évangile  aboli,  la  Bastille  renversée  et  la 
liberté  politique,  ce  rêve  de  l'âge  d'or,  qui  finit  par  des  crimes 
sans  excuse  et  par  des  meurtres  sans  exemple...  Telle  fut  l'œuvre 
et  telle  fut  la  tâche  .accomplie  par  M.  de  Lacretelle  !  Avec  ces 
autels  brisés,  ce  trône  en  lambeaux,  ces  justices  évanouies  et  ces 
échafauds  réduits  en  poudre,  avec  un  art  excellent,  d'une  main 
ferme  et  d'un  esprit  courageux,  il  construisit  enfin  ce  vaste  et  solide 
monument  en  faveur  de  ce  fameux  xvme  siècle  autour  duquel 
s'agitent  incessamment,  depuis  plus  de  cinquante  années,  les 
aspirations,  les  volontés,  les  douleurs,  les  adorations,  les  menaces, 
les  haines,  les  prières  et  les  blasphèmes  du  monde  français. 

Un  jour  que  le  roi  Louis  XV  visitait  les  tombeaux  des  ducs  de 
Bourgogne  :  «  Voilà ,  dit-il  à  ses  courtisans ,  le  berceau  de 
toutes  nos  guerres!  »  —  En  lisant  l' Histoire  du  xvme  siècle, 
par  M.  Cli.  de  Lacretelle  :  «  Voilà,  dirait-on  volontiers,  le  livre  où, 
depuis  tant  d'années,  nous  avons  puisé  nos  romans,  nos  histoires, 
nos  vaudevilles,  nos  plus  éloquentes  déclamations  et  nos  meil- 
leures comédies  !  »  Le  plus  ancien  de  tous  les  historiens  dont  notre 
époque  se  glorifie  à  tant  de  justes  titres,  M.  de  Lacretelle  a  ensei- 
gné les  sentiers  qui  devaient  nous  conduire  à  l'histoire  ;  il  aimait 
l'histoire  autant  que  M.  Victor  Hugo  lui-même  aimait  la  poésie  ;  et, 
dans  sa  chaire  et  dans  ses  livres,  qu'il  fût  le  disciple  de  Tite-Live 
ou  le  continuateur  de  Rollin,  il  nous  a  enseigné  ce  style  tempéré, 
clément,  sincère,  plein  de  mesure,  qui  était  la  figure  même  et  la 
forme  de  l'honnêteté  :  Formant  quidem  ipsam  et  faciem  honesti. 
Oui,  certes,  et  même  après  tant  de  grands  livres  qui  ont  illustré 
cette  première  et  laborieuse  moitié  du  xixc  siècle,  de  M.  Guizol. 
à  M.  Thicrs,  de  M.  Michclct  à  M.  de  Barante,  de  M.  de  Lamar- 
tine à  M.  deSégur,  de  M.  Daru  l'infatigable  à  l'infatigable  Alexis 
Monteil,  —  qui  n'a  pas  de  tombeau  et  qui  sera  jeté  avant  peu,  si 
l'on  n'y  prend  garde  (ô  vanité  du  travail  humain  !),  dans  la  fosse  des 
morts  sans  père  et  sans  enfants, —  M.  de  Lacretelle  a  gardé  sa  place 


S78  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

au  premier  rang,  par  le  droit  de  son  talent,  de  sa  modération,  de 
sa  justice;  car  il  pouvait  se  rendre  à  lui-même  cette  justice  au- 
guste qu'il  n'avait  fait  tort  de  sa  gloire  à  aucune  vertu,  qu'il  n'avait 
pas  privé  un  seul  coupable  de  son  châtiment.  Il  avait  toujours  pré- 
sente à  l'esprit  cette  parole  du  premier  des  historiens  :  «  Que 
toute  lâcheté  déshonore  (1)  !  »  et  il  fit  bien  voir  que  sa  conduite 
était  fidèle  à  ces  préceptes,  à  propos  de  cette  fameuse  loi  de  jus- 
tice et  d'amour  que  repoussait  la  conscience  aussi  bien  que  la 
volonté  nationale.  Ce  jour-là,  trois  révoltés  se  rencontrèrent,  dont 
la  France  accueillit  le  manifeste  avec  un  juste  orgueil,  M.  Ville- 
main,  M.  Michaud,  M.  de  Lacretelle!  Enfants  de  la  presse  et  de 
M.  de  Chateaubriand,  son  défenseur,  ces  trois  hommes,  pour  avoir 
refusé  d'égorger  leur  mère  nourrice,  perdirent  les  emplois  qui  les 
aidaient  à  vivre.  «  Ils  y  gagnèrent  de  grands  honneurs,  et  ils  furent 
chers  à  la  multitude...  »  Chers  à  la  multitude  pendant  un  jour! 

La  liste  des  livres  de  M.  de  Lacretelle  serait  trop  longue  ici; 
songez  donc  à  cet  espace...  à  cet  abîme,  1766-1855'  et  rappelez- 
vous,  nous  le  disons  à  sa  louange  éternelle,  que  cet  illustre  écri- 
vain n'a  été  qu'un  homme  de  lettres  toute  sa  vie  ;  que  toutes  les 
heures  de  sa  longue  vie  ont  été  employées  à  cultiver  cet  art  qu'il 
aimait  avec  une  irrésistible  passion  ;  que,  dans  sa  retraite,  il  écri- 
vait encore,  et  que,  peu  de  temps  avant  sa  mort,  il  écrivait  Y  Eloge 
de  Tablé  Delille  et  Y  Histoire  de  l 'abbaye  de  Cluny,  sa  docte  voi- 
sine. Enfin,  pas  une  occasion  qu'il  n'ait  saisie  avec  ardeur  lors- 
qu'il s'agissait  de  parler  utilement  la  langue  énergique  des  sages 
leçons  et  des  honnêtes  conseils.  Qui  de  nous  ne  se  souvient,  quand 
nous  étions  en  pleine  émeute  sociale,  de  ce  merveilleux  et  cou- 
rageux discours  de  M.  de  Lacretelle  aux  jardiniers  de  Mac  on? 
Ces  braves  gens  étaient  dignes  de  l'entendre,  il  était  digne  de  leur 
parler. 

C'est  un  des  privilèges  de  la  poésie,  elle  jette  au  loin  sa  vie  ol  sa 

(1)  Qnod  turpe  est.  indecorum  est. 


CHARLES    DE    LACRETELLE  279 

grâce;  au  nom  seul  de  cette  aimable  ville  de  Màcon,  il  semble  à 
chacun  de  nous  que  l'on  parle  de  sa  ville  natale.  De  ces  vieux  murs, 
de  ces  villages,  de  ces  vignobles,  de  ces  hameaux  nous  sont  venus 
les  Méditations  poétiques,  Jocelyn,  Raphaël.  Màcon,  le  berceau  de 
M.  de  Lamartine,  le  parc  de  M.  de  Lacretelle,  le  jardin  et  le  repos 
de  ce  grand  préfet  de  la  Seine,  M.  le  comte  de  Rambuteau,  et  de 
cette  digne  fille  de  M.  de  Narbonne, — ce  célèbre  comte  de  Narbonne, 
le  héros  de  M.  Villemaiu,  comme  Agricola  fut  le  héros  de  Tacite.  — 
Aujourd'hui,  nous  ne  connaissons  pas  mieux  Vaucluse  ou  Tibur 
que  cette  aimable  réunion  de  prairies,  de  vignobles,  de  coteaux 
que  baigne  la  Saône,  un  peu  lente  et  quittant  à  regret  ces  frais 
paysages.  Que  la  ville  des  Confidences  s'offre  à  vos  yeux  pour  la 
première  fois,  soudain  vous  la  reconnaissez  à  son  charme,  à  ses 
traits,  aux  vestiges  anciens  de  sa  magistrature,  de  sa  noblesse,  de 
son  éveché,  à  l'urbanité  d'une  société  élégante  et  polie,  aux  sou- 
venirs d'une  académie  où  vit  encore  l'esprit  de  ses  anciens  fon- 
dateurs, l'abbé  Vigorgne,  l'abbé  Bourdon,  M.  deValmont,  le  mar- 
quis Doria,  le  chevalier  de  Scnnecey  !  De  cette  heureuse  cité  (urbs 
uptimè  moràta,  disait  souvent  M.  de  Lacretelle)  M.  de  Lacretelle  était 
l'idole  ;  il  était  le  président  de  cette  académie  où  plus  d'une  fois  il  fit 
entendre  sa  voix  éloquente,  car  il  savait  parler  à  chacun  son  langage, 
à  la  jeunesse,  à  l'âge  mûr,  à  l'écolier,  dont  il  corrigeait  les  jeunes 
essais  avec  autant  d'ardeur  que  s'il  eût  encore  occupé  sa  chaire  delà 
Sorbonne,  tant  il  aimait  à  revenir  à  ces  moments  d'un  enseigne- 
ment paternel  qui  remplissait  cette  salle  illustre,  en  attendant  les 
trois  maîtres  :  M.  Villcmain,  M.  Cousin,  M.  Guizot.  «  Et  savez-vous, 
disait  Lélius  à  Scipion,  rien  de  plus  touchant  que  ce  rempart 
d'une  intelligente  et  fervente  jeunesse  (1)?  »  Voilà  ce  que  M.  Dcs- 
jardius,  le  jeune  professeur  d'histoire  au  collège  de  Màcon,  expri- 
mai! très-bien  dans  son  discours  sur  la  tombe  de  M.  de  Lacretelle. 
Ai)  !  cher  maître  !  Il  a  conservé  jusqu'à  la  tin,  par  une  insigne 

(1)  Quid  enitnj'ucundius senectute  slipalà  sludiis  juvenlulix  ? 


280  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

faveur,  l'art  de  bien  écrire  et  le  talent  du  beau  langage.  Jusqu'à 
la  fin,  il  a  montré  cet  accord  merveilleux  d'un  bon  esprit  et  d'une 
heureuse  fortune  (1).  En  prévoyance  du  repos  de  ses  derniers  jours, 
il  s'était  arrangé,  au  milieu  de  la  ville,  une  ancienne  maison  ou- 
verte, tout  l'hiver,  aux  entretiens  de  tant  d'honnêtes  gens  qui  ne  pas- 
saient pas  un  seul  jour  sans  lui  rendre  visite;  pour  les  belles 
heures  du  printemps,  de  l'été,  de  l'automne,  à  cent  pas  de  la  ville, 
au  beau  milieu  d'une  vigne  qu'il  avait  plantée,  il  s'était  bâti,  non 
pas  un  château,  mais  une  agréable  et  facile  maison  sur  le  plan 
même  de  la  maison  de  Socrate  !  Aussi  avec  quelle  impatience  il 
attendait  les  beaux  jours!  i  Quand  donc  viendra  le  mois  de  mai, 
qui  me  rendra  mon  jardin,  mes  fleurs  et  la  pleine  possession  de 
moi-même?  Quand  reviendront  les  heures  qui  vous  ramèneront  à 
Bel-Air?  »  En  même  temps,  il  déplorait  la  guerre  et  ses  grands 
bruits  qui  venaient  le  troubler.  «  0  ciel!  quand  serons-nous  dé- 
livrés de  ce  fléau?  »  Lorsqu'il  parlait  ainsi,  il  n'avait  plus  que 
huit  jours  à  vivre,  il  était  déjà  frappé  à  mort  ;  mais,  comme  il  sen- 
tait que  son  âme  était  libre  et  que  son  esprit  était  bien  portant, 
il  s'abandonnait  à  ses  rêves,  à  ses  espérances,  à  ses  tendresses  ! 
En  vain  il  s'entourait  de  silence  et  de  repos,  rien  ne  lui  était  étran- 
ger de  ce  qui  s'agitait  parmi  les  hommes;  son  caractère  était  sem- 
blable à  ces  vins  généreux  de  sa  terre  adoptive  qui  deviennent 
meilleurs  en  vieillissant;  sa  parole  était  calme  et  bienséante,  un 
enjouement,  une  grâce,  un  bon  sens  à  la  Voltaire.  «  Il  avait  rap- 
porté d'Athènes,  non-seulement  un  nom  glorieux,  mais  encore 
toutes  les  grâces  de  la  sagesse...  Il  savait  toutes  nos  batailles 
étrangères  et  domestiques  !  »  disait  un  ancien  en  parlant  de  Fla- 
minius.  Eh  bien,  cette  louange  suprême  ne  convenait  à  personne 
comme  à  M.  de  Lacretelle.  Il  avait  apporté  de  Paris,  dans  cet  asile, 
une  vie  honorable  et  répandue  en  mille  bienfaits,  et  toute  sem- 
blable à  ces  discours  sérieux  dont  chaque  partie  est  à  sa  place. 

1    Raro  *imuJ  bonam  fortitnam  hominibus  ôonnmrjue  mentem  dari. 


CHARLES    DE    LACRETELLE  28 t 

obéissant  aux  lois  de  la  logique  et  du  bon  sens.  Lui  aussi,  «  il 
savait  toutes  nos  guerres,  »  nos  guerres  au  dedans,  nos  victoires 
au  dehors,  mais  il  n'en  parlait  que  par  hasard,  et  quand  on  le  vou- 
lait absolument;  il  aimait,  avant  toute  autre  gloire,  les  belles- 
lettres,  les  beaux  poëmes,  les  renommées  pacifiques,  les  triomphes 
qui  n'ont  coûté  ni  le  sang,  ni  les  larmes...  Sur  tout  le  reste,  il  se 
taisait  par  clémence  et  par  pitié  !  A  quoi  bon  raconter  ces  meur- 
tres, ces  douleurs,  ces  trahisons? 

0  Foi  !  déesse  aux  blanches  ailes, 
Serment  sacré  de  Jupiter! 

En  revanche,  quel  charme  et  quelle  éloquence  aussitôt  qu'il  était 
entré  dans  un  sujet  agréable  à  ses  souvenirs  !  Que  d'éclat,  de 
gaieté,  de  bonne  humeur,  de  contentement,  s'il  rencontrait  dans 
les  bonheurs  de  son  discours  sa  chère  et  ouvrière  jeunesse  (operosa). 
En  ces  moments  choisis,  il  n'avait  plus  que  vingt-cinq  ans,  et 
soudain  il  revoyait,  par  la  magie  et  l'enchantement  de  son  noble 
cœur,  ses  tendresses  d'autrefois  :  M.  de  Malesherbes  (dont  le  nom 
se  rencontre  au  début  de  toutes  les  honnêtes  renommées  de  ce 
siècle),  M.  de  Sèze,  réservé  à  de  si  courageuses  destinées  ;  Target, 
plus  prudent  et  moins  heureux  ;  le  colonel  Florian  entre  Robes- 
pierre et  Némorin,  entre  Estelle  et  Théroigne  de  Méricourt,  le  pre- 
mier colonel  de  dragons  qui  soit  mort  de  peur;  le  vicomte  de 
Narbonne,  le  chevalier  de  Boufflers,  et  le  premier,  le  meilleur,  le 
plus  digne  des  protecteurs  et  des  amis  de  M.  de  Lacretelle,  cet 
admirable  duc  de  la  Rochefoucauld-Liancourt  ;  il  nous  disait  aussi 
la  foudroyante  beauté  de  madame  Tallien,  qui  lui  donnait  son  bras 
à  baiser,  le  génie  et  l'esprit  de  madame  de  Staël,  la  grâce  et  la 
décence  de  madame  Récamier!  De  toutes  les  batailles  dont  il  avait 
entendu  les  premiers  bruits,  il  aimait  surtout  à  raconter  les  aven- 
tures d'un  certain  dragon  de  Sambre-et-Meuse  (c'était  lui-même), 
qui  fit  une  fois  quarante  lieues  en  cinquante  jours  avec  Dupaly, 
son  camarade, 

u 


■28'2  PORTRAITS   ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

Arme»  d'un  fusil  inhumain 
Oui  jamais,  par  bonheur,  ne  fit  feu  dans  leur  main. 

De  ses  terreurs  personnelles,  il  savait  tirer  une  joie,  un  bon  mot  ; 
de  ses  dangers,  de  sa  prison  même  un  sourire!  Et  pourtant  le 
Directoire,  parce  que  ce  jeune  homme  avait  parlé  plus  haut  qu'il 
n'eût  fallu  d'amnistie  et  de  liberté,  le  retint  deux  ans  dans  sa  geôle 
immonde,  et  peu  s'en  fallut  qu'il  n'inscrivît  le  nom  du  jeune 
Lacretelle  sur  la  liste  horrible  de  ses  déportations  et  de  ses  ven- 
geances... Quelques  belles  âmes  se  rencontrèrent  qui  prirent  en 
pitié  tant  de  courage,  et  j'ai  presque  dit  tant  d'innocence,  et  il  fut 
sauvé  parce  que  personne  alors,  parmi  les  puissants,  ne  se  doutait 
que  c'était  un  historien  qu'on  arrachait  aux  déserts  dévorants  de 
Cavenne  et  de  Sinnamary.  Dieu  soit  loué  !  c'était  une  âme  ainsi 
faite  que  l'adversité  ne  la  pouvait  pas  déranger. 

Voilà  par  quelles  grâces,  par  quels  mérites  M.  de  Lacretelle 
était  devenu,  pour  tous  ceux  qui  avaient  le  bonheur  de  l'approcher, 
un  encouragement,  une  force,  un  conseil.  Il  nous  apprenait  l'es- 
pérance !  11  nous  faisait  aimer  les  années  menaçantes  du  vieil  âge  ! 
Il  nous  enseignait,  surtout  par  son  exemple,  à  rester  fidèles  aux 
belles-lettres,  qui  étaient  le  charme  de  ses  derniers  jours  après 
avoir  été  la  consolation  de  ses  belles  années.  C'était  bien  le  même 
homme  qui,  partant  pour  la  guerre,  emportait  dans  son  sac 
Homère,  Ëpictète  et  Virgile.  A  cette  heure  encore,  ils  étaient  les 
hôtes  de  ce  modeste  Tusculum,  et  c'était  plaisir,  sous  ce  toit 
agreste,  d'entendre,  une  grande  partie  du  jour,  des  voix  enfantines 
qui  récitaient  au  maître  de  céans  les  malheurs  du  pieux  Énée  ou 
la  colère  d'Achille.  Il  avait  fait  de  tous  les  enfants  de  ses  meilleurs 
domestiques  autant  de  lecteurs  qui  lisaient  dans  l'une  et  l'autre 
langue,  et  qui  se  relayaient  les  uns  les  autres;  il  avait  fait  d'une 
jeune  servante  de  madame  de  Lacretelle  un  copiste  intelligent,  qui, 
d'une  main  prompte  et  d'un  regard  perçant,  obéissait  à  toutes  les 
volontés  de  cet  infatigable  esprit.  Cette  jeunesse  !  elle  rendait  à  ce 
Nestor  de  nos  premières  assemblées  les  services  que ,  lui-même. 


CHARLES    DE    LACRETELLE  283 

il  avait  rendus  à  Barnave,  à  Mirabeau,  à  tous  les  maîtres  de  la 
tribune  naissante!  Ainsi,  tout  le  jour,  tout  était  grâce,  esprit, 
bonté,  intelligence,  éloquence  et  charité  autour  de  cet  homme-là. 

Le  soir  venu  (et  chaque  soir),  dans  cette  maison  qui  plongeait 
en  pleine  campagne  et  qui  cependant  tenait  à  la  ville  par  une 
ceinture  de  pampres  et  de  fleurs,  se  réunissait  la  meilleure  com- 
pagnie ;  on  jouait,  on  causait,  on  écoutait  surtout  les  anecdotes 
les  plus  curieuses,  les  à-propos  les  plus  charmants;  puis,  quand 
Theure  de  la  retraite  avait  sonné,  c'était  vraiment  une  fête  de  voir 
ces  jeunesses,  parées  des  élégances  et  des  grâces  du  bel  âge,  qui 
venaient  tendre  leurs  fronts  ingénus  à  ce  doux  vieillard.  Tels  ces 
jeunes  gens,  à  Lacédémone,  qui  se  lèvent  et  font  place  à  l'archonte 
athénien  ! 

A  ces  derniers  bonheurs  présidait  madame  de  Lacretelle,  intel- 
ligente, attentive,  dévouée,  et  toute  semblable  à  la  mère  qui  craint 
de  perdre  son  fils  aîné!  Mais  qui  voudrait  raconter  cette  admirable 
passion,  ce  zèle  infatigable,  cette  piété  de  toutes  les  nuits,  de 
tous  les  jours?  M.  de  Lacretelle  lui-même  ne  l'eût  pas  tenté;  il 
n'avait  qu'un  moyen  de  reconnaître  cette  providence,  c'était  de 
lui  sourire,  et  dans  sa  voix,  dans  son  regard,  dans  son  intime 
émotion,  il  était  facile  de  comprendre  ses  plus  secrets  sentiments. 
L'été  passé,  il  a  dit  une  parole  qui  sera  peut-être  une  consolation 
pour  madame  de  Lacretelle  :  c'était  par  le  plus  beau  jour  d'une 
saison  délicieuse;  madame  de  Lacretelle  m'avait  confié  son  mari; 
il  élait  assis  dans  son  jardin  et  je  lui  lisais  le  Traité  de  la 
Vieillesse,  qu'il  écoutait  avec  autant  d'attention  que  s'il  ne  l'eût 
pas  su  par  cœur.  Parfois  il  arrêtait  la  lecture  et  il  traduisait,  à  la 
façon  d'un  grand  humaniste,  les  passages  qu'il  aimait  le  plus  :  par 
exemple,  cette  belle  page  où  il  est  parlé  de  la  vigne,  «  dont  le  fruit, 
s'adoucit  aux  rayons  du  soleil  et  dont  les  grappes  dorées  gardent 
fidèlement  les  feux  de  l'été.  »  —  «  Voilà,  disait-il,  une  page  qui 
convient  bien  à  nos  chères  collines  màconnaises!  »  Le  lendemain, 
à  la  même  heure,  il  voulut  entendre  le  reste  de  ce  livre  adorable. 


284       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

■  Oui,  disait-il  (se  parlant  à  lui-même),  c'est  une  œuvre  excel- 
lente et  presque  divine...;  il  y  manque  madame  de  Lacretelle  !  » 
0  chère  parole  qui  nous  arrache  des  larmes  !  Je  ne  crois  pas  qu'une 
femme  ici-bas  ait  jamais  été  récompensée  à  ce  point,  et  d'un  seul 
mot,  de  ses  grâces  et  de  ses  bienfaits. 

Cet  homme-là,  en  mourant,  pouvait  dire  à  sa  famille  en  deuil  ce 
que  nous  disait  à  son  lit  de  mort,  quelques  jours  avant  la  dernière 
révolution,  un  admirable  et  prévoyant  vieillard  qui  fut  notre 
maître  et  notre  père  à  tous  :  —  «  Ne  me  pleurez  pas,  j'ai  vécu 
heureux,  je  meurs  tranquille;  c'est  sur  vous-mêmes  qu'il  faut 
pleurer.  ■ 


M.     G  A  N  N  A  L 


J'ai  vu  tout  à  l'heure  un  homme  qui  est  mort  depuis  trois  jour:< . 
je  l'ai  vu ,  comme  on  voit  sa  propre  image  au  fond  d'une  glace 
obscure,  après  six  mois  d'une  longue  maladie  !  A  peine  suis-je 
remis  de  ma  vision,  tant  c'est  un  commerce  dangereux,  ce  com- 
merce de  l'imagination  avec  les  songes,  le  mélange  du  faux  et  du 
vrai,  du  possible  et  de  l'impossible,  cette  association  funeste  avec 
le  néant  ;  une  fois  l'imagination  accouplée  à  quelque  réalité,  elle 
fait  bien  au  delà  de  ce  qu'on  lui  commande...  Sachez  donc  que  ce 
matin,  sur  les  deux  heures,  j'ai  vu,  assis  dans  mon  grand  fau- 
teuil, «  un  homme  que  Dieu  avait  créé  et  mis  au  monde  tout 
exprès  pour  se  faire  tort  à  lui-même!  »  j'ai  vu  M.  Gaonal  qui  me 
guignait  de  l'œil ,  le  basilic  !  et  qui  riait ,  de  son  rire  édenté ,  de 
ma  tâche  accomplie  au  milieu  de  ce  silence,  de  ces  ténèbres,  de 


M.    GANNAL  285 


ces  visions!  Savez-vous  cependant  quel  homme  était,  de  son 
vivant,  M.  Gannal?  Il  était...  Vous  rappelez-vous  un  conte  qui 
commence  ainsi  :  «  Il  y  avait  une  fois  un  homme  qui  logeait  près 
du  cimetière?  »  M.  Gannal  était  cet  homme-là;  il  vivait  de  la 
mort;  il  allait  à  sa  suite,  d'un  pas  allègre  et  d'un  air  joyeux;  le 
cimetière  était  son  champ  de  bataille  et  son  champ  de  blé  ;  là,  il 
récoltait  sa  moisson  et  sa  gloire.  «  Je  me  souviens  d'un  apothi- 
caire que  j'ai  remarqué  dernièrement,  ici  aux  environs,  couvert 
d'habits  râpés ,  le  regard  sombre ,  et  épluchant  des  simples  ;  son 
aspect  était  celui  de  la  maigreur;  la  pauvreté  dévorante  l'avait 
pénétré  jusqu'aux  os.  Du  plancher  de  son  indigente  boutique  pen- 
daient une  tortue,  un  crocodile  empaillé,  des  peaux  informes  ;  le 
long  de  ses  rayons  dégarnis,  des  tiroirs  vides  annonçaient  par  leurs 
étiquettes  ce  qu'ils  avaient  contenu  dans  des  jours  meilleurs;  des 
pots  d'une  terre  verdâtre,  des  vessies  et  des  graines  moisies,  de 
vieux  bouts  de  ficelle  et  de  vieux  pains  de  roses  inodores  jon- 
chaient la  boutique  de  ce  pauvre  hère  !  »  Ainsi  parle  Roméo  quand 
il  apprend  la  mort  de  Juliette.  Eh  bien,  M.  Gannal  ressemble  quel- 
que peu  au  portrait  de  cet  apothicaire  :  «  Le  monde  n'est  pas  ton 
ami,  la  loi  des  vivants  est  contraire  à  ta  fortune  ;  la  mort  seule  a 
des  lois  qui  peuvent  f  enrichir  !  à  elle  seule  tu  peux  vendre  tes 
chétives  compositions;  elle  seule  te  donnera  de  quoi  manger  et  te 
remettra  en  chair  !  » 

Ce  Gannal  était  donc  tout  un  drame  à  lui  seul.  «  C'était  l'ad- 
versaire le  plus  habile  et  le  plus  fatal  que  vous  pussiez  trouver 
dans  toute  l'Illvrie  !  »  Il  marchait  à  pas  lents;  il  était  souriant 
et  pâle  ;  il  exhalait  de  très-loin  la  plus  nauséabonde  odeur  de  ca- 
davre, de  myrrhe,  d'aloès,  de  bitume  et  de  natron;  son  glauque 
regard  semblait  plonger  tout  au  fond  de  votre  cerveau,  de  votre 
foie  et  de  votre  cœur,  ces  trônes  souverains  sur  lesquels  cet  homme 
gluant  avait  hâte  de  s'asseoir.  S'il  vous  rencontrait  souriante  et 
fraîche  et  toute  semblable  à  Flore  elle-même  à  la  suite  du  Prin- 
temps, il  murmurait  entre  ses  dents  jaunies  quelque  parole  de 

i 


286       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

mauvais  présage;  au  contraire,  étiez-vous  chancelant  et  courbé 
sous  quelque  fièvre  impitoyable  ,  il  vous  abordait  le  contentement 
dans  les  yeux,  il  se  frottait  les  mains  de  joie,  à  ces  menaces....  à 
ces  promesses  de  la  mort  !  Bientôt  il  vous  vantait  l'excellence  et 
la  perfection  de  sa  méthode,  le  bon  marché  de  ses  opérations,  le 
choix  et  la  préparation  de  ses  parfums.  Vous  Técoutiez,  bouche 
béante  ;  lui,  cependant,  il  faisait  déjà  son  petit  calcul  :  «  Vin  bal- 
samique, tant  de  pintes;  eau-de-vie  ou  gingembre,  tant;  vinaigre 
à  la  centaurée,  tant.  »  Si  vous  étiez  de  ses  amis,  et  que  vous 
eussiez  quelque  chance  de  devenir  un  beau  spécimen  de  son  savoir- 
faire  ,  il  vous  gratifiait  mentalement  de  ses  recettes  choisies  : 
benjoin,  styrax,  hyperium,  térébinthe  de  Venise,  iris  de  Florence; 
huile  de  laurier  pour  les  grands  capitaines  ;  huile  de  bois  de  rose 
pour  les  grandes  coquettes  ;  muscade  et  girofle  pour  le  gourmand  ; 
musc  de  civette  pour  le  petit-maître  ;  pour  les  pauvres  diables  de 
notre  sorte,  pour  les  écrivains  du  deuxième  ordre,  les  petites  gens 
des  belles-lettres,  il  avait  en  réserve  toutes  sortes  de  bonnes 
friandises  à  bon  marché,  des  herbes  très-simples,  chères  à 
l'herboriste  :  absinthe  et  mélisse,  sauge  et  romarin,  hysope 
et  marjolaine,  aver  un  brin  de  myrte  ou  de  laurier  selon  l'oc- 
casion. 

Ah  '.  c'était  un  habile  homme  !  il  tenait  boutique  d'éternité  à 
tout  prix;  il  en  avait  pour  toutes  les  fortunes  et  pour  toutes  les 
conditions  de  la  vie;  il  passait  volontiers  de  la  camomille  h  la 
térébinthe,  du  roi  sur  son  trône  au  poëte  à  l'hôpital;  tel  mort 
illustre  lui  représentait  à  peine  une  pincée  de  petite  centaurée; 
et  tel  autre  inconnu,  mais  riche,  n'avait  jamais  assez  de  gin- 
gembre, de  poivre  noir,  de  girofle,  de  ladanum,  d'impératoire , 
d'anitoliche;  lui  aussi,  ce  croque -mort  de  génie,  il  disait  : 
c  A  chacun  selon  ses  capacités,  à  chaque  capacité  selon  ses 
o?uvres  !  »  Il  allait  dans  ce  monde  à  la  recherche  de  ses  sujets  ;  il 
n'en  dédaignait  aucun ,  pourvu  qu'il  en  pût  tirer  quelque  chose . 
qloire  ou  profit  !   «  Fasse  le  ciel  pleuvoir  sur  vous  tous  mes  par- 


M.    GANNAL  ^87 

fums  !   »  Voilà  ce  que  disait  son  regard  à  tous  les  passants  de 
quelque  apparence. 

Toutefois,  il  embaumait  de  préférence  les  hommes  les  plus 
célèbres  et  les  femmes  les  plus  belles.  Il  était  semblable  en  cela  à 
cet  impertinent  dont  parle  Tacite,  qui  s'attaquait  aux  plus  hon- 
nêtes gens  de  Rome ,  afin  de  s'illustrer  par  haine  même  des  gens 
qu'il  attaquait. 

Ut  magnis  inimicitiis  elaresceret  ! 

Ceux  qui  l'ont  vu,  ceux  qui  l'ont  connu,  ceux  qui  l'ont  con- 
templé quand  il  était  à  l'œuvre,  ceux-là  seulement  pourraient  vous 
dire  à  quel  point  il  était  un  artiste,  à  quel  degré  il  poussait  le  zèle 
et  l'ardeur  de  son  art.  Pour  lui,  tout  homme  vivant  était  une 
expérience;  il  ne  voyait  qu'un  genre  humain,  le  genre  humain 
horizontal;  pour  lui  plaire,  il  fallait  être  à  l'agonie;  il  fallait  être 
mort  pour  le  charmer.  Il  estimait  un  cadavre  bien  conservé,  le 
comble  des  honneurs  qui  pussent  être  rendus  à  cet  ex-vivant,  et 
le  meilleur  dédommagement  de  cette  chose  assez  peu  agréable 
qu'on  appelle  la  vie  !  Entre  nous,  il  avait  une  assez  méchante  idée 
d'Alexandre  le  Grand,  qui  avait  été  embaumé  tout  simplement 
dams  un  rayon  de  miel  :  Hyblœo  perfusus  nectare!  Il  ne  parlait 
qu'avec  mépris  du  roi  des  Perses,  le  grand  Cyrus.  «  Quand  j'aurai 
cessé  de  vivre,  disait-il,  rendez  mon  corps  à  la  terre;  il  n'y  a  rien 
de  plus  facile  et  de  plus  sage  que  de  retourner  dans  le  sein  de 
notre  mère  féconde  !  »  Lui  parlait-on  de  Tarquin  le  Superbe  et 
des  crimes  de  sa  race,  il  disait  que,  Dieu  merci  !  Tarquin  avait 
été  assez  châtié  ;  il  avait  eu  pour  l'embaumer  une  bonne  femme, 
comme  qui  dirait  une  portière  du  mont  Aventin  : 

TurqiLinu  corpus  bonu  fœmina  lavil  et  unjcit. 

Parmi  toutes  ses  habitudes,  bonnes  ou  mauvaises,  M.  Gannal 
en  avait  une  qui  n'était  pas  des  plus  charmantes  :  il  vous  prenait 


288  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

facilement  en  grande  amitié,  et,  tout  de  suite  après,  il  vous  pro- 
mettait gravement  ses  bons  offices  :  ■  Voilà  mon  paon  tout  près  du 
piège!  »  et,  sa  promesse  faite,  aussitôt  vous  étiez  sa  chose;  il 
vous  suivait  des  yeux,  il  s'informait  de  votre  santé  d'un  ton 
mielleux  et  d'une  voix  à  vous  donner  un  tremor  cordis.  Le  cceur 
vous  battait,  certes,  aux  accents  de  ce  brave  homme,  et  ce  n'était 
pas  de  joie.  Un  jour  (nous  étions  réunis  cinq  amis  en  pleine 
possession  des  faciles  bonheurs  de  la  jeunesse  assise  aux  autels 
d'Apollon  couronné  de  rayons  d'or),  il  vint  à  nous  se  frottant  les 
mains,  mais  dans  une  exaltation  difficile  à  décrire.  C'était  le 
lendemain  du  jour  fameux  où  il  venait  d'arrêter  définitivement 
l'exercice  de  son  art  suprême  ;  il  entrevoyait  une  fortune  à  la 
lueur  de  tant  de  cierges  allumés;  il  entendait  sonner  l'or  et 
l'argent  dans  sa  caisse  en  forme  de  cercueil ,  aux  accents  lamen- 
tablement joyeux  d'un  De  profundis  infini!  Bref,  il  était  aussi 
content  de  sa  découverte  de  l'autre  monde  que  le  fut  Christophe 
Colomb  lui-même  à  l'aspect  de  l'univers  qu'il  avait  rêvé  ;  alors  il 
nous  expliqua  son  système  :  il  ouvrait  une  des  carotides,  et,  dans 
cette  veine  ouverte,  il  introduisait  sa  liqueur  d'immortalité.  «  Je 
te  donnerai  ma  couronne  si  tu  ramènes  les  couleurs  sur  ces  lèvres 
éteintes,  l'incarnat  à  cette  joue  pâle,  le  regard  à  ces  yeux  fermés  !  » 
Or,  il  venait  justement  de  rendre  une  jeune  morte  toute  Sem- 
blable à  la  vie.  «  En  vain  les  artères  ont  interrompu  leur  mouve- 
ment naturel ,  en  vain  les  roses  de  ces  lèvres  seront  fanées  et  ces 
belles  joues  livides  comme  la  cendre,  je  viendrai  à  bout  de  ces 
apparences,  et,  le  lendemain,  à  l'heure  ordinaire  de  ton  réveil, 
parée,  daus  ton  cercueil,  de  tes  plus  beaux  atours,  la  couronne 
au  front  et  les  fleurs  à  la  main,  tu  seras  portée  en  triomphe  dans 
le  tombeau  des  Capulets  !  »  Seulement ,  le  problème  résolu  par 
M.  Gannal  était  plus  difficile  à  résoudre  que  le  problème  du  frère 
Laurence.  Copier  la  mort,  quoi  de  plus  simple?  Imiter  la  vie  et 
faire  servir  ces  bouquets  de  noce  à  une  sépulture  véritable,  là  était 
le  difficile. 


M.    GANNAL  289 


Et  c'est  pourquoi  M.  Gannal  chantait  tout  bas  le  couplet  :  Con- 
tentement du  cœur  !  qui  était  une  complainte  un  peu  gaie  pour  la 
circonstance;  aussi  chacun  de  nous  se  mit  à  rire  et  à  le  railler. 
Même  l'un  de  nous  (j'ai  cette  image  sur  mon  album),  Théodose 
Burette,  qui  dessinait  comme  Giraud  lui-même,  prenant  M.  Gannal 
sur  le  fait,  le  fit  d'un  trait,  avec  cette  inscription  :  Gannal,  grand 
empailleur  de  France!  et  Boitard,  qui  savait  l'anglais  comme 
notre  ami  John  Lemoinnc,  se  mit  à  déclamer  en  anglais  ce  beau 
passage  :  «  Attachez  vos  branches  de  romarin  sur  ce  beau  cadavre, 
et,  suivant  l'usage,  portez-le  à  l'église  paré  de  ses  plus  beaux 
atours  !  Bien  que  les  tendres  faiblesses  de  la  nature  nous  forcent  à 
pleurer,  les  plaintes  de  la  nature  excitent  le  sourire  de  la  raison.  » 
Le  troisième  des  gens  qui  étaient  là  et  qui  riaient,  c'était  ce 
pauvre  Destainville,  un  des  nôtres,  qui  s'est  promené  toute  sa  vie 
au  beau  milieu  du  plus  stérile  des  jardins  de  ce  bas  monde,  te 
jardin  des  racines  grecques.  Homme  sage  et  modeste,  il  a  vécu  à 
la  suite  du  que  retranché  ;  il  a  écrit  un  livre  ingénieux  de  l'accent 
grec  à  propos  d'une  langue  qui  n'a  pas  d'accent;  il  est  mort, 
l'autre  jour,  vingt-quatre  heures  avant  Gannal  !  Ajoutons  à  ces 
trois-là  Chaudesaigues,  le  poëte,  un  bel  esprit  qui  n'avait  pas 
vingt  ans  et  qui  écrivait  des  vers  plein  du  feu  poétique  :  Magna' 
spes  altéra  Romœ. 

Quand  il  nous  vit  rire  ainsi,  et  tout  joyeux  accueillir  avec  ce 
sans-gêne  sa  découverte  funèbre,  il  avint  que  M.  Gannal  prit 
tout  -à  coup  son  grand  air,  son  air  d'enterrement  de  première 
classe,  et  à  demi-voix  (ceci  est  très-vrai)  :  «  Ne  riez  pas  trop,  nous 
dit-il,  je  vous  promets  de  vous  rendre,  à  tous  les  quatre,  ai  gratis 
pro  Deo,  mes  bons  offices  d'empailleur!  »  Il  appuya  sur  ce  mot 
empailleur,  et  quitta  la  place  en  véritable  enfant  de  Proserpine, 
janitor  Or  ci! 

Destainville  le  suivit  des  yeux,  en  l'appelant,  à  la  façon  d'Hé- 
siode, une  muse  agréable  et  qui  n'effarouche  personne!  Chaudes- 
aigues  se  hâta  de  faire  de  ses  deux  doigts  le  signe  contre  \ejettatore 


290       rORTUAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

(il  avait  appris  cette  conjuration  de  MM.  les  chanteurs  et  de 
mesdames  les  cantatrices  du  Théâtre-Italien).  Boitard,  qui  était 
une  âme  haute  et  dédaigneuse,  reprit  la  conversation  au  point 
même  où  l'avait  interrompue  M.  Gannal  ;  Burette,  qui  riait  de 
tout,  ajouta  à  son  dessin  une  bêche  en  sautoir  avec  une  pelle  de 
fossoyeur;  moi,  j'essuyai  ma  main,  que  M.  Gannal  avait  touchée 
en  passant  !  Cinq  minutes  après  ce  lugubre  moment,  pas  un  n'y 
pensait;  la  vie  était  si  légère  alors,  et  si  charmante,  et  nous  étions 
si  loin  de  songer  aux  planètes  malfaisantes  dans  ce  ciel  semé 
d'étoiles,  ces  jeunesses  d'en  haut,  souriant  aux  jeunesses  d'en  bas  1 
Cependant  M.  Gannal  marchait  à  pas  de  géant  parmi  les  tombes 
entrouvertes.  Ce  qu'il  avait  dit,  il  l'avait  fait  :  il  avait  mis  la 
mort  à  la  mode;  et,  maintenant  qu'une  incision  suffisait  à  ce 
terrible  et  dernier  chapitre  de  la  vie,  on  n'entendait  parler  que 
des  pratiques  de  M:  Gannal.  Le  premier  de  tous,  M.  l'archevêque 
de  Paris  confiait  a  cet  homme  sa  dépouille  mortelle,  et  son  exemple 
était  bientôt  une  loi  pour  toutes  les  sépultures  chrétiennes.  En  ce 
temps-là,  et  afin  que  le  grand  jour  fût  au  moins  une  fois  le  com- 
plice de  ces  mystères  du  tombeau,  un  enfant  tombait  égorgé  par 
une  main  coupable,  et  cet  enfant,  traité  par  M.  Gannal,  devenait, 
aux  yeux  de  ce  peuple  avide  des  spectacles  gratis,  une  occasion 
authentique  d'admirer  cette  contrefaçon  des  êtres  vivants.  Cet 
enfant,  exposé  à  la  Morgue,  était  pareil  en  toutes  choses  à  la 
créature  animée  !  On  n'avait  vu  jusque-là  que  deux  momies  :  le 
colonel  Morland  dans  le  fond  de  l'armoire  de  son  ami  le  baron 
Larrey,  qui  avait  rapporté  le  colonel  du  fond  de  l'Allemagne  dans 
un  tonneau  d'esprit-de-vin  ;  et  le  cadavre  de  cette  jeune  fille  pré- 
paré par  M.  Boudet  d'après  le  vœu  même  de  sa  mère.  —  C'est  elle 
encore  pourtant!  Voici  bien  ses  beaux  cheveux,  ses  blanches 
mains,  son  doux  sourire  amoureux  ! 

Je  l'aimais...  Si  jeune  et  si  beau  ! 
0  mes  lèvres,  il  faut  se  taire  : 


M.    GANXAL  291 


Son  nom,  voilà  le  seul  mystère 
Que  j'emporte  dans  mon  tombeau! 

A  dater  de  cette  exposition  sur  les  dalles  de  la  Morgue, 
M.  Gannal  devint  le  héros  des  cimetières  d'alentour.  Il  fut  reconnu, 
sans  conteste,  le  grand  électeur  et  le  grand  protecteur  de  la  mort, 
et  désormais  la  beauté,  la  vertu,  le  génie,  et  le  talent,  et  la 
renommée,  et  la  gloire,  furent  livrés  en  pâture  à  ce  corrupteur  de 
la  mort.  Jamais  homme  ne  se  fit  dans  la  mort  un  rôle  aussi  sérieux 
que  le  sien.  Il  était  devenu  l'admiration  des  fossoyeurs;  il  était 
devenu  l'associé  des  pompes  funèbres;  il  avait  fait  renchérir  le 
prix  du  plomb  et  du  bois  de  cèdre  ;  il  ne  procédait  plus  que  par 
trois  cercueils  pour  un  seul  mortel,  et  déjà  la  ville  de  Paris,  qui 
ne  comptait  pas  sur  des  morts  impérissables,  qui  compte,  au 
contraire,  sur  la  légèreté  de  nos  cendres  et  de  nos  douleurs  pour 
vendre  à  perpétuité,  demain,  les  terrains  qu'elle  a  vendus  à  per- 
pétuité, la  veille,  s'inquiétait  de  cette  longue  suite  de  morts 
immortels  que  lui  apportait  M.  Gannal!  Que  vous  dirai-je?  il 
était  à  la  mode,  il  était  un  héros,  on  parlait  de  lui,  tout  autant 
que  l'on  parle  d'ordinaire  d'un  chanteur,  d'un  comédien,  d'une 
tragédienne,  et  beaucoup  plus  qu'on  ne  parle  d'un  livre  nouveau  ! 
On  a  vu,  parmi  les  célébrités  dont  le  visage  lithographie  attire  à 
coup  sûr  la  curiosité  des  passants,  on  a  vu ,  entre  le  portrait  de 
l'éloquence  et  l'image  de  la  beauté,  la  figure  même  de  M.  Gannal 
qui  se  détachait  en  un  vif  relief  de  ces  poëmes,  de  ces  discours, 
de  ces  sourires,  de  ces  chansons  ! 

Lui  cependant,  impassible  comme  le  destin,  insatiable  comme 
la  mort,  il  s'en  allait  sur  tous  les  seuils  menacés,  flairant  sa  proie 
et  cherchant  quelque  chose  à  dévorer,  pareil  au  lion  rôdeur  de 
nuit  et  de  carrefour.  Hélas!  il  n'était  pas  venu,  que  je  sache,  ta 
une  heure  mauvaise  pour  l'exercice  de  sa  profession.  Il  exerçait 
son  art  à  la  (in  d'une  génération  épuisée  et  qui  se  mourait  sous  le 
poids  des  souvenirs,  des  regrets,  des  terreurs  :  regrets  du  passé, 


292       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

terreurs  de  l'avenir  !  11  mettait  la  main  sur  les  débris  de  tant  d'ar- 
mées, de  tant  d'assemblées,  de  tant  d'académies  et  de  tant  d'aven- 
tures; il  dînait  d'un  vieux  pair  de  Charles  X;  il  soupait  d'un 
vieux  soldat  de  Bonaparte  ;  il  ramassait  dans  sa  boîte  en  plomb 
tout  ce  qui  restait  des  congrès ,  des  chartes,  des  constitutions, 
des  batailles,  des  sciences,  des  gouvernements  et  des  poésies  d'au- 
trefois !  Souvent,  le  même  jour,  il  a  embaumé  des  mêmes  aromates 
le  tyran  et  la  victime,  l'esclave  et  l'homme  libre,  le  républicain  et 
le  royaliste,  le  vaincu  et  le  vainqueur!  Il  a  vu,  de  ses  yeux,  le 
néant  de  nos  gloires  ;  il  a  touché,  de  ses  mains,  la  vanité  de  nos 
grandeurs.  0  misère  de  l'idée  !  ô  duperie  ineffable  de  ces  merveilles  : 
la  volonté,  le  jugement,  le  goût,  la  pensée!  Rien  de  trop  grand, 
rien  de  trop  illustre  en  ce  siècle  pour  M.  Gannal.  La  majesté  même 
se  courbait  devant  lui  !  M.  de  Talleyrand  lui  a  échappé;  il  a  tenu 
M.  de  Chateaubriand  entre  ses  deux  genoux,  pareils  à  deux  étaux. 
et  dans  ces  artères  vides  il  a  glissé  sa  liqueur  corrosive.  Il  a  man- 
qué M.  Cuvier,  qui  lui  eût  été  un  magnifique  prospectus  ;  en 
revanche,  il  a  fait  ce  qu'il  a  voulu  de  cette  tête  carrée,  une  tête- 
phénomène,  M.  de  Balzac  ;  et,  comme  il  était  en  train  de  l'apprêter 
à  son  usage,  il  se  racontait  tout  bas  les  merveilles  de  ce  cerveau 
qui  a  produit  un  monde  inachevé,  un  monde  impuissant,  une  foule 
inerte  de  personnages  qui  ont  gardé  les  apparences  de  la  vie.  Il 
aimait  ce  Balzac  justement  parce  que  sa  Comédie  humaine  repose 
sur  des  apparences;  ombres  chinoises  qui  s'agitent  dans  le  vide  et 
qui  laissent  après  elles  on  ne  sait  quelle  idée  de  quelque  chose  qui 
n'a  pas  vécu  tout  à  fait. 

Au  reste,  il  aimait  à  traiter  l'imagination  à  sa  mode  ;  il  n'était 
tout  à  fait  à  l'aise  qu'avec  les  penseurs  ;  il  en  triomphait  avec  un 
orgueil  incroyable  ,  il  les  regardait  comme  sa  chose  absolue  avec 
le  droit  d'user  et  d'abuser.  Ces  pauvres  royautés  de  l'esprit,  quand 
elles  sont  mortes,  qui  s'en  inquiète?  Elles  sont  bien  seules  alors, 
elles  sont  bien  nues,  elles  sont  complètement  dépouillées  de  leur 
prestige  ;  elles  obéissent  tant  qu'on  veut  aux  lavages,  aux  vernis 


M.    GANNAL  293 

gras,  au  brou  (Je  noix,  à  la  copale,  à  la  laque  carminée,  à  l'huile  de 
noix,  à  l'huile  de  lin,  aux  injections  réplétives ,  aux  injections 
antiseptiques  ;  elles  sourient  ou  elles  pleurent  au  gré  de  l'opéra- 
teur; c'est  lui  qui  leur  impose  leur  attitude  suprême,  et,  dans 
cette  attitude  de  son  caprice,  elles  se  réveilleront  le  jour  de  la 
trompette  qui  doit  se  faire  entendre  aux  quatre  vents  du  ciel  ! 
D'ailleurs,  c'est  sitôt  fait  un  artiste  à  embaumer,  et  l'on  y  regarde 
si  peu  d'ordinaire!  Frédéric  Soulié,  mademoiselle  Mars,  quelle 
aubaine  ce  fut  là  pour  M.  Gannal!  Celui-ci  emportait  des  drames 
sans  fin,  celle-là  une  jeunesse  éternelle,  et,  de  l'un  et  de  l'autre, 
hormis  quelques  souvenirs,  rien  ne  devait  rester  plus  tard.  «  Et 
c'est  moi  qui  les  sauve!  se  disait  Gannal.  Et  si  mon  romancier 
survit  à  ces  œuvres  effacées  par  d'autres  machines  qui  surgiront 
sur  les  débris  de  ses  premières  inventions ,  et  si  ma  comédienne 
échappe  à  l'oubli  qui  se  pose  nécessairement  sur  les  tombes  de  ces 
illustres  représentants  des  passions  et  des  vices  de  l'humanité  in- 
corrigible, eh  bien,  ce  sera  grâce  encore  à  ce  pauvre  Gannal,  le 
continuateur  des  gloires  qui  ne  sont  plus.  »  Tels  étaient  ses  raison- 
nements. Voilà  pourquoi  il  eût  donné  dix  grandes-duchesses  pour 
le  cadavre  de  mademoiselle  Mars,  et  bon  nombre  de  petits  princes 
du  Rhin  allemand  pour  les  restes  de  Frédéric  Soulié,  l'auteur  des 
Deux  Cadavres!  Avec  ces  gens-là,  du  reste,  on  opère  seul,  on  est. 
son  maître  :  pas  de  témoin  qui  vous  gêne,  pas  de  médecin  par 
quartier,  pas  de  capitaine  des  gardes  qui  tienne  la  tête  du  patient, 
et  pas  de  gentilhomme  de  la  chambre  à  genoux  aux  pieds  du  mort  ; 
ni  chirurgiens,  ni  gardes  du  corps,  ni  dames  d'honneur,  ni  premier 
aumônier,  ni  second  aumônier,  et  pas  d'étiquette  qui  vous  gêne. 
On  fait  ce  qu'on  veut  de  son  mort  :  on  le  peigne,  on  l'habille,  on 
le  tourne,  on  le  frictionne,  on  met  du  fard  à  sa  joue  et  du  carmin 
à  sa  lèvre,  on  le  traite  avec  moins  de  sans-façon  et  de  sans-gêne 
que  les  sénateurs  de  l'Empire  n'étaient  traités  par  M.  Bondet,  leur 
embaumeur  ordinaire  ! . . . 
Telles  étaient  les  joies  de  M.  Gannal,  tels  étaient  ses  triomphes 


294       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

0  mort  !  pendant  ce  temps,  où  étaient  tes  victoires?  et  que  tu 
devais  mépriser  cet  aiguillon  avec  lequel  tu  pousses  au  tombeau 
les  générations  obéissantes!  Gannal  traitait  la  mort  comme  ce 
héros  dans  Homère  :  «  Il  le  prit  par  un  pied  et  le  précipita  du 
temple!  »  Elle  n'avait  plus  d'autre  grand  prêtre  que  Gannal,  et 
c'est  pour  le  coup  qu'il  était  juste  et  vrai  de  l'appeler  la  camarde, 
bien  qu'il  lui  fît  si  souvent,  comme  on  dit,  un  pied  de  nez  ! 

«  Pesez-moi  les  cendres  d'Annibal,  et  voyez  ce  que  ça  pèse,  un 
héros  !  »  s'écrie  en  ses  mépris  le  terrible  Juvénal  !  Ainsi  Gannal 
savait  le  poids  de  toutes  les  grandeurs  et  ce  que  ça  pèse,  une  gloire  ! 
Cependant  il  n'oubliait  aucune  de  ses  promesses,  et,  du  sein  de 
ses  triomphes,  au  chevet  de  chacun  de  nous,  on  le  voyait  accourir, 
aussitôt  que  la  mort  était  venue.  Il  avait  l'instinct,  il  avait  la 
divination  de  l'agonie  !  Il  entendait  le  bruit  que  fait  le  ver  flairant 
un  cadavre  !  Il  savait,  à  coup  sûr,  de  tant  de  malades,  qui  se  mou- 
rait en  ce  moment,  qui  était  mort  il  y  a  une  heure  !  Il  n'oubliait 
personne,  et,  pour  qu'il  ne  l'oubliât  pas,  il  avait  l'habitude  abo- 
minable d'envoyer  sa  carte  à  tout  le  monde ,  et  à  tout  propos  ! 
Le  nouveau  marié,  parmi  les  félicitations  de  la  première  lune  de 
miel,  recevait  cette  carte  d'embaumeur  :  Gannal  !  La  jeune  fian- 
cée, en  ses  moments  de  fête  suprême  et  de  splendeurs,  lisait,  sur 
le  colfret  de  ses  bijoux  et  de  ses  dentelles  :  Gannal  !  Le  capitaine 
à  son  retour  :  Gannal!  Le  poëte  au  milieu  de  ces  grands  bruits 
d'une  heure  que  fait  la  poésie ,  en  ces  temps  difficiles  :  Gannal  ! 
Et  chacun,  retrouvant  cette  carte  funèbre,  ce  nom  sans  prénom 
et  sans  adresse,  au  milieu  de  ces  morceaux  de  carton  à  l'usage 
des  visites ,  cartes  armoriées  d'où  s'exhalent ,  à  travers  tant  de 
vœux  et  de  louanges,  les  charmantes  odeurs  de  ces  beaux  noms  de 
la  tmite-puissance,  de  la  beauté,  de  la  fortune  et  de  l'amour,  se 
murmurait  tout  bas,  à  part  soi  :  «  Gannal!  Gannal  !  qu'est-ce 
que  cela,  Gannal?  Gannal  de  qui0  Gannal  de  quoi?  »  Ce  nom-là 
était  la  note  funèbre  au  milieu  des  notes  joyeuses;  la  dissonance 
dans  le  concert  de  la  sérénade  d'été  ;  la  menace  au  plus  fnrt  dr 


M.    GANNAL  295 

l'espérance;  la  cendre  aux  plus  frais  contours  ;  l'amertume  aux 
lèvres  empourprées  ;  la  scabieuse  parmi  les  roses  ;  la  première 
ride  aux  jeunes  visages;  le  premier  cheveu  blanc  sur  les  tètes 
bouclées  !  Gannal  !  11  jetait  sa  carte  au  milieu  de  vos  joies,  comme 
fait  l'enfant  un  caillou  dans  une  eau  endormie  ;  il  jetait  sa  carte, 
et  il  n'exigeait  pas  que  vous  lui  apportassiez  la  vôtre  en  échange; 
il  était  sûr  que,  tôt  ou  tard,  on  le  ferait  appeler  en  votre  nom,  qu'il 
vous  tiendrait  tête  à  tête  un  jour  ou  l'autre,  et  que  vous  empor- 
teriez sa  carte  chez  les  morts  !  Dans  mille  ans  d'ici ,  voyez-vous 
l'étonnement  des  neveux,  quand,  dans  ces  tombes  ouvertes,  ils 
retrouveront  le  nom  unique  de  Gannal  ! 

Brave  homme!  il  nous  avait  promis,  il  s'était  promis  ta  lui- 
même  de  nous  embaumer  tous  les  cinq  ;  il  a  tenu ,  autant  qu'il 
était  en  lui,  toutes  ses  promesses.  Le  premier  de  tous  a  succombé 
Edouard  Boitard,  jeune  homme  d'un  si  beau  génie;  il  est  mort 
en  vingt-quatre  heures,  à  la  fleur  de  l'âge,  laissant  à  l'École  de 
droit,  dont  il  était  le  maître ,  un  nom  qu'elle  pleurera  toujours. 
Il  mourut,  celui-là,  écrasé  par  l'étude  et  le  travail  !  Chaudesaigues 
le  poëte ,  enfant  des  muses  faciles  et  des  rêveries  complaisantes, 
il  est  mort  accablé  par  l'oisiveté  et  le  plaisir  !  Son  cœur  s'est  brisé 
au  milieu  des  folles  joies,  et  nous  l'avons  porté  au  cimetière, 
embaumé  par  Gannal.  Le  troisième  et  le  plus  vivant  de  tous, 
homme  d'étude  et  de  loisir ,  et  qui  prenait  à  son  aise  un  peu  de 
toutes  ces  belles  et  bonnes  choses,  l'étude  et  l'amour,  le  style  et 
l'amitié,  Théodose  Burette,  il  est  mort,  et  le  grand  cm  paille  m  de 
France  ne  manqua  pas  de  se  trouver  à  ce  rendez-vous  funèbre  ! 
11  disait  même,  à  demi  content  et  triste  à  demi,  qu'il  avait  fait  do 
Théodose  un  chef-d'œuvre  !  Enfin,  celui  de  nous  tous  qui  semblait 
réservé  à  la  plus  longue  vie,  fils  aîné  de  la  grammaire  de  Burnouf, 
un  brave  cœur,  un  honnête  esprit ,  un  ambitieux  de  l'université 
de  France,  un  scholar  embaumé  de  latin,  farci  de  grec,  tout  im- 
prégné de  ces  poussières  conservatrices,  el  qui  respirait  à  pleins 
poumons  dans  sa  chaire  latine  et  grecque  le  scordium  de  Lucien 


296       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

et  Xhijpericon  de  Virgile,  Destainville...,  il  est  mort  !  Et  vous  ju- 
gez, me  voyant  seul,  de  ces  quatre  amis  qui  se  portaient  si  bien, 
comme  je  devais  être  inquiet,  me  souvenant  de  Gannal  et  de  ses 
promesses  inévitables.  Fatal  oracle  d'Epidaure ,  tu  l'as  dit  !... 

Heureusement  qu'il  est  mort;  et,  comme  sa  carte  ne  pouvait 
plus  lui  servir  à  rien,  il  ne  l'a  envoyée  à  personne.  Il  est  mort, 
c'est  la  seule  chose  qu'il  ait  faite  sans  prospectus  et  sans  réclame. 
Aussi  jugez  de  mon  épouvante,  cette  nuit,  à  l'heure  où  tout  dort, 
comme  j'allais  faire  l'autopsie  du  chef-d'œuvre  de  la  semaine  au 
Théâtre-Français,  intitulé  le  Pour  et  le  Contre,  quand  j'ai  senti 
s'exhaler,  non  loin  de  ma  table  de  dissection,  cette  odeur  particu- 
lièrement horrible  qui  s'exhale  du  cadavre  embaumé.  D'abord,  j'es- 
sayai de  n'y  point  faire  attention,  et  de  tendre  à  tout  prix  mon 
esprit  sur  la  comédie  nouvelle  ;  mais  un  profond  soupir ,  poussé 
derrière  moi,  me  força  de  lever  les  yeux;  je  tournai  la  tête,  et, 
dans  mon  grand  fauteuil,  adossé  à  ce  monument  funèbre  qu'on 
appelle  l'Odéon,  je  vis...  C'était  lui,  M.  Gannal!  Il  me  regardait 
de  ces  yeux  verts  qui,  d'un  coup,  tombaient  sur  la  carotide  gauche, 
et  il  déposait  en  silence,  sur  une  table  balayée,  la  série  infernale 
de  ses  drogues,  de  ses  fioles,  de  ses  étoupes,  de  ses  onguents. 
Quant  à  moi,  je  le  laissais  faire;  il  me  semblait  qu'il  était  impos- 
sible de  l'arrêter. 

Lorsqu'il  eut  tout  disposé  pour  son  œuvre,  et  sa  trousse  ouverte, 
il  flaira  ses  flacons,  ses  poudres  et  ses  drogues  avec  un  sourire 
qui  témoignait  qu'il  en  était  content  ;  puis,  relevant  jusqu'aux 
poignets  les  manches  de  son  habit  noir,  —  un  fantôme,  cet  habit  ! 
l'ombre  d'une  ombre  :  «  Comment  vous  portez-vous?  »  me  dit-il 
de  cette  voix  qui  vient  des  ténèbres  et  des  abîmes  !  une  voix  sans 
souffle!  On  a  le  frisson  malgré  soi  à  entendre  ces  interrogations 
•lu  l'autre  monde,  et,  pour  que  l'on  y  réponde,  il  faut  que  l'amour- 
propre  soit  bien  fort. 

«  Moi?  lui  dis-je  en  hésitant.  Mais  je  me  porte...  je  me  porte 
comme  un  Turc!  En  ètes-vous  fâché,  et  cela  vous  déplaît-il,  par 


M.    GANNAL  297 


hasard?  »  Il  ne  dit  rien;  il  se  pencha  un  peu  vers  moi,  cherchant, 
à  ce  qu'il  me  sembla,  à  découvrir  la  couleur  de  mes  yeux  ;  ce  qui 
est  une  chose  que  personne  encore  n'a  pu  savoir.  Toujours  est-il 
qu'avec  une  rapidité  de  mouvement  inconcevable,  il  se  mit  à  cher- 
cher, dans  un  tas  d'yeux  qu'il  répandit  devant  lui,  une  paire  qui 
pût  me  convenir. 

Ah!  l'horrible  chose,  cette  façon  d'agiter  tous  ces  yeux,  qui 
vous  répondent  avec  des  reproches,  avec  des  murmures,  avec  des 
larmes!  Des  yeux  flamboyants,  amoureux,  mélancoliques,  éteints, 
furieux,  tendres,  empressés,  naturels,  jouant  la  comédie  et  jouant 
le  drame;  des  yeux  glauques,  bleus,  verts,  jaunes  ;  des  yeux...  11 
en  avait  de  toutes  les  façons  dans  ses  poches,  et  en  tirait  par  poi- 
gnées ;  et  tous  ces  yeux  ouverts  semblaient  me  regarder,  me  mena- 
cer, me  provoquer,  m'appeler,  me  conjurer!  Ça  parle,  un  œil;  ça 
crie  et  ça  se  plaint  en  son  patois  ! 

Il  cherchait,  il  cherchait  ;  il  triait,  il  triait.  Je  suivais  tous  ces 
yeux  de  mes  yeux  effrayés.  A  la  fin,  il  rencontra  deux  tout  petits 
yeux  de  chat  d'un  gris  cendré  tirant  sur  le  vert  ;  il  mit  un  peu  de 
salive  au  bout  de  son  doigt,  et,  portant  cet  œil  de  verre  à  son  œil 
vairon  :  «  Voilà,  dit-il,  notre  affaire,  ou  peu  s'en  faut.  Allons, 
hâtez-vous ,  que  j'en  finisse  !  Je  veux  me  surpasser  cette  fois,  et 
que  notre  ami  Théodose  en  crève  de  jalousie  !  »  Alors,  le  voilà  qui 
se  lève  et  qui  va  pour  me  saisir...  En  ce  moment,  Dieu  soit  loué  ! 
le  coq  chanta,  et  le  fantôme  s'arrêta  net  à  ces  sons  formidables 
qui  appellent  le  jour. 

Il  fit  un  geste  de  dépit;  il  remit  dans  ses  grandes  sacoches  ses 
onguents  et  sa  myrrhe  ;  il  emporta  tous  ces  yeux  qui  flamboyaient. 
«  Adieu!  dit-il.  Nous  n'avons  plus  assez  de  temps  cette  nuit;  ce 
sera  pour  une  autre  fois,  je  l'espère. . .  Adieu  !  —  Ne  vous  gênez  pas, 
lui  dis-je  un  peu  rassuré,  et  ne  vous  bâtez  pas;  j'attendais.  Cepen- 
dant, rendez-moi  un  service  :  embaumez  à  ma  place  la  nouvelle 
comédie  du  Théâtre-Français,  que  j'étais  tout  à  l'heure  en  train  de 
disséquer,  et  dites-moi  comment  je  puis  embaumer  mademoiselle 


298       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Brolian.  —  Celle  qui  rit,  me  dit-il  avec  un  sourire,  la  gaie  et, 
l'accorte  Brohan,  que  j'allais  applaudir  de  mon  vivant,  pour  me 
reposer  de  mes  fantômes?  Rien  n'est  plus  facile;  écoute-moi.  Tu 
prends,  comme  cela,  par  les  deux  ailes,  cette  chose  diaprée  et 
riante,  puis  tu  la  cloues  à  une  épingle  d'or,  et  tu  la  fixes  enfin 
dans  un  cadre...  Un  brin  de  muguet  suffit  à  la  conserver  dans  tout 
l'éclat  de  ses  belles  couleurs!  Quant  à  la  comédie,  c'est  fait...  » 
Véritablement,  il  enveloppa  le  Pour  et  le  Contre  dans  une  che- 
mise en  papier  sur  laquelle  était  écrit  :  le  Roman  d'une  heure. 
«  Au  revoir!  me  dit-il.  —  Au  revoir,  et  merci,  maître!  » 
Le  jour  pointait.  Gannal  s'évanouit  dans  la  vapeur  descendante. 
J'ai  un  bon  moyen  de  l'empêcher  de  revenir  :  je  vais  acheter  et 
clouer  sur  ma  muraille  un  portrait  du  docteur  Suquet,  son  rival 
abhorré  ! 


GÉEAKD     DE     N  E  B  A"  A  L 


1841  i 


Ceux  qui  l'ont  connu  pourraient  dire  au  besoin  toute  la  grâce  et 
toute  l'innocence  de  ce  gentil  esprit,  qui  tenait  si  bien  sa  place 
parmi  les  beaux  esprits  contemporains.  Il  avait  à  peine  trente  ans, 
et  il  s'était  fait,  en  grand  silence,  une  renommée  honnête  et  loyale, 
qui  ne  pouvait  que  grandir.  C'était  tout  simplement,  mais  dans  la 
plus  loyale  acception  de  ce  mot-Là  :  la  poésie,  un  poëte,  un  rêveur, 
un  de  ces  jeunes  gens  sans  fiel,  sans  ambition,  sans  envie,  à  qui 
pas  un  bourgeois  ne  voudrai I  donner  on  mariage  même  sa  fille 


GÉRARD    DE   NERVAL  299 


borgne  et  bossue;  en  le  voyant  passer,  le  nez  au  vent,  le  sourire  sur 
la  lèvre,  l'imagination  éveillée,  l'œil  à  demi  fermé,  l'homme  sage, 
ce  qu'on  appelle  des  hommes  sages,  se  dit  à  lui-même  :  «  Quel 
bonheur  que  je  ne  sois  pas  fait  ainsi  !  »  Vous  auriez  mis  celui-là  au 
milieu  d'une  élection  quelconque,  que  pas  un  électeur  ne  lui  eût 
donné  sa  voix  pour  en  faire  le  troisième  adjoint  à  M.  le  maire  ; 
dans  la  garde  nationale,  tout  ce  qu'il  eût  pu  jamais  espérer,  c'eût 
été  d'être  nommé  caporal  par  dérision  et  avec  le  consentement  de 
son  épicier,  de  son  bottier  ou  de  son  marchand  de  bois.  Mais  de- 
tous  les  honneurs  de  ce  monde  il  ne  s'inquiétait  guère,  le  pauvre 
enfant  ! 

Il  vivait  au  jour  le  jour,  acceptant  avec  reconnaissance,  avec 
amour,  chacune  des  belles  heures  de  la  jeunesse,  tombées  du  sein 
de  Dieu.  Il  avait  été  riche  un  instant;  mais,  par  goût,  par  passion, 
par  instinct,  il  n'avait  pas  cessé  de  mener  la  vie  des  plus  pauvres 
diables.  Seulement,  il  avait  obéi  plus  que  jamais  au  caprice,  à  la 
fantaisie,  à  ce  merveilleux  vagabondage  dont  ceux-là  qui  l'ignorent 
disent  tant  de  mal.  Au  lieu  d'acheter  avec  son  argent  de  la  terre, 
une  maison,  un  impôt  à  payer,  des  droits  et  des  devoirs,  des 
soucis,  des  peines  et  l'estime  de  ses  voisins  les  électeurs,  il  avait 
acheté  des  morceaux  de  toiles  peintes,  des  fragments  de  bois 
vermoulu,  toutes  sortes  de  souvenirs  des  temps  passés,  un  grand 
lit  de  chêne  sculpté  de  haut  en  bas;  mais,  le  lit  acheté  et  payé,  il 
n'avait  plus  eu  assez  d'argent  pour  acheter  de  quoi  le  garnir,  et  il 
s'était  couché,  non  pas  dans  son  lit,  mais  à  côté  de  son  lit,  sur 
un  matelas  d'emprunt.  Après  quoi,  toute  sa  fortune  s'en  était  allée 
pièce  à  pièce,  comme  s'en  allait  son  esprit,  causerie  par  causerie, 
bons  mots  par  bons  mots;  mais  une  causerie  innocente,  mais  des 
bons  mots  sans  malice  et  qui  ne  blessaient  personne.  11  se  réveillait 
en  causant  le  matin,  comme  l'oiseau  se  réveille  en  chantant,  et  en 
voilà  pour  jusqu'au  soir.  Chante  donc,  pauvre  oiseau  sur  la  branche; 
chante  et  ne  songe  pas  à  l'hiver;  laisse  Les  soucis  de  l'hiver  à  la 
fourmi  qui  rampe  à  tes  |»icils 


300       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Il  serait  impossible  d'expliquer  comment  cet  enfant — car,  atout 
prendre,  c'était  un  enfant  —  savait  tant  de  choses  sans  avoir  rien 
étudié,  sinon  au  hasard,  par  les  temps  pluvieux,  quand  il  était 
seul,  l'hiver,  au  coin  du  feu.  Toujours  est-il  qu'il  était  très-versé 
dans  les  sciences  littéraires.  Il  avait  deviné  l'antiquité,  pour  ainsi 
dire,  et  jamais  il  ne  s'est  permis  de  blasphème  contre  les  vieux 
dieux  du  vieil  Olympe  ;  au  contraire,  il  les  glorifiait  en  mainte 
circonstance,  les  reconnaissant  tout  haut  pour  les  vrais  dieux,  et 
disant  son  meâ  culpâ  de  toutes  ses  hérésies  poétiques.  Car,  en 
même  temps  qu'il  célébrait  Homère  et  Virgile,  comme  on  raconte 
ses  visions  dans  la  nuit,  comme  on  raconte  un  beau  songe  d'été, 
il  allait  tout  droit  à  Shakspcare,à  Gœthe  surtout,  si  bien  qu'un 
beau  matin,  en  se  frottant  les  yeux,  il  découvrit  qu'il  savait  la 
langue  allemande  dans  tous  ses  mystères,  et  qu'il  lisait  couram- 
ment le  drame  du  docteur  Faust.  Vous  jugez  de  son  étonnement 
et  du  nôtre.  Il  s'était  couché  la  veille  presque  Athénien,  il  se  rele- 
vait le  lendemain  un  Allemand  de  la  vieille  roche.  Il  acceptait 
non-seulement  le  premier,  mais  encore  le  second  Faust;  et  cepen- 
dant, nous  autres,  nous  lui  disions  que  c'était  bien  assez  du 
premier.  Bien  plus,  il  a  traduit  les  deux  Faust,  il  les  a  commentés, 
et  si  bien,  que  Gœthe  lui  écrivait  de  sa  main  :  «  Vous  seul  m'avez 
compris  et  traduit  sans  me  trahir.  »  Souvent  il  s'arrêtait  en  pleine 
campagne,  prêtant  l'oreille,  et,  dans  ces  lointains  lumineux  que, 
lui  seul,  il  pouvait  découvrir,  vous  eussiez  dit  qu'il  allait  dominer 
tous  les  bruits,  tous  les  murmures,  toutes  les  imprécations,  toutes 
les  prières,  venus  à  travers  les  bouillonnements  du  fleuve,  de 
l'autre  côté  du  Rhin. 

Si  jeune  encore,  comme  vous  voyez,  il  avait  eu  toutes  les  fan- 
taisies, il  avait  obéi  à  tous  les  caprices.  Vous  lui  pouviez  appliquer 
toutes  les  douces  et  folles  histoires  qui  se  passent ,  dit-on  ,  dans 
l'atelier  et  dans  la  mansarde ,  tous  les  joyeux  petits  drames  du 
grenier  où  l'on  est  si  bien  à  vingt  ans,  et  encore  c'eût  été  vous 
tenir  en  deçà  de  la  vérité.  Pas  un  jeune  homme,  plus  que  lui,  n'a 


GERARD    DE    NERVAL  301 


été  facile  à  se  lier  avec  ce  qui  était  jeune  et  beau  et  poétique  ; 
l'amitié  lui  poussait  comme  à  d'autres  l'amour,  par  folles  bouffées  ; 
il  s'enivrait  du  génie  de  ses  amis  comme  on  s'enivre  de  la  beauté 
de  sa  maîtresse!  Silence!  ne  l'interrogez  pas!  où  va-t-il?  Dieu  le 
sait!  à  quoi  rêve-t-il?  que  veut-il?  quelle  est  la  grande  idée  qui 
l'occupe  à  cette  heure?  Respectez  sa  méditation,  je  vous  prie;  il 
est  tout  occupé  du  roman  ou  du  poëme  et  des  rêves  de  ses  amis  de 
la  veille.  11  arrange  dans  sa  tête  ces  turbulentes  amours;  il  dis- 
pose tous  ces  événements  amoncelés;  il  donne  à  chacun  son  rêve, 
son  langage,  sa  joie  ou  sa  douleur.  —  Telles  étaient  les  grandes 
occupations  de  sa  vie  :  il  se  passionnait  pour  les  livres  d'autrui 
bien  plus  que  pour  ses  propres  livres;  quoi  qu'il  fît,  il  était  tout 
prêt  à  tout  quitter  pour  vous  suivre,  a  Tu  as  une  fantaisie,  je  vais 
me  promener  avec  elle,  bras  dessus  bras  dessous,  pendant  que  tu 
resteras  à  la  maison,  à  te  réjouir.  »  Et,  quand  il  avait  bien  promené 
votre  poésie,  ça  et  là,  dans  les  sentiers  que,  lui  seul,  il  connaissait, 
au  bout  de  huit  jours,  il  vous  la  ramenait  calme,  reposée,  la  tête 
couronnée  de  fleurs,  le  cœur  bien  épris,  les  pieds  lavés  dans  la  rosée 
du  matin,  la  joue  animée  au  soleil  de  midi.  Ceci  fait,  il  revenait 
tranquillement  à  sa  propre  fantaisie,  qu'il  avait  abandonnée,  sans 
trop  de  façon,  sur  le  bord  du  chemin.  Cher  et  doux  bohémien  de  la 
prose  et  des  vers!  admirable  vagabond  dans  le  royaume  de  la 
poésie  !  braconnier  sur  les  terres  d'autrui,  mais  il  abandonnait  à  qui 
les  voulait  prendre  les  beaux  faisans  dorés  qu'il  avait  tués  ! 

Il  avait  toujours  besoin  de  suivre  quelqu'un.  Il  se  donnait  vo- 
lontiers au  premier  venu  qui  le  voulait  emmener  en  laisse;  seule- 
ment, au  premier  sentier  qui  lui  plaisait,  il  vous  plantait  là,  la 
laisse  à  la  main.  C'est  ainsi  qu'un  jour  il  suivit  dans  un  de  ses 
voyages  un  des  gros  bonnets  de  la  littérature,  un  homme  bien  posé, 
avec  signature  ayant  cours  à  la  bourse  littéraire;  le  gros  bonnet 
allait  naturellement  à  cheval  ou  en  voilure,  attirant  toute  l'attention 
et  tout  le  sourire  des  belles  dames  du  chemin,  pendant  que  notre 
épagneul  allait  à  pied,  gravissant  les  montagnes  au  pas  de  course. 


302       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Nul  ne  remarquait  l'épagneul,  ni  son  petit  jappement  plein  de 
gaieté,  ni  son  bel  œil  fin  et  railleur,  ni  sa  légèreté  de  chamois.  Eh 
bien ,  quand  chacun  fut  de  retour  de  ce  voyage,  l'épagneul  avant 
le  maître,  qui  était  resté  à  se  faire  applaudir  dans  un  des  treize 
cantons,  l'épagneul  se  mit  à  japper  gaiement  ce  qu'il  avait  vu  et 
entendu  dans  son  voyage;  or,  il  avait  tout  vu,  tout  entendu,  tout 
admiré;  il  savait  sa  route  par  cœur;  il  avait  retrouvé  dans  ces 
frais  sentiers  les  fumées  légères  de  tous  les  amours.  Tout  cela  fut 
raconté  en  vingt-cinq  ou  trente  pages  ravissantes  ;  et,  lorsque  enfin 
revint  à  son  tour  le  gros  bonnet,  tout  rempli  de  gros  volumes,  il  se 
trouva  que  l'épagneul  avait  tout  dit. 

Une  autre  fois,  il  voulut  voir  l'Allemagne,  qui  a  toujours  été  son 
grand  rêve.  Il  proposa  à  je  ne  sais  plus  quel  ministre  intelligent  (il 
y  en  a)  d'aller  à  Vienne  pour  y  faire  des  découvertes.  Quelles  dé- 
couvertes? Le  ministre  n'en  savait  rien,  ni  lui  non  plus.  Mais  enfin, 
à  coup  sûr,  en  cherchant  bien,  on  devait  trouver  quelque  chose. 
—  Et  puis  il  demandait- si  peu!  Bon.  Il  part;  il  arrive  à  Vienne 
par  un  beau  jour  pour  la  science  :  par  le  carnaval  officiel  et  gigan- 
tesque qui  se  fait  là-bas.  Lui,  alors,  fut  tout  étonné  et  tout  émer- 
veillé de  sa  découverte.  Quoi  !  une  ville  en  Europe  où  Ton  danse 
toute  la  nuit,  où  Ton  boit  tout  le  jour,  où  Ton  fume  le  reste  du 
temps  de  l'excellent  tabac.  Quoi!  une  ville  que  rien  n'agite,  ni  les 
regrets  du  passé,  ni  l'ambition  du  jour  présent,  ni  les  inquiétudes 
du  lendemain  !  une  ville  où  les  femmes  sont  belles  sans  art,  où  les 
philosophes  parlent  comme  des  poètes,  où  les  poëtes  pensent  comme 
des  philosophes,  où  personne  n'est  insulté,  pas  même  l'empereur, 
où  chacun  se  découvre  devant  la  gloire,  où  rien  n'est  bruyant, 
excepté  la  joie  et  le  bonheur!  Voilà  une  merveilleuse  découverte. 
Notre  ami  ne  chercha  pas  autre  chose.  Il  disait  que  son  voyage  avait 
assez  rapporté.  Son  enthousiasme  fut  si  grand  et  si  calme,  qu'il  en 
fut  parlé  à  M.  de  Metternich.  M.  de  Metternich  voulut  le  voir  et  le 
fit  inviter  à  sa  maison  pour  tel  jour.  Il  répondit  à  l'envoyé  de  Son 
Altesse  qu'il  était  bien  fâché,  mais  que  justement,  ce  jour-là,  il 


GÉRARD   DE   NERVAL  303 


allait  entendre  Strauss,  qui  jouait  avec  tout  son  orchestre  une 
valse  formidable  de  Liszt,  et  que,  le  lendemain,  il  devait  se  trouver 
au  concert  de  madame  Plcyel ,  qu'il  devait  conduire  lui-même  au 
piano,  mais  que,  le  surlendemain,  il  serait  toutrentier  aux  ordres  de 
Son  Altesse.  En  conséquence,  il  ne  fut  qu'au  bout  d'un  mois  chez  le 
prince.  Il  entra  doucement,  sans  se  faire  annoncer  ;  il  se  plaça  dans 
un  angle  obscur,  regardant  toutes  choses  et  surtout  les  belles 
dames  ;  il  prêta  l'oreille  sans  mot  dire  à  l'élégante  et  spirituelle 
conversation  qui  se  faisait  autour  de  lui  ;  il  n'eut  de  contradiction 
pour  personne  ;  —  il  ne  se  vanta  ni  des  chevaux  qu'il  n'avait  pas, 

—  ni  de  ses  maisons  imaginaires,  —  ni  de  son  blason,  —  ni  de 
ses  amitiés  illustres;  —  il  se  donna  bien  garde  de  mal  parler  des 
quelques  hommes  d'élite  dont  la  France  s'honore  encore  à  bon  droit. 

—  Bref,  il  en  dit  si  peu  et  il  écouta  si  bien,  que  M.  de  Metternich 
demandait  à  la  fin  de  la  soirée  quel  était  ce  jeune  homme  blond, 
bien  élevé,  si  calme,  au  sourire  si  intelligent  et  si  bienveillant  h  la 
fois,  et,  quand  on  lui  eût  répondu  :  «  C'est  un  homme  de  lettres 
français,  monseigneur!  »  M.  de  Metternich  ne  pouvait  pas  assez 
s'étonner  qu'un  écrivain  français  eût  si  bien  su  se  taire  et  se 
cacher. 

Il  serait  resté  à  Vienne  toute  sa  vie  peut-être  ;  mais  le  ministère 
changea  ;  notre  envoyé  littéraire  fut  rappelé,  et  il  revint  de  l'Alle- 
magne en  donnant  toutes  sortes  de  louanges  à  cette  vie  paisible, 
studieuse  et  cependant  enthousiaste  et  amoureuse,  qu'il  avait  par- 
tagée. 

C'est  de  ce  voyage  que  résulta  un  drame,  un  beau  drame  sérieux, 
solennel,  Léo  Burckart.  Oui,  tout  en  souriant  à  son  aise,  tout 
en  vagabondant  selon  sa  coutume,  et  sans  quitter  les  frais  sentiers 
non  frayés  qu'il  savait  découvrir,  même  au  milieu  des  turbu- 
lences contemporaines,  il  vint  à  bout  de  ce  drame.  Rien  ne 
lui  coula  pour  arriver  à  son  but  solennel.  Il  avait  disposé  sa  fable 
d'une  main  ferme,  il  avait  écrit  sou  dialogue  d'un  style  éloquent  et 
passionné;  il  n'avait  reculé  devant  pas  un  des  mystères  (\u  carbo- 


30i       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

narisme  allemand;  seulement,  il  les  avait  expliqués  et  commentés 
avec  sa  bienveillance  accoutumée.  Voilà  son  drame  tout  fait. 
Alors  il  se  met  à  le  lire,  il  se  met  à  pleurer,  il  se  met  à  trembler, 
tout  comme  fera  le  parterre  plus  tard.  Il  se  passionne  pour  l'hé- 
roïne, qu'il  a  faite  si  belle  et  si  touchante;  il  prend  en  main  la 
défense  de  son  jeune  homme,  condamné  à  l'assassinat  par  le  fana- 
tisme ;  il  prête  l'oreille  au  fond  de  toutes  ces  émotions  souterraines 
pour  savoir  s'il  n'entendra  pas  retentir  quelques  accents  égarés  de 
la  muse  belliqueuse  de  Kœrner.  Si  bien  qu'il  recula  le  premier 
devant  son  œuvre.  Une  fois  achevée,  il  la  laissa  là  parmi  ses 
vieilles  lames  ébréehées,  ses  vieux  fauteuils  sans  dossier,  ses 
vieilles  tables  boiteuses,  tous  ces  vieux  lambeaux  entassés  çà  et  là 
avec  tant  d'amour,  et  que  déjà  recouvrait  l'araignée  de  son  trans- 
parent et  frôle  linceul.  Ce  ne  fut  qu'à  force  de  sollicitations  et  de 
prières,  que  le  théâtre  pût  obtenir  ce  drame  de  Léo  Burckart. 
Il  ne  voulait  pas  qu'on  le  jouât;  il  disait  que  cela  lui  brisait  le 
cœur  de  voir  les  enfants  de  sa  création  exposés  sur  un  théâtre,  et 
il  se  lamentait  sur  la  perte  de  l'idéal.  «  De  l'huile,  disait-il,  pour 
remplacer  le  soleil!  Des  paravents,  pour  remplacer  la  verdure;  la 
première  venue  qui  usurpe  le  nom  de  ma  chaste  jeune  fille,  et  pour 
mon  héros  un  grand  gaillard  en  chapeau  gris  qu'il  faut  aller  cher- 
cher à  l'estaminet  voisin!  »  Bref,  toutes  les  peines  que  se  donnent 
les  inventeurs  ordinaires  pour  mettre  leurs  inventions  au  grand 
jour,  il  se  les  donnait,  lui,  pour  garder  les  siennes  en  réserve.  Le 
jour  de  la  première  représentation  de  Léo  Burckart,  il  a  pleuré.  — 
«  Au  moins,  disait-il,  si  j'avais  été  sifflé,  j'aurais  emporté  ces  pau- 
vres êtres  dans  mon  manteau.  »  Partir  était  sa  joie.  —  Comment 
n'eût-il  pas  aimé  les  voyages,  il  faisait  naître  les  fleurs  sous  ses  pas! 
Il  en  voyait  partout. 

Un  soir,  il  s'en  alla  dîner  avec  ses  amis,  et  ceux-ci  ne  remar- 
quèrent rien  d'étrange,  sinon  que  leur  convive  était  plus  gai  et 
plus  grand  parleur  que  de  coutume.  Du  reste,  sa  gaieté  était  tou- 
jours affable  et  bonne  ;  il  ne  s'occupait  qu'à  combler  ses  ami>  d^ 


GEIIAHD    DE    NERVAL  305 


bienfaits  imaginaires.  Le  repas  fini,  il  parfit  en  disant  qu'il  allait 
se  diriger  tout  droit  vers  l'Orient,  à  l'endroit  d'où  vient  le  jour,  et 
ce  mot-là  fut  pris  pour  une  de  ses  boutades  accoutumées.  C'était, 
en  effet,  son  habitude  de  partir  de  temps  à  autre  tout  droit  devant, 
lui,  sans  même  s'inquiéter  de  quel  côté  venait  le  vent.  — C'était 
un  soir  de  carnaval,  le  carnaval  finissait.  Ces  horribles  boutiques 
remplies  de  danses,  de  mascarades  et  de  folies  de  tout  genre, 
allaient  s'ouvrir;  les  pères  de  famille  rentraient  chez  eux,  les  fous 
allaient  à  la  fête  ;  dans  cette  hâte  générale,  le  peuple  est  ainsi  fait 
qu'il  marcherait  sur  le  corps  de  son  père  pour  aller  plus  vite.  A 
cette  heure  de  désordre,  chaque  rue  de  Paris  est  la  rue  Scélérate, 
rien  n'arrête  ceux  qu'appelle  le  bal  masqué  :  chacun  pour  soi  et 
le  gendarme  pour  tous.  —  Gérard  allait  seul  en  chantant  on  ne 
sait  quelle  poésie  mystérieuse.  L'aspect  de  ces  gens  qui  n'avaient 
ni  leur  habit  ni  leur  visage  de  chaque  jour  le  frappa  d'épouvante, 
et  il  ne  comprenait  plus  rien  à  ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  — 
Alors,  pour  être  comme  les  autres,  il  jeta  son  chapeau  cà  un  pauvre 
qui  lui  tendait  le  sien;  —  après  le  chapeau,  ce  fut  l'habit.  —  On 
le  prit  pour  un  masque  qui  allait  au  bal.  Hélas  !  hélas  !  c'était  le 
plus  charmant  esprit  de  ce  temps-ci  qui  allait  aux  Petites-Mai- 
sons. 

Dans  ces  jours  abominables  de  la  folie  des  jours  gras,  tout  se 
dénature,  et  même  le  corps  de  garde.  Le  soldat  sous  les  armes  est 
inquiet,  mal  à  l'aise,  et,  à  force  de  tout  surveiller,  il  n'a  plus  guère 
de  vue  distincte.  — Notre  pauvre  enfant  allait  toujours,  laissant 
à  chaque  pas  un  de  ses  vêtements,  un  lambeau  de  sa  raison.  — 
Il  était  presque  à  demi  nu  lorsqu'on  lui  cria  :  —  Qui  vive?  — 
Que  pouvait-il  répondre,  sinon  :  «  C'est  un  poëte  qui  passe, 
c'est  un  malheureux  jeune  homme  qui  s'est  égaré  et  qui  est  seul  ! 
c'est  un  enfant  qui  redemande  son  père  et  ses  frères  et  ses  amis  de 
chaque  jour  !  »  Comme  il  ne  répondait  pas,  allant  toujours  tout 
droit  et  devant  lui,  vers  cet  Orient  inconnu  qui  attire  à  soi  les 
hommes  d'élite  depuis  tantôt  deux  mille  ans,  le  garde  le  saisit, 

-20 


306       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 


non  pas  au  collet,  mais  à  la  gorge,  en  disant  toujours  :  «  Où 
vas-tu?  i  Lui  alors,  se  sentant  arrêté,  et  pour  la  première  fois 
de  sa  vie  trouvant  un  obstacle  à  sa  rêverie  du  soir,  il  voulut  se 
défendre.  —  Il  se  défendit  comme  un  héros  ;  on  s'empara  de  lui 
comme  d'un  malfaiteur  î  II  fallut  le  porter  dans  sa  prison.  —  Que 
dis-je,  prison?  Dans  un  trou,  dans  ce  trou  où  le  corps  de  garde 
jette  les  immondices  vivantes  que  ramasse  la  patrouillle.  Quelle 
nuit  !  quelle  nuit  pour  lui  qui  était  parti  pour  aller  Dieu  sait  où  ! 
Alors  il  se  mit  à  gémir,  puis  à  souffrir  tout  Las;  seulement,  il 
se  rappela  le  nom  de  deux  amis  de  ses  beaux  jours  et  il  eut  encore 
assez  de  présence  d'esprit  pour  dire  qu'on  les  appelât.  Ils  furent 
appelés  à  dix  heures  du  matin. 

Ces  deux  amis,  c'étaient  deux  poètes,  l'un  fougueux,  l'autre 
rêveur;  celui-ci  tout  passionné  pour  la  forme  extérieure,  celui-là 
mélancolique  et  tendre  ;  l'un  préoccupé  de  la  beauté  humaine  à  la 
façon  de  Rubens,  l'autre  plus  porté  vers  les  émotions  timides  et 
cachées.  Ils  avaient  vécu  tous  les  trois  longtemps  sous  le 
même  toit,  dans  la  même  mansarde  changée  en  palais,  eux  et 
Gérard.  Vous  jugez  de  leur  trouble  quand  ils  se  virent  réveillés 
en  sursaut  par  un  soldat  ;  mais  jamais  rien  ne  saurait  donner  une 
idée  de  leur  désespoir,  de  leur  épouvante,  quand  enfin,  après  bien 
des  prières  auprès  du  commissaire  de  police,  ils  purent  aller  tirer 
Gérard  de  son  sépulcre.  «  Gérard  !  Gérard  !  »  et  les  soldats  cher- 
chaient dans  un  recoin  delà  prison  le  scélérat  qu'ils  croyaient  avoir 
ramassé  cette  nuit-là.  — Le  pauvre  enfant  leur  tendait  les  bras  et 
il  souriait...  au  soleil  ! 

Depuis  ce  jour,  rien  n'a  reparu,  ni  l'âme,  ni  l'esprit,  ni  le  cœur, 
ni  pas  une  de  ces  charmantes  qualités  qui  le  faisaient  tant  aimer, 
—  il  ne  sait  plus  ni  son  nom,  ni  le  nom  de  ses  amis,  ni  le  nom 
adoré  que  tout  homme  porte  là,  bien  caché  dans  l'âme,  —  le  sou- 
rire seul  est  resté  (1). 

(!)  Gérard  revint  à  la  raison,  mais,  hélas!  pour  revenir  bientôt  à  la 
folie.  —  Il  écrivit  un  jour  son  dernier  rêve,  Syliia !  un  chef-d'œuvre 


GERARD   DE   NERVAL  307 


Ah  !  certes,  la  vie  littéraire  est  dure,  cruelle,  difficile  à  porter 
jusqu'au  bout  de  la  journée;  mais  il  faut  avoir  vu  ces  misères  pour 
savoir  quel  est  le  serpent  venimeux  caché  sous  ces  belles  fleurs. 
Pauvre  public,  on  ne  vous  dit  pas  tout  ce  qui  se  passe  dans  les 
entrailles  de  la  poésie  !  vous  n'en  avez  ni  les  angoisses,  ni  les  dou- 
leurs, ni  les  misères  cachées,  ni  les  tristes  coups  de  foudre  ;  vous 
n'en  avez  que  les  beaux  et  splendides  produits.  Quand  l'un  tombe, 
les  autres  se  serrent  pour  qu'on  ne  le  voie  pas  tomber;  celui  qui 
crie  et  se  plaint,  on  étouffe  ses  cris  par  de  plus  grandes  clameurs  ; 
celui  qui  meurt  à  la  peine,  on  l'enterre  souvent  sans  éloge  ;  celui 
qui  devient  fou,  on  l'emporte  en  silence,  et  c'est  un  crime  de  le 
dire.  Et  pourquoi,  cependant,  pourquoi  tous  ces  mystères?  pour- 
quoi ne  sauriez-vous  pas,  de  temps  à  autre,  ô  Athéniens,  ce  qu'il 
en  coûte  pour  obtenir  votre  suffrage?  Hélas!  si  vous  saviez  toutes 
les  histoires  lamentables,  si  vous  pouviez  voir  de  près  les  luttes 
de  celui  qui  commence,  les  insultes  et  les  mensonges  qui  atten- 
dent celui  qui  arrive,  le  désespoir  et  l'isolement  de  celui  qui  finit  ! 
«  Pauvres  gens  !  »  diriez-vous,  et  vous  les  prendriez  tous  en  pitié. 

Nous  cependant  qui  tenons  la  plume  et  qui  fournissons  nuit  et 
jour  à  cette  affreuse  dépense  de  l'esprit  de  chaque  jour;  nous  qui 
suivons  en  haletant  tout  ce  qui  est  l'ordre  et  la  révolte,  la  liberté 
ou  l'esclavage,  l'oisiveté  ou  le  travail  de  ce  siècle;  nous,  les  con- 
teurs frivoles,  les  amuseurs  sérieux,  les  romanciers,  les  critiques, 
les  poètes,  que  faisons-nous  en  présence  de  tant  de  malheurs  inexo- 
rables? Quelles  leçons  en  avons-nous  retirées?  Que  nous  a  rapporté 
la  mort  de  celui-là,  tué  en  duel,  à  vingt  ans,  sans  avoir  embrassé 
sa  mère  ;  la  mort  de  celui-là  que  la  fièvre  a  emporté  comme  il 
venait  d'annoncer  la  révolution  de  Juillet  en  criant  :  «  Malheu- 
reuse France,  malheureux  roi  !  »  la  mort  de  celui-là  tué  par  les 
balles  des  Suisses  logés  aux  Tuileries;  la  mort  de  celui-là  tué 
d'une  balle  dans  le  bois  de  Vincennes,  —  orateur  qui  avait  à 

d'étrangeté  et  de  graec  douloureuse  !  On  le  retrouva   d;ins   une   nw 
sombre,  un  matin.  —  11  s'était  tué.  IVote  de  l'éditeur. 


308       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

peine  dit  son  premier  mot? —  que  nous  a  rapporté  la  douce  folie  de 
ce  poëte,  resté  un  poëte;  —  et  le  délire  de  ce  romancier  surpris  au 
plus  fort  de  ses  inventions;  —  et  la  folie  de  ce  critique  éperdu  qui 
se  figure  que  le  monde  est  tombé  sur  lui  pour  l'écraser;  —  et  la 
fuite  des  uns,  —  et  la  ruine  des  autres  ;  —  et  les  misères  de  ceux- 
là  si  riches  hier,  qui  hier  encore  écrasaient  de  leur  luxe  les  plus 
magnifiques,  aujourd'hui  sans  habit  et  sans  pain  !  —  et  les  longues 
captivités  de  tant  d'autres;  —  et  ces  deux-là  qui  se  sont  tués  de 
leurs  mains  en  cadençant  leur  dernière  stance  ;  —  et  le  malaise  de 
tous?  —  que  nous  rapportera  enfin  le  malheur  inexpliqué,  inexpli- 
cable du  meilleur,  du  plus  aimable,  du  plus  innocent  d'entre  nous? 
—  Dieu  le  sait  !  mais  il  serait  bien  temps  de  ne  pas  nous  briser 
ainsi  les  uns  les  autres,  il  serait  bien  temps  de  nous  porter  à  tous 
et  à  chacun  compassion  et  respect  ;  il  serait  bien  temps  de  des- 
cendre dans  nos  consciences,  dans  nos  vanités,  dans  notre  doute, 
d  tus  notre  isolement,  dans  notre  orgueil,  de  nous  interroger  nous- 
mêmes  et  de  savoir  enfin  d'où  vient  le  mal. 

Ceci  fait,  nous  pourrons  alors  nous  occuper,  en  toute  liberté 
d'esprit,  de  nos  œuvres,  de  nos  salaires,  de  notre  gloire  et  de 
notre  immortalité  à  venir. 


FROMENT     MEURICE 


(  18ùo) 


Un   grand   artiste  de  ce   temps-ci  vient  de  mourir,   et    ses 
ouvriers  en  deuil  l'ont  porté ,  l'autre  semaine ,  au  champ  du 


FROMENT    MEURICE  309 


dernier  repos.  L'homme  dont  nous  parlons ,  Froment  Meurice , 
l'orfèvre  excellent ,  tenait  une  grande  place  au  premier  rang  des 
artistes  de  ce  temps  ;  il  avait  l'âge  de  M.  Victor  Hugo,  et  le  poëte, 
qui  l'aimait,  lui  écrivait  un  jour,  en  l'appelant  son  frère  : 

Nous  sommes  frères  :  la  fleur 
Par  deux  arts  peut  être  faite  : 
Le  poêle  est  ciseleur, 
Le  ciseleur  est  poëte. 

Poètes  et  ciseleurs, 
Par  nous  l'esprit  se  révèle  ; 
INous  rendons  les  bons  meilleurs, 
Tu  rends  la  beauté  plus  belle. 

Sur  son  bras  ou  sur  son  cou, 
Tu  fais  de  tes  rêveries, 
Slatuaire  du  bijou, 
Des  palais  de  pierreries. 

Ne  dis  pas  :  «  Mon  art  n'est  rien...  » 
Sors  de  la  route  tracée, 
Ouvrier  magicien, 
Et  mêle  à  l'or  la  pensée. 

Tous  les  penseurs,  sans  chercher 
Qui  finit  ou  qui  commence, 
Sculptent  le  même  rocher  : 
Ce  rocher,  c'est  Tari  immense. 

Michel-Ange,  grand  vieillard, 
Kn  larges  blocs  qu'il  nous  jette, 
Le  fait  jaillir  au  hasard  ; 
Benvenulo  nous  rémieltc. 

Et,  devant  l'art  infini, 

Dont  jamais  la  loi  ne  change, 

La  miette  de  Ccllini 

Vaut  le  bloc  de  Michel-Ange. 


310       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Tout  est  grand,  sombre  ou  vermeil  : 
Tout  feu  qui  brille  est  une  âme. 
L'étoile  vaut  le  soleil  ; 
L'étincelle  vaut  la  flamme. 

Ces  bagues,  ces  colliers,  ces  diamants,  ces  éraeraudes,  ces 
chefs-d'œuvre  si  chers  aux  jeunes  femmes,  et  même  aux  femmes 
qui  ne  sont  plus  jeunes,  c'était  le  génie  et  c'était  l'art  de  Froment 
Meuriee.  11  excellait  à  donner  une  valeur  inconnue  à  ces  rares  et 
exquises  merveilles,  dont  on  ne  demandait  plus  si  elles  étaient 
d'or,  de  fer  ou  d'argent,  aussitôt  qu'elles  sortaient  des  mains  de 
l'habile  et  heureux  orfèvre.  Il  aimait  avec  ravissement,  ces  mièvre- 
ries, ces  recherches,  ces  élégances,  cet  art  où  tout  brille,  où  tout 
luit,  où  se  joue  en  riant  le  soleil,  où  la  lumière  accomplit  tous  ses 
miracles ,  cette  parure  éclatante  des  belles  mains ,  des  beaux 
visages,  des  longues  chevelures,  ce  mélange  presque  divin  des 
rubis,  des  émeraudes  et  des  fleurs  ! 

Et  pourtant,  cet  homme  ingénieux  à  composer  tant  de  ravis- 
santes bagatelles,  i]  a  disposé  dans  les  métaux  les  plus  précieux 
de  très-grandes  o?uvres.  <■:  Il  s'appliquait  surtout,  disait  un  juge 
admirable,  M.  le  duc  de  Luynes,  dans  son  rapport  sur  l'Exposition 
de  Londres,  à  trouver  des  combinaisons  heureuses  et  séduisantes, 
sans  bizarrerie  et  sans  plagiat.  »  En  même  temps,  le  célèbre  juge 
de  ces  combats  signale  à  l'admiration  publique  l'ostensoir  et  le 
calice  composés  par  Froment  Meuriee,  et  son  bouclier,  ■  où  l'on 
voit  ce  beau  Neptune  d'argent  en  ronde  bosse  conduisant  les 
chevaux  marins  !  »  M.  le  duc  de  Luynes  admire  aussi,  et  beau- 
coup, l'épée  et  le  surtout  composé  par  Jean  Feuchères,  «  qui  avait 
modelé  l'original  jusqu'au  dernier  degré  d'achèvement.  »  C'est 
une  chose  heureuse  à  entendre,  la  sympathie  et  l'admiration  d'un 
si  bon  juge  pour  ces  grâces  de  la  forme  et  de  l'ornement  poussées 
aussi  loin  que  la  forme  et  l'ornement  pouvaient  aller,  sans  tomber 
dans  l'excès  et  dan.-  le  Bas-Empire.  Ah  !  les  beaux  Génies,  les  jeunes 
Amours,  Y  Abondance,  l'Harmonie  !  Et  Vénus  portant  l'Amour  sur 


FROMENT    MEURICE  31» 


l'épaule,  et  Bacchus  portant  le  thyrsc  et  la  coupe,  et  Cérès  tenant 
la  gerbe  et  la  faucille  ! 

Il  avait  à  peine  cinquante-trois  ans,  ce  grand  maître  orfèvre, 
tout  semblable  aux  anciens  Florentins  au  moment  où  tout  se 
réveille  dans  ce  monde  affreux  du  moyen  âge,  et  déjà  Ton  ne 
comptait  plus  les  belles  choses  de  ses  diverses  expositions.  Quoi 
de  plus  riche  et  de  plus  beau  cependant,  et  qui  éclatait  davantage, 
il  y  a  trois  ans ,  sous  les  voûtes  du  Palais  de  Cristal ,  que  cette 
table  ta  quatre  pieds  d'argent,  niellée  de  fleurs  de  lis ,  encadrée 
dans  cette  admirable  bordure  en  acier  gravé?  Sur  cette  table  (il 
n'y  avait  pas  sa  pareille  dans  les  trésors  des  ducs  de  Toscane), 
Froment  Meurice  avait  posé  la  toilette  de  Son  Altesse  royale  ma- 
dame la  duchesse  de  Parme.  Le  miroir  était  garni  d'argent  et 
flanqué  d'un  bouquet  de  lis  chargé  de  bougies  ;  les  coffrets  étaient  de 
forme  gothique  et  ornés  de  figures  émaillées  et  polies  ;  «  l'aiguière 
et  le  plateau  complétaient  cet  ensemble,  »  ajoute  M.  le  duc  de 
Luynes.  Ainsi  le  digne  élève  de  Wagner  finit  par  égaler  son 
maître.  Il  est  mort  aussi,  Wagner,  et  presque  aussi  malheureuse- 
ment que  son  élève  Froment  Meurice.  Wagner,  quand  il  se  vit 
assez  riche  et  assez  célèbre  pour  ne  plus  rien  désirer  du  côté  de 
la  renommée  et  de  la  fortune,  achète  un  château  dans  un  bel 
endroit  qui  lui  plaît  ;  la  maison  était  vieille ,  il  la  fait  réparer. 
A  peine  achevée,  il  s'en  va  pour  visiter  sa  terre,  et,  dans  le  parc 
même,  le  premier  jour  où  il  sortait  un  fusil  à  la  main,  son  fusil 
part  et  le  tue  ! 

Ainsi,  il  y  a  huit  jours,  Froment  Meurice,  à  la  veille  de  la 
grande  Exposition,  au  moment  le  plus  heureux  de  sa  vie  el  de  sa 
fortune,  entouré  d'honneurs  et  d'enfants  grands  et  petits,  adoré 
d'un  monde  d'ouvriers  dont  il  était  le  père  et  le  camarade  à  la 
fois,  bon,  intelligent,  dévoué,  heureux  de  vivre,  et  si  content  dans 
cette  vio  à  part,  où  se  mêlent  et  se  confondent  les  joies  de  l'ou- 
vrier, les  joies  de  l'artiste  el  les  bonheurs  du  commerçant...  ii 
fait  une  imprudence,  i!  rentre  chez  lui,  el  le  voilà  mort!  A  peiw 


ûl'2       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

s'il  a  le  temps  de  dire  adieu  à  sa  femme,  à  ses  enfants,  à  ses 
amis,  à  son  père,  à  sa  mère,  à  son  frère,  à  son  gendre  au  déses- 
poir. 

Si  Ton  voulait  faire  ici  la  liste  des  artistes  qui  ont  été  les 
amis  et  les  collaborateurs  de  Froment  Meurice,  il  faudrait  nommer 
tous  les  artistes  contemporains  :  Pradier,  Feuchères,  Cavelier, 
Paul  Delaroche,  Visconti,  Sollier  et  Mayer  (de  Sèvres),  Klagmann, 
David  (d'Angers),  Rouillard,  Geoffroy  de  Chaume,  Auguste  Préault, 
Jacquemart,  Pascal,  Rambert,  et  tant  d'autres  :  chacun  venait  à 
lui,  il  allait  à  tous  !  Il  était  l'intelligence  et  l'activité  en  personne, 
et  si  juste,  et  si  vrai,  et  si  droit  ! 

Ouvrez  le  livre  de  ses  pratiques,  et  vous  y  trouverez  les  plus 
grands  noms  de  l'Europe.  Son  œuvre  est  partout  :  au  Vatican,  sur 
la  table  du  pape ,  l'encrier  d'or  est  de  Froment  Meurice  ;  de 
Froment  Meurice  aussi  est  l'ostensoir  de  la  chapelle  de  notre  saint- 
père.  Le  bouclier  de  Froment  Meurice  appartient  à  l'empereur  de 
Russie;  son  ostensoir  byzantin  a  été  donné  par  la  reine  Marie- 
Amélie  à  la  cathédrale  de  Cologne;  la  reine  Victoria  possède  de  ce 
grand  ouvrier  une  aiguière,  et  le  prince  Albert  un  couteau  de 
(liasse;  à  Parme,  il  a  laissé  sa  toilette;  au  comte  de  Paris,  un 
coffret  en  fer  ciselé  ;  il  a  fait  la  parure  de  mariage  de  madame  la 
duchesse  de  Montpensier.  Pour  M.  de  Rothschild,  Froment  Meurice 
a  ciselé  des  candélabres  dignes  d'éclairer  le  château  de  Choisy  ; 
pour  M.  le  duc  de  Luynes,  il  a  dressé  un  admirable  service  de 
table,  avec  ce  petit  adage  latin  :  «  Sans  Bacchus  et  sans  Cérès, 
adieu  Vénus!  »  Car  un  rien  l'inspirait;  il  était  toujours  à  la 
recherche  de  toute  chose,  et  de  toute  chose  il  faisait  son  profit.  Un 
jour  qu'un  de  ses  plus  riches  bracelets  avait  accroché  la  dentelle 
d'une  dame  et  l'avait  même  blessée  au  bras  :  «  0  malheureux  ! 
lui  dit-on,  vous  voilà  aussi  maladroit  que  cet  orfèvre  dont  il  est 
parlé  dans  l'Iliade.  —  Et  que  dit-elle,  votre  Iliade?  reprit  Fro- 
ment Meurice  en  riant  à  demi.  —  Elle  dit  qu'il  ne  faut  pas  qu'un 
bracelet  ressemble  à  un  cent  d'épingles  ;  écoutez  plutôt  l'ironie  de 


FROMENT    MEURICE  313 


Minerve  à  Jupiter,  quand  Vénus  vient  se  plaindre  d'avoir  été 
blessée  par  Diomède  :  «  0  Jupiter!  rassure-toi,  ce  n'est  rien, 
»  cette  blessure  de  Vénus.  Sans  doute,  comme  elle  amenait  à  Troie 
»  une  belle  Grecque  richement  vêtue ,  elle  aura  heurté  sa  main 
»  contre  une  agrafe  d'or,  et  se  sera  fait  cette  blessure.  »  —  Ah  ! 
maladroit  que  je  suis  !  »  s'écria  Froment  Meurice. — Six  mois  après, 
il  avait  fabriqué  ce  merveilleux  bracelet  de  l'Exposition  de  1844, 
dans  le  style  de  la  renaissance,  en  or,  émaillé  de  bleu.  «  Cette 
fois,  disait-il,  voilà  un  bracelet  auquel  on  ne  se  piquera  pas.  — 
Oui,  lui  répondit-on,  mais  il  ressemble  au  bracelet  d'Hermione. 
—  Et  qu'entendez-vous,  reprit  Meurice,  par  le  bracelet  d'Her- 
mione?  »  Alors  on  se  mit  à  lui  réciter  lentement  ces  vers  de 
Stall  :  «  Le  Dieu  des  agréments  et  l'aimable  fils  de  Vénus  ne  mirent 
point  la  main  à  cet  ouvrage.  Le  deuil,  la  rage  et  le  désespoir  le 
forgèrent  de  leurs  tristes  mains  !  »  11  fut  un  instant  sérieux, 
puis  il  se  mit  à  rire.  «  Il  est  vrai ,  reprit-il,  que  ce  n'est  pas  le 
dieu  des  agréments  qui  a  fait  ce  bracelet  :  c'est  moi  qui  l'ai  fait; 
mais  il  me  vaudra  la  médaille  d'or  !   » 

Cher  Froment  Meurice,  il  riait  si  volontiers,  il  entendait  si  bien 
la  plaisanterie,  avec  tant  de  bonne  grâce  !  il  aimait  tant  les  beaux 
poëmes,  les  belles-lettres  et  les  poètes!  il  était  si  complètement 
un  des  nôtres,  avec  tant  de  bonne  humeur ,  de  gaieté,  d'intime 
contentement  !  Il  était  si  heureux  !  le  voilà  mort  !  Mais  il  ne  meurt 
pas  tout  entier,  il  laisse  ici-bas,  pour  le  représenter  dignement, 
ses  dernières  et  ses  plus  belles  œuvres  de  la  prochaine  Exposition, 
et  son  fils  aîné,  un  jeune  artiste  de  vingt  ans,  qui  devient  le  chef 
d'une  famille  d'ouvriers  tout  disposés  à  lui  obéir  comme  ils  obéis- 
saient à  son  père.  Jeune  homme  entouré  de  sympathie  et  de  ten- 
dresses, ton  grand-père  l'orfèvre,  ta  mère  si  vaillante  et  ton  oncle 
poëte  veilleront  sur  tes  nouvelles  destinées,  et,  pour  peu  que  tu 
sois  digne  de  ton  nom ,  tu  marcheras  d'un  pas  sûr  dans  la  route 
de  Froment  Meurice  et  de  Wagner  ! 


314       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 


L  E 


CHANSONNIER     ET     VAUDEVILLISTE 


XICOLAS    BEAZIER 


Ami  fervent  et  admirateur  sévère,  comme  nous  le  sommes, 
de  ces  honnêtes  gens  d'esprit  sans  prétentions,  qui  se  con- 
damnent toute  leur  vie  à  amuser  incognito  la  foule  bour- 
geoise, foule  ingrate  qui  sait  leurs  noms  à  peine  et  qui,  au 
lieu  de  gloire,  leur  accorde  son  plus  franc  sourire,  ne  laissons  pas 
mourir,  sans  le  suivre  de  nos  regrets,  cet  homme  excellent  et 
d'un  charmant  esprit,  mort  l'autre  jour,  à  cinquante  ans  et  dans 
toute  la  vivacité  de  cette  inaltérable  bonne  humeur  qui  ne  l'a  pas 
quitté  jusqu'à  la  fin.  Cet  homme,  c'est  M.  Brazier,  écrivain  popu- 
laire à  son  insu,  dont  les  moindres  saillies  ont  eu  de  l'écho  à 
toutes  les  tables  des  buveurs,  dans  l'échoppe  du  philosophe,  dans 
la  bouti  jiie  du  marchand,  dans  la  mansarde  de  la  grisette,  dans 
tous  les  petits  recoins  de  la  grande  ville,  où  la  vie  est  facile, 
abandonnée,  légère,  souriante,  sans  souci  de  la  veille,  sans  inquié- 
tude du  lendemain  !  Il  y  a  comme  cela,  dans  cette  grande  ville, 
plusieurs  génies  à  part  qui  se  font  petits  avec  les  petits,  humbles 
avec  les  humbles,  et  qui  s'en  vont  cheminant  sans  façon  avec  les 
passions  vulgaires,  les  amours  innocentes,  les  causeries  joyeuses, 
le  courage  du  bivac,  la  naïveté  de  la  rue,  l'esprit  du  carrefour. 
Ces  braves  gens,  plus  heureux  que  tant  d'autres  qu'on  envie, 
abandonnent  tout  de  suite  le  grand  chemin  de  la  littérature  pour 
les  sentiers  de  traverse,  et,  une  fois  dans  ces  petits  chemins  sans 


N.    BRAZIER  315 


épines,  ils  font  de  l'esprit  au  jour  le  jour,  à  toute  heure,  quand 
vient  l'esprit  ;  et,  quand  l'esprit  ne  vient  pas,  ils  se  reposent,  ces 
gens  heureux,  et  ils  attendent,  à  l'ombre  d'un  bouchon,  que  l'esprit 
passe  ou  bien  l'amour,  et  ils  attrapent,  sans  trop  de  peine,  ce 
gentil  esprit  si  rare,  bien  que  les  sots  fassent  courir  le  bruit  que 
cet  esprit-là  court  les  rues.  Et  voilà  comment  se  passe  leur  vie,  à 
ces  heureux  poètes  qui  ne  pensent  qu'au  badinage.  Eux  aussi,  ils 
ont,  en  grande  quantité,  tous  les  heureux  hasards  de  la  poésie.  La 
Poésie,  cette  grande  dame  si  dédaigneuse,  sourit  à  ces  heureux 
vagabonds  de  ses  domaines.  Elle  résistait  à  l'emphase,  elle  se  rend 
à  la  naïveté.  Tel  arrivait  monté  sur  Pégase,  qui  était  renvoyé 
sans  avoir  été  écouté,  pendant  que  notre  heureux  et  charmant 
va-nu-pieds  était  accablé  des  faveurs  de  la  dame.  Ce  qui  vous 
explique  comme  une  chanson  à  boire  a  souvent  beaucoup  plus 
servi  la  renommée  d'un  homme,  que  vingt  volumes  d'odes  et 
d'élégies. 

Ainsi  était  Brazier.  Si  jamais  homme  fut  désintéressé  de  la 
gloire,  dans  le  sens  magnifique  de  ce  grand  mot,  c'est  celui-là. 
Il  n'eût  pas  changé  son  bonnet  de  coton,  si  rempli  de  douces  inspi- 
rations, contre  une  auréole,  flamme  au  dehors,  glace  au  dedans.  Il 
était  né  et  venu  au  monde  avec  plusieurs  des  qualités  qui  font  le 
poëte  comique,  l'observation,  la  finesse,  le  trait,  la  bonhomie,  la 
verve  sans  fard;  mais  il  avait  eu  peur  de  la  Thalie  sérieuse,  et  il 
avait  suivi  une  petite  Thalie  bâtarde,  mais  non  pas  sans  agré- 
ment et  sans  coquetterie  ;  il  aimait  cette  petite  fille  née  sur  les 
tréteaux  de  la  foire,  un  jour  que  Le  Sage  était  pris  de  vin,  et  il  la 
servait  dans  tous  ses  caprices,  disons-le,  dans  tous  ses  désordres, 
cette  piquante  griselte,  qui,  de  temps  à  autre,  et  malgré  elle,  se  sen- 
tait de  sa  noble  origine.  Immense  avantage  de  la  comédie,  elle  est 
comme  les  personnes  couronnées,  elle  embellit  nièmescs  faiblesses. 
Son  fruit  même  illéijilime  est  encore  environné  de  plus  d'hom- 
mages que  le  fils  légitime  d'un  bon  bourgeois.  De  celte  Thalie  fri- 
vole et  peu  réservée,  Brazier  a  été  un  des  plus  heureux  prdneurs. 


316  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

Il  l'a  fêtée  et  adorée  en  homme  sûr  de  son  fait.  Il  eût  tremblé 
devant  la  grande  comédie,  la  comédie  de  genre,  et  comme  Chéru- 
bin, il  n'osait  pas  oser;  mais,  avec  cette  comédie  bâtarde,  il  était 
hardi  comme  un  page,  il  la  traitait  comme  Chérubin  traite  Fan- 
chette.De  cet  esprit  ingénieux  et  bon  enfant  sont  sorties  plusieurs 
petites  comédies  écrites  avec  beaucoup  de  gaieté,  de  vivacité,  de 
naturel  :  les  Cuisinières,  Partie  et  Revanche,  le  Coin  de  Rue, 
les  Ecoliers  en  vacances,  le  Marchand  de  la  rue  Saint-Denis,  les 
Bonnes  d'enfants,  le  Soldat  laboureur,  qui  nous  consolait  de  Water- 
loo, le  Ci-devant  jeune  homme,  dont  Potier  avait  fait  une  comédie 
digne  du  Théâtre-Français;  et,  dans  ces  esquisses  légères,  pas  un 
mot  qui  ne  fût  un  mot  naturel,  pas  même  un  calembour  qui  ne 
fût  marqué  au  bon  coin  ;  pas  une  méchanceté,  mais,  au  contraire, 
la  plus  aimable  malice  :  les  parties  mises  en  cause  venaient  rire, 
non  pas  de  leur  voisin,  comme  on  fait  à  la  grande  comédie,  mais 
elles  venaient  rire  d'elles-mêmes  et  tout  au  rebours  de  la  grande 
comédie,  qui,  comme  on  sait,  corrige  toutes  choses;  cuisinières, 
petits  marchands,  dames  de  la  halle,  "bonnes  d'enfants,  tout  le 
monde  grouillant  de  la  rue  et  de  l'antichambre,  sortait  de  la  co- 
médie de  Brazier  en  riant  aux  éclats  et  se  promettant  bien  de  ne 
pas  se  corriger. 

C'étaient  là  aussi  les  plus  heureux  moments  de  cet  homme  excel- 
lent, qui  n'a  eu  que  des  moments  heureux  dans  sa  vie.  Quand  il  avait 
bien  fait  rire  son  public,  quand  il  l'avait  renvoyé,  content  et  satisfait, 
au  spectacle  de  ses  misères  de  chaque  jour,  Brazier  se  frottait  les 
mains,  tout  rempli  d'un  innocent  orgueil.  Il  n'avait  aucune  des 
prétentions  du  théâtre,  instruire,  corriger,  faire  l'histoire  des  mœurs; 
il  avait  la  passion  d'amuser  et  de  plaire  à  son  petit  monde  en  veste 
et  en  bonnet  rond,  et  il  y  réussissait  à  merveille.  J'ai  déjà  dit  qu'il 
était  à  coup  sûr  le  meilleur  élève  de  Le  Sage  et  de  Piron,  quand  Le 
Sage  et  Piron  improvisaient  pour  les  tréteaux  delà  foire.  Aces  deux 
maîtres  de  Brazier,  il  faut  ajouter  un  troisième,  Désaugiers,  cette 
inépuisable  gaieté  qui  fredonnait  encore  un  dernier  couplet  sous 


N.    BRAZIER  3 17 


le  scalpel  de  l'opérateur.  On  était  en  train  de  faire  à  Désaugiers 
l'opération  de  la  pierre,  dont  il  est  mort,  et  il  chantait  en  refrain: 
Quand  serai -je  à  la  fin  de  ma  carrière?  Tel  est  le  singulier 
courage  de  ces  apôtres  du  vin,  de  l'amour  et  du  plaisir.  On  n'es! 
pas  plus  brave  que  ces  chanteurs,  on  n'affronte  pas  d'un  visage 
plus  serein  les  révolutions,  les  tempêtes,  la  pauvreté,  l'injure,  la 
calomnie,  la  mort.  Ils  passent  en  chantant  ;  ils  se  pénètrent  si  fort 
de  leur  joyeuse  mission  sur  cette  terre,  qu'ils  la  prennent  au 
sérieux,  pour  eux-mêmes.  Poètes  enivrés  toujours,  de  poésie  à 
défaut  d'amour,  de  poésie  à  défaut  de  vin  de  Champagne,  ils  ne 
sauraient  verser  une  larme  sur  leurs  propres  douleurs,  ils  rient  de 
tout  et  de  toutes  choses.  Ils  sont  les  fous  sensés  de  l'humanité  qui 
souffre.  Que  de  larmes  ils  ont  essuyées!  que  de  terreurs  ils  ont 
bannies  !  que  de  cœurs  ennuyés  ils  ont  rendus  à  l'espérance! 
De  pareils  hommes  sans  soucis  rendent  plus  de  services  véri- 
tables à  un  peuple  comme  est  le  nôtre,  que  dix  grands  philo- 
sophes comme  Descartes  et  Malebranche.  Ils  sont  bien  mieux 
que  le  bon  sens  des  nations,  ils  en  sont  l'esprit  et  la  gaieté.  Et 
que  de  fois  ces  frêles  voix  se  sont-elles  élevées  jusqu'à  l'in- 
dignation pour  flétrir,  entre  la  poire  et  le  fromage,  entre  Chloê 
et  Madame  Grégoire,  l'ardeur  des  tyrans,  l'ambition  des  conqué- 
rants, tous  les  abus  ridicules  ou  sanglants  de  la  force  et  du 
pouvoir!  Or,  il  n'y  a  que  nous  autres  Français  qui  produisions  de 
pareilles  poésies, des  poésies  que  tout  un  peuple  chante  au  cabaret, 
dans  les  rues, à  table,  au  foyer  domestique,  dans  le  travail  de  l'ate- 
lier, en  tous  temps,  en  tous  lieux,  mais  surtout  dans  ses  plus  vifs 
moments  de  joie  ou  de  désespoir. 

Sous  ce  rapport,  Brazier  était  le  digue  élève  de  Désaugiers,  son 
ami  et  son  maître.  Les  chansons  de  Déranger  lui  faisaient  peur 
comme  la  grande  comédie  ;  mais  il  s'abandonnait  volontiers  à  la 
rime  piquante,  jaseuse  et  court-vêtue  du  chantre  de  Cadet  Buteux. 
Il  comprenait  à  merveille,  lui  aussi,  le  dialogue  en  vaudevilles,  el 
il  saisissait  à  s'y  méprendre  tons  les  bruits  auxquels  Paris  s'endoii 


318       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

et  se  réveille.  Tout  autant  que  Désaugiers,  Brazier  aimait  le  vin 
quand  le  vin  était  vieux,  et  célébrait  les  femmes  quand  les  femmes 
étaient  jeunes.  Ses  chansons  sont  barbouillées  de  cette  double  lie 
de  l'ivresse  et  de  l'amour,  inépuisable  vernis  qui  peut  suffire 
encore  à  colorer  toutes  les  chansons  jusqu'à  la  fin  du  monde.  L'un 
et  l'autre,  Brazier  et  Désaugiers,  ils  ont  appelé  à  leurs  fêtes  poé- 
tiques, la  mort,  ce  convive  obligé  de  toutes  les  fêtes;  elle  arrivait 
à  ces  voix  aimées,  parée  de  son  mieux  et  couronnée  de  la  fleur  des 
buveurs.  Que  si  cette  gaieté  sans  fin  vous  paraît  un  difficile  pro- 
blème, si  vous  ne  croyez  pas  que  la  vie  se  puisse  ainsi  passer  à 
chanter  du  matin  au  soir,  il  n'y  avait  qu'a  les  entendre  chanter 
leur  propres  vers,  ces  heureux  poètes  ;  la  rime  arrivait  toujours 
abondante,  le  regard  étincelait,  le  sourire  animait  ces  têtes  si 
calmes;  on  eût  pu  voir  jusqu'au  fond  de  leurs  âmes  heureuses,  que 
ce  n'était  pas  là  une  gaieté  factice,  mais,  au  contraire,  que  cette 
gaieté  enivrante  et  enivrée  était  l'àme  dupoëte,que  cette  chanson 
amoureuse,  bachique  et  libre,  commencée  à  quinze  ans,  devait 
durer  jusqu'à  la  fin,  comme  le  souffle  du  chanteur. 

Bans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  Brazier  avait  donné  à  sa 
chanson  une  petite  allure  frondeuse  qui  ne  l'avait  rendue  que  plus 
piquante.  Il  s'était  attaqué  aux  parvenus  de  Juillet,  et  il  les  aga- 
çait avec  cette  verve  pleine  de  bonhomie  qui  ne  Ta  jamais  quitté. 
Sa  colère  ressemblait  à  la  colère  d'un  joli  enfant  qu'on  taquine 
pour  qu'il  recommence  son  aimable  tapage.  11  était  impossible  que 
cet  homme-là  pût  haïr  quelqu'un  et  quelque  chose;  mais  il  avait 
vécu  et  régné  avant  1830,  il  avait  aimé  tous  les  hommes  qui 
régnaient  alors,  et  l'amitié  en  avait  fait  un  chansonnier  de  l'opposi- 
tion. Mais  quelle  opposition,  calme,  décente,  joyeuse!  Il' avait  en 
horreur  les  personnalités  et  la  satire,  comme  deux  mauvais  pro- 
duits de  l'envie;  c'était,  avant  tout,  un  homme  simple,  bon,  hon- 
nête, ignorant  sa  valeur  et  ne  se  souciant  guère  de  savoir  ce  qu'il 
valait.  Pauvre  homme,  il  était  si  heureux  de  vivre,  il  aimait 
tant   l'art   dramatique  dont  il  savait  tous  les  secrets!   Il  était 


M.    MOET  319 

si  naturellement  l'ami  des  comédiens ,  des  comédiennes ,  des 
chansonniers,  de  tous  les  gens  d'esprit  qui  lui  tombaient  sous 
la  main  ! 

Mais  il  n'est  plus,  l'aimable  poëte.  Il  est  mort  tout  d'un  coup, 
sans  avoir  eu  le  temps  de  remplir  encore  une  fois  son  verre.  Il  a 
emporté  avec  lui  la  chanson  amoureuse,  le  couplet  bachique,  le 
vaudeville  populaire.  Il  est  allé  prendre  sa  place  parmi  ces  ombres 
heureuses  que  le  bon  Dieu  n'ose  pas  damner.  Nos  regrets  le  sui- 
vront dans  cette  vaste  salle  des  banquets  éternels  ;  son  nom  restera 
inscrit  sur  toutes  les  lyres  faciles  ;  il  aura  sa  place  à  nos  côtés  au 
dessert  ;  et,  quand  cette  génération  sera  passée,  il  restera  encore  à 
table,  commel'ombre  de  Banco,  maisun Banco  aimé,  fêté,  applaudi, 
souriant  et  couronné  de  fleurs. 


M.     MOET 


Quel  était  cet  homme,  M.  Moët?  Il  était  la  joie  du  monde  créé. 
Il  a  produit  à  lui  seul  plus  de  beaux  vers,  plus  de  grandes  actions, 
plus  de  nobles  ouvrages,  que  tous  les  artistes  et  tous  les  soldats  de 
ce  monde.  Horace,  le  poëte,  l'avait  annoncé  dix-huit  cents  ans  à 
l'avance  !  Désaugicrs  était  son  fils  bien-aimé;  Etienne  Béquet  élail 
le  seul  orateur  qui  fût  digne  d'entreprendre  cette  oraison  funèbre  ; 
Béranger  lui-même  l'appelait  de  temps  à  autre  à  son  aide,  comme 
un  neveu  qui  a  recours  à  la  bourse  de  son  bon  oncle.  Prenez  tous 
les  noms  dont  s'occupe  l'univers,  le  nom  de  M.  Garât  sur  les  billets 
de  banque,  le  nom  de  M.  de  Chateaubriand  partout,  qu'est-ce  que 
cela?  Ni  M.  Garât  ni  M.  de  Chateaubriand,  l'argent  et  la  poésie  de  ce 


320  PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

siècle,  n'allaient  pas,  pour  la  renommée,  à  la  cheville  de  ce  digne 
homme.  Oh  !  comme  il  était  le  bienvenu  parmi  nous  !  Rien  qu'à 
l'entendre  venir,  que  d'heureux  propos,  que  de  chansons  joyeuses, 
que  de  bons  mots,  que  de  délires  !  Il  vous  arrivait  brusquement  et 
avec  fracas,  mais  c'était  une  aimable  brusquerie,  un  fracas  de 
bonne  compagnie.  Il  venait,  et  chacun  lui  faisait  fête,  chacun  l'ac- 
cueillait avec  un  sourire;  à  sa  vue,  les  sourires  devenaient  plus 
tendres,  les  regards  plus  amoureux,  les  mains  plus  abandonnées, 
le  regard  plus  fin,  la  lèvre  plus  rouge.  Deus  !  ecce  Deus!  «  Le  dieu, 
voilà  le  dieu!  »  comme  dit  Virgile.  Ainsi,  pendant  cinquante  ans, 
cet  homme  a  été  la  gloire,  l'honneur,  l'esprit  facile,  la  verve  ingé- 
nieuse de  l'Europe  civilisée.  Pendant  cinquante  ans,  il  a  été  l'objet 
d'un  culte  idolâtre;  sa  vie  a  été  une  longue  suite  de  fêtes,  de  chansons, 
de  folies,  d'amours  et  de  plaisirs.  Il  a  été  notre  consolation  et  notre 
espérance;  on  l'appelait  dans  le  chagrin,  on  l'appelait  dans  la  joie, 
on  le  retrouvait  toujours.  Homme  aimé  jusqu'au  fanatisme!  Pour 
ha  que  de  gens  sont  morts  !  Combien  d'hommes  lui  ont  porté  leur 
fortune  !  Que  d'honnêtes  filles  lui  ont  sacrifié  leur  honneur  !  Que 
de  jeunes  gens  lui  ont  voué  leur  jeunesse!  Que  de  vieillards  l'ont 
invoqué  à  leur  dernier  jour!  Et  voilà  cependant  l'homme  que  vous 
avez  laissé  mourir  sans  un  regret,  sans  une  larme,  sans  un  petit 
mot  de  reconnaissance  !  Et  voilà  l'homme  dont  vous  n'avez  pas 
porté  le  deuil  un  seul  jour  !  Ni  les  jeunes  gens,  ni  les  jeunes  filles, 
ni  les  vieillards  n'ont  mis  encore  un  crêpe  rose  à  l'intention  de  ce 
patriarche  vénérable!  —  Mais  lui,  le  bon  vieillard,  il  savait  qu'il 
avait  affaire  aux  ingrats;  il  leur  a  pardonné  tous  leurs  oublis  à 
L'avance.  Nous,  cependant,  inscrivons  dans  ces  pages  légères,  où 
toute  l'histoire  poétique  de  ce  siècle  se  retrouvera  quelque  jour, 
inscrivons,  entre  le  choc  de  deux  verres  amis,  le  nom  populain 
M.  Moët,  le  célèbre  marchand  de  vin  d'Aï. 


ARY   SCHEFFER  3*21 


A  E  Y     SCHEFFER 


La  France  vient  de  faire  une  perte  irréparable  (juin  1858)  :  elle  a 
perdu  un  grand  artiste,  et,  disons  mieux,  elle  perd  un  caractère,  un 
exemple,  un  HOMME  enfin,  et,  dans  le  temps  où  nous  sommes,  c'est 
beaucoup  perdre.  Ary  Scheffer,  au  milieu  de  toutes  ces  décadences 
et  de  cet  abaissement,  était  resté  un  conseil  pour  beaucoup,  un 
exemple  pour  quelques-uns.  Son  bon  sens,  son  esprit,  sa  fidélité 
à  toute  épreuve,  sa  générosité  sans  bornes,  et  la  ferme  espérance 
de  retrouver  un  jour  les  libertés  qui  nous  seront,  rendues,  l'en- 
touraient, ce  n'est  pas  trop  dire,  d'une  espèce  d'auréole.  11  avait 
beaucoup  d'autorité  dans  son  langage  et  les  plus  haut  placés  dans 
le  monde  de  la  politique  et  des  beaux-arts  l' écoutaient  avec  les 
plus  sympathiques  déférences.  Et  ce  qui  ajoutait  à  cette  autorité 
suprême  une  grâce  de  plus,  c'était  la  simplicité  de  l'homme,  sa 
vie  à  part,  son  labeur  de  tous  les  jours,  son  profond  mépris  pour 
toutes  ces  vanités  misérables  qui  arrêtent  tant  de  grands  artistes 
dans  leur  carrière.  Il  n'était  pas  de  l'Académie,  elle  tenait  aux 
honneurs  qu'il  n'avait  jamais  rêvés.  Après  les  fatales  journées  du 
mois  de  juin  1848,  où  il  avait  déployé  tant  de  courage  et  d'hu- 
manité, brave  au  feu  comme  un  vieux  capitaine,  et,  plus  tard, 
ramassant  les  vaincus,  pansant  les  blessés,  charitable  à  tous,  le 
général  Cavaignac  envoyait  au  commandant  Ary  Scheffer  la  croix 
de  commandeur  delà  Légion  d'honneur.  Ary  Scheffer  demanda  au 
général  la  permission  de  ne  pas  accepter  un  honneur  qui  lui  eût 
rappelé  trop  souvent  la  misère  de  nos  guerres  civiles.  Le  général 
Cavaignac  était  digue  d'écouter  cette  excuse,  et  il  fil  enregistrer 
le  refus  d'An  Schetlèr  dans  le  Moniteur  universel. 

Ary  Scheffer  est  le  fils  d'un  peintre  hollandais,  plein  d'amour 


3^2  PORTRAITS  ET  CARACTÈRES  CONTEMPORAINS 

pour  son  art;  mais  l'art  était  ingrat,  et  n'obéissait  pas  aux  volontés 
de  ce  brave  homme.  Il  mourut  en  1810,  laissant  trois  enfants  et 
leur  mère,  avec  la  fortune  d'un  peintre  sans  nom.  Heureusement 
que  la  mère  était  courageuse  et  forte,  et  toute  semblable  à  la 
mère  des  Gracques.  C'était  une  femme  austère,  une  volonté  iné- 
branlable. Ary  Scheffer,  quand  sa  mère  mourut  au  mois  de  jan- 
vier 1839,  comme  il  voulait  immortaliser  cette  mémoire  honorée, 
fît  de  sa  mère  une  statue  en  marbre  et  de  grandeur  naturelle.  La 
vieille  dame  était  couchée  en  ses  habits  de  deuil,  ses  deux  mains 
étaient  jointes  sur  sa  poitrine,  son  visage  était  rempli  de  pensées 
tendres  et  fortes. 

Elle  n'était  pas  morte,  elle  était  endormie.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
calme  et  de  plus  grave  que  ce  marbre  ;  on  dirait  que  le  souffle  de 
Michel-Ange  circule  a  travers  ces  veines  transparentes.  Quel  grand 
sculpteur  eût  été  Ary  Scheffer!  Et,  quand  son  marbre  fut  achevé, 
il  le  déposa  pieusement  dans  un  coin  de  son  atelier,  sur  un  lit 
tendu  de  vert,  qui  est  la  couleur  de  l'espérance.  Un  épais  rideau 
cachait  la  grave  statue  à  tous  les  yeux  profanes;  Ary  Scheffer  ne 
la  montrait  qu'à  ses  amis  les  plus  intimes;  mais,  tous  les  jours, 
quand  il  était  seul,  il  s'agenouillait  devant  sa  mère,  et  baisait  ses 
belles  mains. 

Cette  image  de  sa  mère,  il  Ta  reproduite  aussi  dans  un  tableau 
célèbre,  le  portrait  de  sainte  Monique,  au  moment  où  la  mère 
d'Augustin,  tenant  la  main  de  son  fils,  contemple  avec  lui  le  ciel 
toute  remplie  des  inspirations  divines.  Que  cette  mère  est  belle  et 
touchante  !  et  que  d'inspiration  dans  son  regard  !  Sa  Majesté  la 
reine  des  Français,  la  première  fois  qu'elle  vit  dans  l'atelier  d'Ary 
Scheffer  cette  sainte  Monique  :  «  Ah  !  lui  dit-elle,  je  vous 
remercie,  Ary;  ce  tableau,  je  l'emporte,  il  est  à  moi,  il  ne  me 
quittera  plus...  »  En  effet,  ce  tableau  de  sainte  Monique,  il  est 
encore,  au  chevet  de  la  reine  des  Français,  une  des  consolations 
de  son  exil. 

Cependant,  les  trois   frères,  dans  cette  grande  ville  de  Paris, 


ARY   SCHEFFER  333 


serrés  autour  de  leur  mère,  et  doucement  abrités  à  ces  douces  et 
sérieuses  tendresses,  travaillèrent  avec  ardeur,  cherchant  la  voie, 
et  sûrs  de  la  trouver  à  force  de  zèle  et  de  talent.  Ary  était  l'aîné, 
il  donnait  l'exemple;  il  envoya  au  salon  de  1812  un  tableau  clas- 
sique, Abel  et  Thirza  priant  sur  le  seuil  de  leur  cabane.  Ce  n'était 
pas  un  peintre  encore,  c'était  déjà  un  penseur  ;  il  était  moins 
préoccupé  de  la  forme  que  de  l'idée.  Il  regardait  déjà  la  peinture 
comme  un  enseignement,  et  il  souriait,  en  songeant  à  tant  de  bons 
peintres  hollandais  naïfs,  passionnés  de  la  forme  et  delà  couleur, 
qui  se  sont  contentés  de  peindre  une  femme,  une  auberge,  une 
cabane,  une  kermesse,  un  chat  qui  guette  une  souris,  une  ser- 
vante, un  balai,  un  chaudron.  Jamais  peintre  hollandais  ne  fui 
moins  Hollandais  que  ce  jeune  homme.  Il  lisait  Plutarquc  avant 
de  peindre,  et,  dans  cette  lecture  héroïque,  il  puisait  l'enthou- 
siasme et  l'admiration  pour  les  grands  hommes  et  pour  les  grandes 
actions  de  l'humanité.  Ainsi,  toutes  ses  toiles  étaient  des  chapitres 
d'histoire.  Ici,  Socrate  défendait  Alcibiade;  là,  saint  Louis  suc- 
combait sous  les  atteintes  de  la  peste.  Plus  loin,  les  Bourgeois  de 
Calais  se  livrent  à  la  colère  d'Edouard  111;  Gaston  de  Foix  est 
pleuré  par  Boyard  et  Lautrec,  sur  le  champ  de  bataille  de  Ra- 
vennes.  Ainsi,  par  le  choix  même  du  sujet  de  ses  tableaux,  ce 
jeune  homme  forçait  l'estime  et  l'attention  du  public.  Le  public 
le  proclamait  une  intelligence,  un  sérieux  artiste,  bien  avant  qu'il 
eût  atteint  au  premier  rang  des  grands  artistes.  La  popularité  lui 
venait  avant  qu'il  eût  touché  à  la  gloire.  Déjà,  cependant,  on 
admirait  beaucoup  la  belle  salle  du  conseil  d'État,  où  Charlemagne 
présente  les  Capitulaires  à  rassemblée  des  Franks.  Les  Femmes 
souliotes,  les  Derniers  Défenseurs  de  Missolonghi  et  la  Bataille  de 
Tolbiac  représentent  la  première  partie  et  la  première  manière  du 
talent  d'Ary  Schefle-r.  N'eût-il  laissé  que  cela,  il  laisserait  encore 
le  souvenir  d'un  grand  esprit  et  d'un  noble  cœur. 

Ajoutons  qu'il  avait  déjà  obtenu  tous  les  respects  qui  sont  dus 
aux  âmes  croyantes.   A  vingl  ans,   pas  un»'  douleur  ne  lui  êtail 


324       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

étrangère,  et  nous  lui  avons  vu  prendre  sa  part  de  tous  les  sup- 
plices, de  toutes  les  ruines,  de  tous  les  exils  de  son  temps.  La 
mort  des  quatre  sergents  de  la  Rochelle  est  restée  une  date  funèbre 
dans  l'âme  et  dans  l'esprit  d'Ary  Scheffer.  Il  porta  publiquement 
le  deuil  du  général  Berton  ;  il  appartenait  vaillamment  à  la  jeunesse 
héroïque  des  jours  de  la  Restauration;  il  faisait  cortège  à  Manuel 
arraché  à  la  tribune  nationale  ;  il  était  assis  à  côté  de  Béranger 
défendu  par  H.  Dupin. 

Il  était  surtout  où  il  fallait  être  alors,  quand  on  était  un  homme 
de  cœur,  et  lorsque,  enfin,  la  révolution  de  1830  eut  mis  tous  les 
jeunes  gens  à  leur  place,  Ary  Scheffer  adopta  un  des  premiers  le 
roi  sorti  des  barricades. 

Ainsi  la  maison  de  M.  le  duc  d'Orléans  lui  fut  ouverte,  comme 
elle  était  ouverte  à  M.  Casimir  Delavigne,  et  l'un  et  l'autre,  ils 
virent  grandir  ces  nobles  enfants,  qui  donnaient  tant  d'espérances, 
fière  jeunesse  entourée  des  soins  les  plus  tendres  et  des  leçons  les 
plus  sérieuses.  Les  uns  et  les  autres,  ils  aimaient  Ary  Scheffer 
comme  un  frère  aîné,  plein  de  conseils,  d'indulgence  et  de  bons 
exemples.  Ils  1" entouraient  de  leurs  joies  enfantines  et  de  leurs 
questions  empressées.  Surtout  un  de  ces  enfants,  merveilleuse- 
ment douée  de  l'inspiration  qui  fait  les  grands  artistes,  une 
ièle  pur  Dieu  touchée,  entendant  Ary  Scheffer  qui  parlait  si  bien 
de  Titien,  de  Raphaël,  de  Michel-Ange,  et  qui  savait  si  bien 
démontrer  les  beautés  enfouies  dans  nos  Musées,  ici  la  peinture, 
et  plus  bas  la  statuaire,  elle  se  prit,  cette  enfant,  d'une  véritable 
passion  pour  les  chefs-d'œuvre,  et  elle  voulut  que  Scheffer  lui 
apprît  à  tenir  un  crayon,  et,  plus  tard,  à  se  servir  de  la  brosse  du 
peintre  et  de  l'ébauchoir  du  sculpteur.  Cette  enfant,  qui  n'avait  pas 
s<>n  égale,  n'était  rien  de  moins  que  la  princesse  Marie  d'Orléans, 
l'auteur  de  la  Jeanne  d'Arc,  un  des  plus  précieux  ornements  du 
Musée  de  Versailles,  la  seule  Jeanne  d'Arc,  héroïne  et  femme  à  la 
fois,  que  la  France  ait  acceptée  et  reconnue.  Ah!  quand  elle 
mourut  si  jeune,  entourée  au  degré  suprême  d'admiration  et  de 


ARY   SCHEFFER  325 


respects,  cette  tille  des  rois,  ce  sculpteur  de  génie,  et  cette  sœur 
de  tous  les  artistes,  Ary  Scheffer  éprouva  une  des  plus  vives 
douleurs  de  sa  vie;  il  comprit  que  désormais  il  ne  serait  jamais 
consolé. 

Ce  fut  à  cette  époque  de  1830,  et  dans  ces  luttes  mémorables  où 
la  peinture  moderne  éclate  à  la  façon  du  soleil  qui  déchire  le  nuage, 
que  Ary  Scheffer  montra  enfin  qu'il  était  un  grand  peintre  en 
même  temps  qu'un  grand  penseur.  En  devenant  un  homme,  il 
s'était  nourri  virilement  ;  il  avait  interrogé  la  Bible,  il  avait  étudié 
Dante,  et  Gœthe,  et  Byron.  Il  savait  l'Évangile  par  cœur,  et,  de 
tous  ces  miracles,  il  a  tiré  les  chefs-d'œuvre  que  voici  :  la  Frun- 
cesca  de  Rimini;  la  Médora,  de  Byron  ;  le  Faust,  la  Marguerite, 
la  Mignon,  le  Roi  de  Thulé,  de  Gœthe.  Il  prit  à  Schiller  Eberhard 
le  Larmoyeur.  A  ces  révélations,  la  foule  attentive  et  charmée  arri- 
vait, contemplant  cet  art  nouveau,  cherchant  l'idée  à  travers  la 
forme,  et  contente  de  cet  aimable  contentement  que  donne  une 
chose  inspirée  et  bien  faite.  La  Marguerite  au  sortir  de  V église 
fut  l'amour  de  Paris  pendant  toute  une  année  : 

Tout  Paris  pour  la  voir  eut  les  yeux  de  Chimènc. 

Les  deux  Mignon  devinrent  l'ornement  le  plus  pieux  de  la  galerie 
naissante  de  M.  le  duc  d'Orléans,  et,  quand  le  jeune  prince  écrivit 
t-on  testament  précoce,  comme  s'il  eût  pressenti  que  la  mort  était 
proche  et  qu'il  n'avait  pas  le  temps  d'attendre,  il  laissa  à  M.  le 
comte  Mole,  qui  avait  fait  son  mariage,  ces  deux  tableaux  de  son 
ami  Ary  Scheffer. 

La  révolution  de  1848  trouva  Ary  Scheffer  plein  de  tristesse, 
mais  plein  de  confiance.  Il  regrettait,  il  pleurait  cette  famille 
royale  emportée  dans  la  tempête;  mais  il  aimait  la  liberté  sous 
toutes  ses  faces,  et  il  disait  qu'elle  ne  peut  pas  mourir.  Plus  que 
jamais  il  rentra  dans  son  atelier,  appelant  le  travail  à  son  aide,  et 
il  vécut  renfermé  dans  cette  maison  de  la  rue  Chaptal,  où  il  ramas- 
sait pieusement  toutes  les  épaves  de  la  révolution  de  1848.  C'est 


3-26       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

là  que  nous  avons  revu  la  Françoise  de  Rimini,  ce  sourire  mêlé 
de  sanglots,  ces  deux  amours  qui  voltigent  sur  l'abîme.  Nous 
avons  vu  les  fragments  de  l'atelier  de  la  princesse  Marie  :  ébauches, 
bas-reliefs,  statuettes,  et  les  deux  anges  qu'elle  avait  composés 
pour  le  tombeau  de  son  frère,  descendu  dans  la  tombe  avant  elle. 
Ary  Scheffer,  dans  cette  dernière  période  de  sa  vie  et  de  son  talent, 
a  composé  le  Christ  au  milieu  des  enfants,  le  Christ  sur  la 
montagne  des  Oliviers,  le  Christ  et  les  Saintes  Femmes,  le  Christ 
libérateur  au  milieu  de  ces  chaînes  brisées,  de  ces  esclaves  qui 
prient,  et  de  ces  mères  au  désespoir.  En  ce  moment,  la  croyance 
avait  remplacé  toutes  les  illusions  du  grand  artiste,  et,  de  tous 
les  poëmes  qu'il  avait  aimés,  il  ne  croyait  plus  qu'à  l'Évangile,  le 
poëme  éternel. 

Il  avait  une  autre  occupation  qui  lui  était  chère  ;  il  se  plaisait 
à  faire  le  portrait  des  gens  qu'il  aimait  et  qu'il  honorait  le  plus. 
Les  enfants  qui  jouaient  autour  de  lui,  les  vieillards  honnêtes 
gens,  les  braves  jeunes  femmes  qu'il  aimait  à  voir,  et  dont  le 
sourire  lui  plaisait,  les  poètes  généreux,  les  écrivains  qui  savaient 
écrire  et  se  respecter  eux-mêmes  dans  leurs  écrits,  étaient  les 
seuls  modèles  acceptés  et  choisis  par  Ary  Scheffer.  Un  homme 
d'argent,  enrichi  de  la  veille,  lui  offrait  naguère  une  somme 
énorme  pour  qu'il  fît  son  portrait.  «  Je  n'ai  pas  le  temps,  »  répondit 
le  peintre;  et  le  modèle  éconduit  en  est  encore  à  s'expliquer  d'où 
lui  vint  ce  refus.  En  revanche,  Scheffer  a  fait  un  admirable  por- 
trait de  Déranger,  de  Dupont  (de  l'Eure),  du  prince  de  Joinville, 
d'Henri  Martin  l'historien,  du  jeune  Ratisbonne,  un  poëte.  un 
très-beau  portrait  du  général  Cavaignac,  qui  lui  avait  pardonné  le 
refus  de  la  croix  de  commandeur.  Il  aimait  la  musique,  il  aimait 
tous  les  arts,  et  l'on  voyait  encore  dans  son  atelier  la  tête  de 
Liszt,  et  l'image  intelligente  de  madame  Viardot,  son  amie.  Il 
l'aimait  d'une  tendresse  paternelle,  et  bien  souvent  elle  calmait, 
en  chantant,  cet  esprit  laborieux,  ce  cœur  agité,  cette  âme 
inquiète.  Il  laisse  aussi  un  très-beau  portrait  de  M.  Villemain, 


ÀRY  SCHEFFER  327 


récemment  gravé  par  M.  Gérard,  et  cette  image  est  si  fine  et  si 
vraie,  avec  tant  de  malice  au  regard,  et  d'intelligence  au  sourire, 
que  M.  Villemain  en  se  contemplant  lui  même  :  «  Ah  !  disait-il,  je 
suis  bien  laid  ;  mais  si  j'avais  été  seulement  comme  Ary  m'a  vu  et 
m'a  fait!  » 

Au  commencement  de  ce  printemps,  il  fut  appelé  à  Claremont 
chez  la  reine  des  Français,  parce  que  la  reine  voulait  le  voir,  et 
parce  que  M.  le  duc  d'Aumale  lui  voulait  commander  le  portrait  de 
la  reine.  Il  était  déjà  bien  souffrant  du  mal  qui  devait  l'emporter; 
mais,  en  retrouvant  cette  famille  qu'il  avait  tant  aimée,  on  eût 
dit  qu'il  se  sentait  revivre.  Il  se  mit  à  l'œuvre  à  l'instant  même, 
et  ce  portrait  d'une  reine,  entourée  des  respects  unanimes  et  de 
l'admiration  universelle  ,  est  peut-être  le  chef-d'œuvre  d'Ary 
Scheffer.  Sa  Majesté  est  assise  dans  un  grand  fauteuil,  elle  porte 
encore  le  deuil  des  reines,  son  deuil  éternel.  Son  front  est  couvert 
d'un  bandeau  noir  ;  de  chaque  côté  de  cette  tête  austère  et  rési- 
gnée, s'échappent  en  bandeaux  épais  ses  cheveux  blonds  et  fins 
comme  la  soie.  On  voudrait  peindre  le  recueillement,  l'espérance, 
la  foi,  la  charité,  le  pardon  des  injures,  et  toutes  les  clémences 
réunies,  on  ne  leur  donnerait  pas  une  autre  attitude.  D'une  man- 
chette en  toile  unie  et  toute  simple,  sortent  les  deux  belles  mains 
de  la  reine  ;  elle  tient  un  livre  d'Heures  sur  ses  genoux.  Elle  pense, 
elle  espère,  elle  attend.  L'image  est  vivante,  on  regarde,  on  s'in- 
cline. Il  n'y  a  pas  dans  toute  l'Europe  un  homme  assez  mal  élevé, 
pour  ne  pas  se  découvrir  à  l'aspect  de  ce  portrait.  Quand  son 
œuvre  fut  achevée,  Ary  SchetTcr  revint  en  France,  en  promettant 
à  madame  la  duchesse  de  Nemours  de  lui  faire  lui-même  une 
copie  du  portrait  de  la  reine.  Hélas  !  dans  l'intervalle,  madame  la 
duchesse  de  Nemours  est  morte,  et  le  peintre  est  mort  aussi. 

Il  revint  de  Londres  très-content  de  son  voyage,  et  cependant, 
plein  de  lassitude.  Évidemment,  cet  homme  qui  ne  s'est  jamais 
reposé,  avait  besoin  de  repos,  et  madame  Marjolin,  sa  digne  fille, 
sa  fille  unique,  qui  était  aussi  son  camarade  et  son  compagnon, 


328       PORTRAIT?  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

car,  elle  et  Lui,  ils  étaient  inséparables,  avait  loué,  pour  cet  été,  une 
humble  maison  dans  le  village  d'Argenteuil.  Là,  on  espérait  que  le 
repos,  l'ombrage,  les  douces  causeries,  la  solitude  et  le  silence,  et 
les  gaietés  de  son  fils  adoptif,  un  fils  orphelin  de  son  frère  Arnold, 
un  des  bons  écrivains  du  National,  rendraient  quelques  forces  à  ce 
brave  et  digne  artiste.  Il  fut  obéissant;  il  se  laissa  conduire.  Il 
savait  que  sa  maladie  était  mortelle  :  mais  il  ne  voulait  pas  en 
affliger  sa  fille,  son  gendre,  son  frère  et  ses  amis.  Ainsi  il  vivait, 
quand,  tout  d'un  coup,  retentit  cette  grande  nouvelle  :  madame  la 
duchesse  d'Orléans  est  morte!  A  cette  nouvelle  affreuse,  pour  lui 
surtout,  rien  ne  put  le  retenir;  il  partit,  il  apportait  à  cette  famille 
au  désespoir  des  consolations  que,  lui-même,  il  n'avait  pas,  et, 
quand  il  eut  bien  pleuré  là-bas,  il  revint  dans  la  petite  maison 
d'Argenteuil.  Là,  il  est  mort  tout  d'un  coup,  sans  se  plaindre,  en 
bénissant  sa  fille,  qu'il  appelait.  Il  expira  à  onze  heures  du  soir,  le 
16  juin  1858,  plein  de  vie  encore  et  de  force  ;  on  voyait  que  cette 
belle  intelligence  avait  peine  à  quitter  ce  monde,  où  la  retenaient 
encore  tant  d'amitiés  et  de  tendresses.  Peu  de  gens  étaient  autour 
de  son  lit  de  mort,  mais  que  de  larmes,  que  de  plaintes,  que  de 
sanglots  !  quelle  pitié  profonde ,  et  quels  regrets  pour  tant  de 
qualités  de  l'esprit,  pour  tant  de  vertus  du  cœur  ! 

Le  bruit  de  sa  mort,  le  bruit  de  ce  cœur  brisé  se  répandit  dans 
la  ville,  et,  depuis  la  mort  de  Béranger,  nous  n'avons  pas  été 
témoin  d'une  pareille  impression.  Ary  Scheffer  est  mort  !  à  cette 
nouvelle,  on  s'arrêtait  et  on  pleurait.  En  même  temps,  chacun 
voulait  savoir  l'heure  et  le  jour  des  honneurs  funèbres,  chacun  se 
promettait  de  s'y  rendre  et  d'accompagner  au  tombeau  ce  modèle 
accompli  de  constance  dans  ses  opinions,  de  loyauté  dans  sa  con- 
duite, de  fidélité  dans  ses  amitiés,  de  courage  et  de  zèle  en  tous 
ses  labeurs. 

Lui,  cependant,  il  avait  prévu  ce  concours,  cette  foub\  ces 
funérailles  splendides;  et,  comme  il  voulait  que  sa  mort  fut  aussi 
modeste  qu'avait  été  sa  vie,  il  avait  défendu  toute  espèce  d'appa- 


ARY   SCHEFFER  329 


reil,  d'avertissement,  d'invitation.  C'est  ainsi  que,  de  la  petite  mai- 
son d'Argenteuil,  et  de  très-bonne  heure,  nous  l'avons  conduit  au 
cimetière  voisin,  au  cimetière  Montmartre,  au  tombeau  de  sa 
mère,  où  il  repose  à  côté  de  Manin,  son  plus  célèbre  ami,  et  de 
mademoiselle  Emilie  Manin,  morte  quelques  jours  avant  son  père. 
En  effet,  Ary  Scheffer  avait  offert  à  ces  deux  exilés,  le  père  et  la 
lille, l'hospitalité  de  son  propre  tombeau  en  attendant  que  l'Italie  eût 
rendu  à  ce  père  de  la  patrie  italienne,  les  honneurs  qui  lui  sont  dus. 

Non  loin  d'Ary  Scheffer  repose  aussi  son  ami,  Augustin  Thierry; 
Augustin  Thierry,  Ary  Scheffer,  des  hommes  de  la  môme  école,  et 
des  amis  de  la  même  trempe.  Il  serait  facile  d'écrire,  abondamment, 
le  parallèle  de  celui-ci  avec  celui-là;  mais  à  quoi  bon  ces  jeux  fri- 
voles sur  un  tombeau? 

La  célèbre  tragédienne  Adélaïde  Ristori  avait  été  la  dernière 
adoption  d'Ary  Scheffer.  Il  avait  poussé  la  bonté  jusqu'à  dessiner 
pour  elle  tous  ses  costumes.  Il  l'aimait  en  souvenir  de  l'Italie,  et 
il  aimait  l'Italie  à  ce  point,  qu'il  avait  blâmé  publiquement  ma- 
dame George  Sand,  pour  en  avoir  parlé  sans  pitié  et  sans  respect, 
dans  un  assez  mauvais  roman.  A  l'Italie  il  avait  emprunté  sa 
Béatrice,  un  de  ses  derniers  tableaux,  et,  quand  il  eut  vu  madame 
Ristori  dans  son  rôle  de  Myrrha,  il  résolut  de  faire  encore  cette 
image  vivante  de  la  commune  patrie.  Ainsi  il  entreprit  ce  portrait, 
de  sa  main  ferme  encore.  Le  portrait  reste  inachevé,  mais  la  tôle 
existe,  splendide  et  superbe,  et,  désormais,  madame  Ristori  ne 
peut  pas  mourir. 

La  dernière  œuvre  d'Ary  Scheffer  et  sa  dernière  pensée,  on  les 
retrouvera  dans  une  toile  infinie,  et  tout  empreinte  de  ce  sérieux 
génie,  une  toile  où  le  grand  peintre  s'est  proposé  de  représenter 
les  douleurs  de  la  terre.  Il  est  là  tout  entier,  il  est  là  dans  sa  vie 
et  dans  sa  mort  ;  il  est  là  dans  ses  larmes,  dans  ses  joies  et  dans 
ses  douleurs.  Son  œuvre  entière  est  renfermée  dans  ce  cadre  éner- 
gique, où  la  poésie  et  la  réalité  se  mêlent  et  se  confondent,  empor- 
tées d'une  même  ardeur  dans  l'infini.  Certes,  jn  voudrais  dire  un 


330       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

grand  écrivain,  pour  vous  décrire  ici  ce  magnifique  tableau  :  en 
voici  cependant  le  sujet  : 

Sur  la  terre  où  tout  souffre,  où  tout  meurt,  les  héros,  les  mar- 
tyrs, les  amours  brisés,  dans  la  morne  attitude  de  répouvante  et 
de  la  douleur,  ils  sont  là  tous,  les  hommes  et  les  femmes  qui  ont 
souffert  pour  les  grandes  causes  de  la  religion,  de  la  liberté,  de  la 
patrie.  Us  meurent,  ils  sont  morts.  Le  bûcher,  la  prison,  la  roue, 
le  gibet  et  l'exil  ont  accompli  leur  tâche  horrible.  A  la  fin,  les 
voilà  silencieux,  et,  peu  à  peu,  les  voilà  qui  montent,  qui  montent 
là-haut  vers  le  ciel,  où  Dieu  les  appelle,  et  plus  ils  se  rapprochent 
des  clartés  divines,  plus  ils  s'éloignent  des  larmes  d'ici-bas,  plus 
leur  âme  consolée  et  leur  visage  rasséréné  respirent  une  con- 
fiance, une  espérance,  une  foi  sans  limites.  Vainqueurs  du  meurtre 
et  vainqueurs  de  l'esclavage,  ils  s'envolent  dans  cet  espace  éclairé 
de  tous  les  rayons  qui  descendent  de  la  tête  de  Jésus-Christ. 
Élégie  et  cantique,  hymne  et  prière;  ici,  tout  ce  qui  tremble,  et. 
là-haut,  tous  les  chants  de  la  victoire  éternelle;  le  voilà  ce  tableau, 
sa  prière,  et  voilà  votre  dernière  lutte  ici-bas,  et  ta  dernier** 
victoire,  Ary  Scheffer  1 


M  A  DAME     DESBORDES-  V  A  L  M  0  B  E 


Madame  Desbordes-Valmore  était  un  vrai  poète,  une  âme  hon- 
nête et  clémente,  un  noble  cœur!  Elle  a  vécu  longtemps,  dans 
Paris  même,  écoutant  rêveuse  tous  les  bruits  poétiques,  et  puis, 
sentant  sa  fin  prochaine,  elle  a  voulu  mourir  dans  sa  ville  natale. 


MADAME   DESBORDES-VALMORE  ;i;;i 


à  Douai,  où  elle  vint  au  monde  en  1787.  Elle-même,  elle  écrivait 
à  son  vrai  protecteur,  à  celui  qui  l'a  toujours  annoncée  et  pro- 
clamée, à  M.  Sainte-Beuve,  les  commencements  de  sa  vie,  aux 
bords  de  la  Scarpe,  un  de  ses  doux  souvenirs  : 

«  Mon  père  avait  pour  moi  une  grande  tendresse,  j'étais  son 
seul  enfant  blond  ;  or,  ma  mère  était  blonde,  et  belle  comme  une 
Vierge;  on  espérait  que  je  lui  ressemblerais  tout  à  fait...  Je  lui 
ressemble  un  peu...  Et,  si  l'on  m'a  aimée,  ce  n'était  pas  pour  ma 
grande  beauté. 

»  Mon  père  était  peintre  en  armoiries;  il  peignait  des  équi- 
pages et  des  ornements  d'église.  Il  habitait  une  maison  voisine 
du  cimetière  de  l'humble  paroisse  de  Notre-Dame  à  Douai.  Elle 
était  si  grande  à  mes  yeux  de  sept  ans!  Plus  tard,  je  l'ai  revue, 
et  c'est  une  des  plus  pauvres  maisons  de  la  ville  ;  elle  est  pourtant 
ce  que  j'admire  encore  le  plus  au  inonde  en  ce  beau  temps  pleuré. 
Là,  nous  habitions  dans  la  paix  et  dans  le  bonheur  que  je  n'ai  pas 
retrouvés  depuis.  — Un  jour  vint  où  mon  père  n'eut  plus  à  peindre 
d'équipages  et  d'armoiries  ;  alors  vint  la  misère,  et  je  venais 
d'avoir  quatre  ans  ! 

»  Les  grands-oncles  démon  père,  exilés  en  Hollande  à  la  révo- 
cation de  l'édit  de  Nantes,  offrirent  à  ma  famille  leur  immense 
succession  si  l'on  nous  voulait  rendre  à  la  religion  protestante.  Ces 
deux  oncles  étaient  centenaires;  ils  vivaient  dans  le  célibat  à 
Amsterdam,  où  ils  avaient  fondé  une  librairie,  et  je  possède  encore 
des  livres  publiés  par  eux. 

»  On  (it  donc  une  assemblée  à  la  maison;  ma  mère  pleura 
beaucoup;  mon  père  était  indécis  et  nous  embrassait.  A  la  lin, 
la  succession  fut  refusée;  on  eut  peur  de  vendre  notre  âme. 
et  nous  restâmes  dans  une  misère  qui  grandissait  chaque  jour... 
jusqu'au  déchirement  intérieur.  Voilà  d'où  me  sont  venues  mes 
premières  tristesses,  c'est  ainsi  que  mon  caractère  a  commencé!  « 
Quel  touchant  récit!  qu'il  est  loin  de  la  biographie  emphatique 
ns^ise  sur  un  piédestal,  et  comme  on  ysenl  la  vérité1  Puis,  comme 


332       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

la  ruine  allait  grandissant  toujours,  il  avint  que  cette  mère  au 
désespoir  se  souvint  d'une  cousine  d'Amérique!  La  cousine  était 
riche  ;  elle-  écrivait  de  bonnes  paroles,  elle  recevra  sa  parente  à 
bras  ouverts...  «  De  ses  quatre  enfants  à  qui  ce  voyage  faisait 
peur,  ma  mère  n'emmena  que  moi  !  r  Ainsi  les  voilà  parties,  et 
ne  demandez  pas  si  le  voyage  fut  long  et  difficile.  A  la  fin,  terre! 
et  terre  !  Elle  sont  au  port...  la  fortune  est  là...  Il  n'y  avait  que 
ravage  et  dévastation  :  les  nègres  avaient  tout  brûlé;  ils  avaient 
tué  le  cousin,  ils  avaient  ajouté  le  pillage  à  l'incendie,  et,  pour 
mettre  le  comble  à  ces  misères,  sévissait  la  fièvre  jaune...  «  Elle 
emporta  ma  mère  à  quarante  ans!  Moi,  j'expirais  auprès  d'elle; 
on  m'emporta,  hors  de  cette  île  funeste  en  proie  à  la  peste  ;  et  de 
vaisseau  en  vaisseau,  je  fus  rapportée  à  mes  parents,  devenus  tout 
à  fait  pauvres!  » 

Sérieuse  et  triste  enfance!  Alors  ces  braves  gens,  qui  n'avaient 
pas  voulu  être  riches  au  prix  d'une  apostasie,  appelèrent  le  théâtre 
à  leur  aide  :  «  On  m'apprit  à  chanter,  —  je  tâchai  de  sourire,  et 
vraiment  je  ne  fus  supportable  que  dans  les  rôles  de  mélancolie  et 
de  passion  !  »  En  ces  deux  mots,  l'aimable  poëte  a  dit  toute  sa  vie. 
Elle  était  elle-même  une  élégie  !  Elle  apporta  dans  ces  doux 
poèmes  mêlés  de  feux  et  de  larmes  que  rien  n'apaise  et  que  rien 
ne  rassasie  (1),  tous  les  instincts  sympathiques  d'une  tristesse 
éloquente;  elle  obéit  à  des  passions  claires,  vigilantes,  désolées; 
elle  a  dit,  avec  une  grâce  et  une  douleur  ineffables,  et  en  parlant 
d'elle-même  : 

Ali  :  je  suis  une  faible  femme. 
Je  n'ai  su  qu'aimer  et  souffrir  : 
.Ma  pauvre  lyre,  c"esl  mon  âme  . 

Elle  s'est  heurtée  à  tous  les  détours  du  sentier,  elle  s'est  déchi- 
rée à  toutes  les  épines;  à  seize  ans,  sociétaire  du  théâtre  Feydeau 

(I)  Née  laerymis  crudelis  amor,  tue  gramina  rivis. 

Née  cytiso  salurautur  apes.  nec  fronde  capellœ. 


MADAME   DESBORDES-VALMORE  333 

et  bien  disante,  elle  gagnait  à  peine  quatre-vingts  francs  par 
mois,  et  jugez  de  l'extrême  indigence!  Elle  a  commencé  comme 
a  commencé  sa  glorieuse  contemporaine  madame  Dorval;  elle  était 
aussi  pauvre,  elle  obéissait  aux  mêmes  songes,  elle  rêvait  les 
mêmes  destinées...  Comme  elle  ne  pouvait  pas  vivre  à  Paris,  elle 
obéit  à  son  père,  qui  lui  fit  chanter  l'opéra-comique  en  province. 
Hou  !  la  province  !  elle  est  bien  étrangère  à  ces  natures  délicates  ! 
elle  ne  sait  rien  de  ces  souffrances  inconnues!  elle  ne  va  pas  songer 
que  cette  enfant  qui  chante  en  tremblant  les  gaietés  de  Grétry  ou 
les  drames  deDalayrac  est  peut-être  un  vrai  poëte.  Enfin  la  poésie, 
à  quoi  bon?  Chantez,  jouez,  pleurez,  ma  mie,  et  soyez  une  comé- 
dienne, on  ne  vous  demande  que  cela. 

Puis  vinrent  les  passions...  Quoi!  déjà?  quoi!  si  jeune?  Une 
passion,  une  seule,  un  seul  amour,  mais  si  profond,  si  douloureux,    -■ 
si  fidèle,  un  acre  enivrement,  un  amour  qu'il  faut  suivre  à  travers 
tant  d'obstacles  et  par  tant  de  sentiers  difficiles;  à  vingt  ans,  et 
déjà  tant  de  regrets  pour  les  heures  d'autrefois  : 

Alors  que,  dans  l'orgueil  des  amantes  aimées, 
Je  confiais  mou  âme  aux  cordes  animées  ! 

Sapho,  elle-même,  n'a  pas  été  plus  malheureuse;  elle  n'a  pas 
obéi  plus  cruellement  au  feu  intérieur...  Elle  est  morte,  et  la 
jeune  Desbordes  a  vécu,  chantant  sa  peine,  aimant  sa  peine  : 

Malheur  à  moi,  je  ne  sais  plus  lui  plaire  ! 
Je  ne  vois  plus  le  charme  de  ses  yeux; 
lia  voix  n'a  plus  l'accent  qui  vient  des  cieux 
Pour  attendrir  sa  jalouse  colère. 
Il  ne  vient  plus,  saisi  d'un  vague  effroi, 
Me  demander  des  serments  et  des  larmes; 
Il  veille  en  paix,  il  s'endort  sans  alarmes  : 
Malheur  à  moi! 

Voilà  comme  elle  était  pleurante!  En  ces  moments  de  sa  peini 
el  de  ses  Iransporls,  elle  trouvait  des  vmx  et  des  mouvements 

28. 


334  PORTRAITS    ET    CARACTERES   CONTEMPORAINS 

irrésistibles.  Écoutez,  dans  cette  âme  où  tout  se  lamente,  ces 
sanglots  et  ces  gémissements,  et  dites-nous,  parmi  les  élégiagues 
les  plus  charmants,  si  quelque  douleur  ressemble  à  cette  douleur. 
Non!  Pour  peu  que  Ton  ait  une  came  et  que  Ton  ait  encore  un 
cœur,  on  éprouve,  en  lisant  ces  plaintes  si  tendres,  une  ineffable 
sympathie  ;  on  rencontre  en  soi-même  un  écho  de  ces  douces 
idylles  écrites  sans  art,  mais  non  pas  sans  charme  et  sans  inspi- 
ration. Ces  paysages  sont  doux,  ces  lointains  sont  remplis  de 
douces  clartés,  ces  rêveries  vous  plaisent  parce  qu'elles  sont  natu- 
relles. Je  vois  l'arbre  et  j'entends  le  ruisseau;  je  suis  sûr,  à  sa 
douleur,  que  ce  pauvre  cœur  a  saigné  ;  je  reconnais  la  nue  et  le 
ciel  de  ces  complaintes,  je  vois  le  sourire  à  travers  ces  larmes, 
l'espérance  à  travers  ces  douleurs.  Poésie!  ah!  poésie!  il  n'est 
rien  qui  te  remplace  ;  il  n'est  rien  qui  te  ressemble  ;  il  n'est  pas 
d'art,  d'habileté,  de  caprice  et  de  fantaisie,  il  n'est  pas  même  de 
hasard  qui  nous  donne  un  seul  instant  l'accent,  le  port,  le  génie 
et  le  mouvement  du  vrai  poëte.  Aux  mêmes  conditions  que  M.  de 
Lamartine,  aux  mêmes  conditions,  sinon  dans  la  même  autorité, 
avec  le  même  charme  et  le  même  éclat  que  M.  de  Lamartine, 
madame  Desbordes-Valmore  était  un  poëte.  Elle  était  elle-même 
et  chantait  sans  art,  comme  l'oiseau  chante.  Elle  aimait  les  hori- 
zons modestes,  les  voix  cachées,  les  soirs,  les  beaux  soirs  ;  elle 
obtint  ce  grand  honneur  (cet  honneur  a  manqué  à  M.  Alfred  de 
Musset  lui-même),  que  M.  de  Lamartine,  attiré  par  cette  sœur 
cadette  de  son  àme,  a  lu  ses  vers,  et  qu'il  répondit  dans  sa  langu  ; 
à  cette  muse  de  sa  famille  : 

Du  poêle  c"est  le  mystère  ; 
Le  luthier  qui  crée  une  voix 
Jette  son  instrument  à  terre, 
Foule  aux  pied»,  brise  comme  verre 
L'œuvre  chantante  de  ses  doigts. 
Puis,  (tune  main  que  l'œil  inspire, 
Rajustant  >es  fragments  meurtris, 


MADAME    DESBORDES-VALMORE  335 

Réveille  le  son  et  l'admire, 
VA  trouve  une  voix  à  sa  lyre 
Plus  sonore  dans  ses  débris.  . 
Ainsi  le  cœur  n'a  de  murmures 

Que  brisé  sous  les  pieds  du  sort. 

Instrument  brisé  qui  retrouve  une  âme!  Ame  écrasée  et  qui 
devient  éloquente  à  force  de  douleur!  Ils  disent  vraiment  tout  ce 
qu'ils  veulent  dire,  à  nous  ravir,  ces  grands  poëîes;  ils  rencon- 
trent des  images  inattendues,  des  métaphores  toutes  nouvelles;  ils 
expliquent,  ils  commentent,  ils  prient,  ils  consolent.  Les  stances 
de  M.  de  Lamartine  àmadame  Desbordes-Valmore,  c'était  la  gloire  ; 
elle  y  répondit  à  sa  façon  décente  et  modeste,  en  disant  qu'elle 
n'était  pas  l'instrument  sonore,  éclatant,  que  disait  le  poëte.  Elle 
était  une  glaneuse. 

...Une  indigente  glaneuse 
Qui  d'un  peu  d'épis  oubliés 
A  paré  sa  gerbe  épineuse 
Quand  la  charité  lumineuse 
Verse  du  ble  pur  à  mes  pieds. 

C'étaient  là  ses  gloires,  ses  consolations  et  ses  espérances  !  Une 
stance  de  Lamartine,  une  page  encourageante  de  Sainte-Beuve, 
un  sourire  de  son  enfant  : 

Quand  j*ai  grondé  mon  (ils,  je  nie  cache  et  je  pleure  ! 

Elle  a,  comme  cela,  toutes  sortes  de  vers  que  l'espril  rencontre 
et  que  le  cœur  conserve.  Elle  a  publié  six  recueils  de  romances, 
d'élégies,  de  paysages,  de  rêveries,  d'harmonies,  de  prières  et  de 
larmes!  Elle  était  naissante  à  côté  de  Soumet;  M.  Soumet  déjà 
est  bien  loin  d'elle.  Elle  eut  pour  amis  tous  les  beaux  esprits  qui 
l'ont  connue;  or,  ne  l'approchait  pas  qui  voulait,  tant  elle  était 
modeste,  et  cachée,  et  tremblante,  ajoutons  éprouvée. 


336       PORTRAITS  ET  CARACTERES  CONTEMPORAINS 

Au  fond  de  ce  tableau,  cherchant  des  yeux  sa  proie, 
J'ai  vu...  je  vois  encor  s'avancer  le  malheur. 
Ii  errait  comme  une  ombre,  il  attristait  ma  joie 
Sous  les  traits  d'un  vieil  oiseleur. 

Au  premier  rang  des  esprits  qui  font  aimée,  il  faut  compter 
Frédéric  Soulié,  qui  savait  par  cœur  les  plus  beaux  vers  de 
madame  Desbordes-Valmore  ;  il  faut  compter  la  muse  éclatante, 
inspirée  et  superbe,  une  pivoine  à  côté  de  la  violette,  elle-même 
madame  de  Girardin,  qui  frôlait  de  ses  cheveux  blonds  les  cheveux 
jadis  blonds  de  sa  mère  en  poésie;  elle  l'aimait  et  la  vantait  avec 
une  grâce  toute  filiale,  et  c'était  charmant  à  voir,  cette  Muse,  à 
bon  droit  populaire,  au  milieu  du  monde  et  sur  les  hauteurs  poé- 
tiques, arriver  souriante  à  la  muse  austère,  imprévue,  innocente 
et  cachée,  et  murmurant  ses  plus  douces  prières,  comme  un  enfant 
sa  prière  du  soir  ! 

Surtout  madame  Desbordes-Valmore  eut  un  terrible  ami  qui 
avait  toute  l'allure  et  tout  l'aspect  du  mystère,  un  esprit  morose, 
une  âme  chagrine,  un  croquemitaine  appelé  Henri  Delatouche.  Il 
faisait  peur  à  tout  le  monde,  il  fit  pitié  à  madame  Desbordes-Val- 
more, et,  comme  elle  espérait  le  consoler,  elle  alla  à  lui  la  pre- 
mière, et  ce  qu'elle  avait  pressenti  se  vérifia  :  cet  homme  au 
toucher  si  rude  avait  une  âme  assez  tendre;  il  jouait  contre  lui- 
même  une  abominable  partie,  et  madame  Desbordes-Valmore  a 
très-bien  dit  de  lui  :  «  Ce  n'était  pas  un  méchant,  c'était  un  malade  !  » 
Ainsi,  d'un  mot  tout  féminin,  elle  a  sauvé,  cette  mémoire.  0 
chère  femme  éprouvée!  Elle  avait  perdu  même  une  fille,  un 
second  poëte,  une  enfant  (madame  Langlais),  qui  écrivait  comme 
sa  mère.  Et  maintenant  l'œuvre  est  accomplie,  et  maintenant 
le  dernier  pocrae  a  sonné.  La  voilà  morte;  à  peine  on  a  dit  qu'elle 
était  morte;  oublié  aujourd'hui,  ce  vrai  poëte  aura  son  jour 
C'est  la  loi  ' 

Infirmes  que  nous  sommes 

Avant  fj'ie  rien  de  nous  parvienne  aux  antres  hommes, 


MADAME    DESBORDES-VALMORE  337 


Avant  que  ces  passants,  ces  voisins,  nos  entours, 
Aient  eu  le  temps  d'aimer  nos  chants  et  nos  amours, 
Nous-mêmes  déclinons.  Comme  au  fond  de  l'espace 
Tel  soleil  voyageur  qui  scintille  el  qui  passe. 
Quand  son  premier  rayon  a  jusqu'à  nous  percé, 
El  qu'on  dit  :  Le  voilà!  s'est  peut  être  éclipsé. 


F  I  N 


TABLE   DES   MATIERES 


CRTTTQUE 


HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANÇAISE    SOIS    LA    RESTAURATION, 
PAR    M.  ALF.  NETTEMENT 

I 

Les  règnes  littéraires  proprement  dits.—  La  Restauration  n'a  point 
eu  de  littérature  à  elle.  —  Les  écrivains  de  cette  époque.  —  D'où  pro- 
cédaient les  vieux.  —  Où  tendaient  les  jeunes.  —  Ce  que  Charles  X  lit 
pour  les  lettres.  —  L'enseignement  de  la  Sorltonne .r» 


340  TABLE    DES   MATIÈRES 


II 

Le  seul  poète  royaliste  de  la  Restauration.  —  Où  il  aboutit.  —  Libé- 
ralité de  M.  Nettement  envers  ses  princes.  —  Les  gloires  pour  faire 
nombre.  —  Revendication  des  vraies  gloires 10 

III 

La  nouvelle  école  littéraire.  —  Elle  arriva  quand  la  Restauration  s'en 
allait.  —  C'est  sous  le  règne  de  Louis-Philippe  qu'elle  grandit  et  fleurit. 
—  Une  fin  et  un  commencement  ne  font  pas  un  tout.  —  Rappel  à  la 
vérité  bistorique 14 


DE    LA   LITTERATURE  FACILE,    RÉPONSE    A  M.    MSARD 
I 

Le  paladin  N'isard.  —  Les  Chérubins  du  style.  —  Faire  et  pouvoir.  — 
Qu'est-ce  que  la  littérature  facile?  —  Les  maîtres  du  genre.  —  Le  colosse 
de  Rhodes  littéraire.  —  Parenthèse  à  propos  de  Gil  Rlas.  —  M.  Nisard  à 
la  recherche  de  la  littérature  difficile.  —  Vaderclrà! 17 

II 

Bilan  de  la  littérature  facile.  —  Le  roman  :  Notre-Dame  de  Paris. 
Stello,  la  Peau  de  eharjrin,  la  Vigie  de  Koat-Yen,  les  Deux  Cadavres,  etc. 

—  Les  contes  et  les  conteurs  :  Léon  Gozlan,  Michel  Raymond,  Mérimée, 
Balzac,  etc.  —  Anathème  de  M.  Nisard  contre  les  femmes  de  lettres.  — 
George  Sand  oubliée.  —  Le  drame  moderne 25 

III 

Quel  est  le  vrai  coupable.  —  Le  moyen  d'être  lu.  —  La  Manon  Lescaut 
littéraire.  —  Nécessité  de  la  production  rapide.  —  Ync  supposition  heu- 
reusement impossible.  —  Évocation  de  la  littérature  défunte  ....     51 

IV 

Justice  distribulive  de  M.  N'isard.  —  Les  combattants  et  les  déserteurs. 

—  Erreur  du  champion  de  la  littérature  difficile.  —  Baison  de  son 
manifeste.  —  Les  gens  qu'il  tue.  —  La  province  vengée.  —  Les  choux  de 
Biron.  —  Le  cimetière  Panckoucke 39 


TABLE   DES    MATIÈRES  341 


DE    L  ESPRIT    EN    FRANCE,   A    PROPOS    DES    LETTRES    PARISIENNES 
DE    MADAME    EMILE    DE    G1RARD1N 

l 

L'esprit  de  chaque  matin.— Voltaire  cl  sa  suite.—  Diderot.  —  Piron. 
Le  café  Procope.  —  Mercier.  —  Les  chiffonniers  littéraires.  —  Le  Courrier 
de  Paris.  —  Problème  à  résoudre 46 

II 

Les  grands  et  les  petits  faits  de  la  chronique.  —  Capotes  de  salin  cl 
bonnets  à  rubans.  —  La  toilette  des  femmes  de  lettres.  —  Histoire  d'une 
musc.  —  Habent  sua  fata -i~> 

III 

Petites  révolutions.  —  M.  Scribe  et  la  lithographie.  —  Éloge  de 
M.  Paul  de  Kock.  —  M ._  de  Balzac.  —  Les  jeunes  filles  et  les  femmes  faites. 
—  Musard.  — Les  bals  de  l'Opéra  et  la  chambre  des  députés.  —  Paris  vu 
par  le  petit  bout  de  la  lorgnette .'.-.' 65 

IV 

• 
Les  neiges  d'antan.  —  Embarras  des  commentateurs  de  l'avenir.  — 

Misères  et  paradoxes.  —  Encore  les  capotes  de  satin  !  —  Le  Livre  du 
Peuple  et  les  pantoufles  de  M.  Dubois.  —  Comment  on  prononce  les 
vers  au  Théâtre-Français 71 


La  chronique  en  villégiature.  —  Le  bric-à-brac  cl  la  politique.  —  Les 
types  exceptionnels.  —  Le  courrier  de  Strasbourg.  —  L'émeute  cl  le 
faubourg  Saint-Germain.  —  Le  salon.  —  Anciennes  modes  el  modes  nou- 
velles. —  L'oiseau  de  paradis  considéré  comme  symbole.  —  Aux  pro- 
digues desprit 77 


DES    PASSIONS    DANS   LE    DRAME    MODERNE,    PAR    M.    SAINT-MARC 

eiBAHDin 

Le  cours  de  M.  Saint-Mare  Girardin.  -->  Le  professeur  el  son  auditoire. 

La  vraie  popularité.  —  Les  traditions  de  laSorbonne.  -    M.  (iui/ni 


342  TABLE    DES   MATIERES 


H.  Yillemain.  —  Ce  qui  fit  de  M.  Saint-Marc  Girardin  un  journaliste,  et. 
du  journaliste,  un  professeur.  —  De  l'amour  au  théâtre.  —  La  douleur 
physique  et  la  douleur  morale.  —  La  passion  chez  les  Grecs.  —  Invasion 
du  réalisme  dans  l'arl  moderne.  —  Théorie  du  suicide.  —  Le  stoïcisme 
antique. —  Les  douleurs  de  convention.  —  Le  monologue  d'Hamlet.  — 
La  saine  et  vraie  poésie.  —  Werther  el  les  héros  du  scepticisme  ...    84 


SOUVENIRS,   PAR   M.    VILLEMA11 

I 

L'âge  de  seigneurie.  —  Les  mémoires  contemporains.  —  Abus  de 
l'autobiographie.  —  Réserve  à  imiter  de  l'auteur  des  Souvenirs.  — 
Le  comte  de  Narbonne.  —  Madame  de  Staël.  —  César  et  Cicéroo.     100 

II 

Première  Restauration.  —  Le  20  mars.  —  Le  salon  de  madame  Lavoi- 
sier.  —  La  force  et  l'intelligence.  —  Seconde  Restauration.  —  Fouché.  — 
Talleyrand 108 

III 

Caractère  et  moralité  du  livre  de  M.  Villemain  —  Son  style.  —  État 
présent  de  la  langue  française.  —  Invasion  des  barbares.  —  Conclu- 
sion  i 116 


PORTRAITS    ET    CARACTERES    CONTEMPORAINS 

HISTOIRE    D'C^E    FAMILLE    BOURGEOISE 

I 

La  maison  du  père.  —  Les  contes  du  foyer.  —  La  messe  du  dimanche. 
—  Privilèges  et  immunités  d'un  conseiller  du  roi.  —  M.  Comboulas  — 
La  fin  du  bon  vieux  temps 128 


TABLE    DES    MATIERES  343 


II 


Los  Maffetles  et  les  Bandinelli.  —  Dame  et  demoiselle.  —  Les  grands 
événements  de  la  vie  de  Marie  Mazel.  —  La  ménagère  bourgeoise.  —  Un 
déjeuner  manqué.  —  Le  mitron.  —  La  vendange.  —  L'ange  gardien 
envolé 134 


m 


M.  Vaine.  —  L'évèque  de  Rhodez  et  le  candidat  en  théologie.  —  Infor- 
tunes amoureuses  et  politiques  de  M.  l'aîné.  —  La  bande  de  Charrié.  — 
Un  héros  malgré  lui.  —  M.  de  Caveyrac,  ou  le  gentilhomme  pour  rire.  — 
Comment  on  venait  du  Rouergue  à  Paris,  en  ce  temps-là.  —  Fin  rotu- 
rière du  chevalier.  —  Maître  Fontenilles Ui 


IV 


Les  auberts  de  M.  Bonald.  —  L'abbé  Causse.  —  Le  eorreclexir  du  col- 
lège.—  Un  dragon  de  seize  ans. —  L'historien  de  la  bourgeoisie  française. 

—  L'histoire  bataille.  —  Le  petit  Rivié.  —  Son  Altesse  madame  la  ba- 
ronne de  Lugnas.  —  Sœur  Marthe.  —  Lune  de  miel.  —  Travail  et  misère. 

—  Les  deux  voisines 152 


Déménagement.  —  Fleurs  et  parchemins.  —  Le  mcmenlo  du  roi 
Louis  XIV.  —  L'Histoire  des  Français  des  divers  étals.—  Le  rêve  et  le 
réveil 171 


M 


Le  prix  d'un  tombeau.  —  Un  préfet  peu  lettré.  —  Historien  et  poëte. 
—  Le  dernier  asile  du  philosophe.  —  Le  professeur  La  Romiguière.  — 
La  médaille  d'honneur  de  Cély 170 


ARMAND  CARREE 18:> 

LA  SORCIÈRE  DU  XIXe  SIÈCLE 191 

JOSEPH  MICRAl'D,  DE  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE *0* 


314  TABLE   LES    MATIERES 

HISTOIRE   DT>"  LIBRAIRE 

l.-J.  GRA> VILLE 

FRÉDÉRIC  SOILIË  

CASTIL  ELAZE 268 

CHARLES  DE  LACRETELLE ^ -J70 

M.   GANlfAL tfii 

GERARD    DE    IfERVAJ - 

FROMENT    MELRICE 508 

LE  CHANSONNIER  ET  VAUDEVILLISTE  BRAZIER 514 

M.    MOET r,i  g 

ARY    SCHEFFER 521 

MADAME    DESEORDES-VALMoRE 550 


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